21 février 1835
Le président du tribunal civil de Trévoux, ami
particulier de la famille et particulièrement de mon oncle, fut l’arbitre qu’il
choisit ; je donnai ma confiance à l’avoué dont j’ai parlé déjà, qui venait
de vendre son office et exerçait auprès du même tribunal comme avocat, homme
rompu aux affaires, les entendant parfaitement, mais incapable de les discuter
en public à cause d’une élocution difficile et entortillée qui faisait qu’on
comprenait avec peine les belles choses qu’il pouvait dire. Ces M.M. eurent
une 1ère conférence, j’ignore quel en fut le résultat ; dans ces entrefaites,
Alphonse se met en route de Paris, m’écrivit le jour de son arrivée à Lyon où
je me transportai pour conférer avec lui. Depuis quelque temps j’étais dans
une agitation extraordinaire, je ne dormais que très peu, je me voyais à la
veille d’une grande lutte et sans en craindre l’issue, je n’étais pas sans inquiétude
sur l’éclat qu’elle allait produire. Nous étions dans le mois de mai ; je quittai
l’hôtel où j’étais logé à Lyon avant que personne fut levée, et le jour de l’arrivée
annoncée d’Alphonse je me mis en chemin de grand matin, le courrier de la malle
qu’il devait prendre arrivant de fort bonne heure. Je suis à l’hôtel des postes,
j’apprends du courrier lui-même que le jeune homme l’avait quitté à Mâcon pour
se rendre auprès de son oncle qui habitait le bourg de Moigneneins à 3 lieues
de cette capitale de Saône et Loire. Cet incident me surpris, je veux retourner
à mon hôtel ; pour faire un tour de promenade plus long, je veux passer le pont
de Tilsitt ; en montant les 1ers escaliers à gauche qui y conduisent,
je suis saisi d’une faiblesse extrême, un nuage lumineux passe sur mes yeux,
je tombe comme une masse ; une dame cherche à me relever, elle y parvient, un
architecte dont je ne me rappelle pas le nom m’ofîe son bras pour me conduire
chez moi, j’accepte avec reconnaissance ; nous passons le pont au Change ; à
l’entrée de la place de l’Herberie [rue Chavanne], je le quitte brusquement
non sans le remercier de ses soins, et de l’air d’un homme préoccupé je poursuis
ma route vers l’église de Saint-Pierre ; une femme est à la porte qui me demande
l’aumône, je lui donne tout ce qui se trouvait dans ma bourse, plus une clef
qui ne pouvait lui servir à rien ; j’entre dans l’église et m’avance dans le
chœur ; la femme de mon perruquier m’accoste et m’engage doucement à venir chez
elle pour me reposer, me voyant en nage et dans un état d’agitation extraordinaire
; je la remercie ; une autre dame de ma connaissance à ma sortie de l’église
et qui m’y guettait, me fait la même proposition, je n’en tiens compte, poursuis
ma route et arrive sur la place des Terreaux. On faisait à ce moment les préparatifs
de la fête destinée à célébrer le baptême du duc de Bordeaux1 ; à la vue de
ces travaux je perds complètement la tête, je quitte mon chapeau, mes gants,
les mets sur un des bancs en pierre placés en face du Palais Saint-Pierre2,
et brandissant ma canne :
-Ah! m’écriais-je, s’ils l’avaient voulu, s’ils
avaient été ce qu’ils devaient être, avec quel zèle je les aurais servis ; mais
non, etc., etc.
Un attroupement se forme autour de moi ; je
m’échappe et cours à l’entrée du pont Morand ; là je veux pérorer la foule qui
s’amasse de nouveau autour de moi ; un de mes amis se présente, veut me prendre
sous son bras, je brandis ma canne et lui crie de se retirer ; je retourne sur
mes pas, entre à l’Hôtel de ville, et m’approchant de la sentinelle posée sur
le perron, je la questionne sur ses services, le corps auquel elle appartient
; je me rappelle parfaitement que c’était un chasseur à cheval armé de sa carabine
; il voit mon état d’aliénation et me répond avec une politesse exquise ; plusieurs
employés de la police me serraient de près ; ils me connaissent tous depuis
les événements de 1814, mais nul n’osa me mettre la main dessus ; j’aurais plaint
dans ce moment le 1er qui se fut présenté ; enfin, comme je traversais la place
des Terreaux, je me sens saisir le bras, je me retourne et je reconnais un de
mes amis qui me parle affectueusement et me demande où je veux aller.
-Chez un de mes amis, notaire, à 2 pas, lui
répondis-je.
Nous y allons bras dessus bras dessous, la foule
nous quitte et nous arrivons chez le notaire ; il était absent ; son 1er clerc
court le chercher ; il arrive enfin.
- Mon cher Mondésert, lui dis-je, je me sens
mal, fort mal, et tandis que j’ai encore la tête saine, permets-moi de faire
ici mon testament olographe ; mon intention est de te prier de le mettre en
lieu de sûreté.
On ne pouvait me contredire, on me laisse écrire
; malgré l’exaltation dans laquelle j’étais, je cherche à rassembler mes idées
et je compose un testament où mes volontés dernières sont exposées avec une
grande lucidité ; je le signe entre les mains de mon ami le notaire et sors
avec l’autre qui m’accompagnait pour me rendre à mon hôtel. Arrivé là, il envoie
chercher le docteur Montain qui me fit une ample saignée. Cette opération me
calma beaucoup ; dans la journée je reçus les visites de plusieurs connaissances
intimes, je raisonnais assez bien avec elles ; dans le nombre il en fut 2 qui
m’ofîirent ce dont je pouvais avoir besoin ; j’acceptai de l’une avec laquelle
j’étais en compte courant une somme nécessaire pour me rendre le lendemain chez
mon père à qui cet ami écrivit ma position ; il en fit autant auprès de mes
enfants à Paris. Le soir je sortis quelques instants avec l’ami qui m’avait
rendu dans la matinée le service de me conduire chez le notaire, puis à mon
logement, de faire venir le docteur, de l’aider même dans l’opération chirurgicale
qu’il me fit, et qui m’a toujours témoigné le plus vif intérêt. J’étais honteux
de paraître dans un quartier que j’avais le matin même occupé de mes actes de
folie, je le lui témoignai, il me ramena et me dit que le même accident pouvait
arriver à chacun, que d’ailleurs il était impossible à cette heure d’être reconnu
; il eut la complaisance de me ramener chez moi ; je fis mes préparatifs de
départ, et le lendemain à 5 h du matin je pris la diligence d’eau pour me rendre
auprès de mon père. Dans les 1ers instants du voyage je fus assez tranquille,
j’étais sur le tillac où la plupart des voyageurs se trouvaient pour jouir des
beaux sites et respirer l’air embaumé de mai. J’aperçus auprès du bâtiment un
jeune homme que je pris pour Napoléon (tandis que le même jour, 5 mai 1821,
ce grand homme, victime de la vengeance d’ennemis peu généreux, s’éteignait
au milieu des soufFrances physiques et morales, sur l’afîeux rocher de Sainte-Hélène)
; je lui adressai quelques mots qui ne reviennent pas à ma mémoire, puis me
promenant le long du bâtiment au milieu des voyageurs, je m’approchai du patron
et lui dis ( Il s’appelait Pierre) :
- Tu es Petrum, et super hanc petram aedificabo
Ecclesiam meam (Mtt 16/18).
Un très petit nombre de mes auditeurs fut à
même de traduire ces paroles ; mais un jeune homme fort bien mis s’approcha
de moi, m’entraîna à une des extrémités du bâtiment et chercha par une agréable
conversation à rompre le cours de mes idées ; je redevins un peu plus calme
; le moment de débarquer arriva ; je me précipitai sur le rivage après avoir
tendu mes effets à un commissionnaire ; mais dans ma lubie j’oubliai une caisse
qui, outre plusieurs objets d’habillements, contenait des papiers assez important
; elle m’a été rendue intacte quelque temps après. Il me prit une fantaisie
bien bizarre ; ce fut, suivi de ce commissionnaire, de traverser toute la ville,
ce qui doublait mon trajet, pour me rendre à la campagne qu’habitait mon père.
Je marchais à grands pas, parlais seul, fort haut, tout le monde surpris me
regardait avec anxiété ; enfin 2 personnes de ma connaissance me prirent sous
les bras, me dirigèrent directement par le chemin que je devais prendre et m’amenèrent
chez mon père qui, prévenu de mon arrivée, avait envoyé au-devant de moi sa
bonne avec laquelle je m’étais croisé dans mon chemin. Je ne pus rester enfermé
dans la maison, mon père fit signe à sa bonne de ne pas me quitter, elle suivit
fidèlement ses ordres ; malgré le peu de confiance qu’elle m’inspirait, je causai
avec elle, nous continuâmes notre promenade assez longtemps ; elle avait assez
de tact pour ne me contrarier en rien ; elle chanta, dansa avec moi et mit fin
par sa prudence à une dispute très grave que j’avais entamée avec le garde champêtre
et un des voisins de campagne de mon père, dont le costume burlesque m’inspira
des railleries piquantes. Rentré au logis, j’y trouvai les 2 médecins du pays
que mon père avait mandés ; je voulus leur prouver que je n’avais nul besoin
de leurs services ; ils persévérèrent dans leurs observations et il fut enfin
convenu que le lendemain je serais saigné. Effectivement l’un d’eux me fit cette
opération au pied gauche avec une maladresse rare, il me fit soufîir et je
fus pendant fort longtemps sans pouvoir me servir de mes jambes, ce qui m’aurait
plus fortement contrarié si quelques jours après je n’avais été confiné dans
ma chambre et même dans mon lit. Je fus à cette 2de attaque d’aliénation mentale
très gravement malade ; nonobstant la saignée pratiquée au pied, mes docteurs
jugèrent à propos d’en pratiquer une nouvelle au bras ; celui des 2 qui devait
opérer, tire de sa poche sa trousse et ses lancettes ; je m’empare de l’une
d’elles et, la montrant à l’Esculape :
-Allons docteur, voyons, saignez-moi bien ou
je vous saigne moi-même.
Il pâlit et avec son air patelin s’approcha
pour reprendre son instrument ; mais je me refusai à le lui céder et l’essayant
sur la terre à l’endroit du jardin où nous nous trouvions, je brisai la pointe
et la lui remis en lui disant :
-Vous avez là de bien mauvais outils.
Il en prit un autre sans se formaliser de cet
inconvenant propos et me saigna avec beaucoup de dextérité.
-Ah! lui dis-je, c’est bien, je vous reconnais
pour plus habile que votre conîère qui a la main furieusement lourde.
Cela était vrai, et puis il avait mauvaise vue,
ce qui ne convient pas en général pour les opérations, quoique celle de la saignée
soit fort simple et très facile. Une fois le traitement commencé, je dus le
subir dans toutes ses conséquences : des bains îoids furent ordonnés et des
purgatifs qui firent un merveilleux effet ; c’est une horreur de penser aux
évacuations qu’ils me procurèrent. J’avais reçu pendant ma maladie qui fut assez
longue plusieurs visites, celles de mon oncle, une d’Alphonse même, et de toutes
les personnes de ma connaissance ; on paraissait me témoigner de l’intérêt ;
ma position pouvait m’y donner quelque droit. Mais la visite qui me fit le plus
de bien fut celle de ma fille qui arriva de Paris pour me donner ses soins.
Je la vois encore, entrant dans ma chambre, vêtue d’une robe de soie puce, avec
un chapeau de paille, elle était éblouissante de Fraîcheur. Dieu sait comme
elle fut accueillie. Ma convalescence fut avancée de beaucoup, et lorsqu’elle
prit fin, nous nous occupâmes de notre avenir. N’ayant aucun espoir de me caser
à Paris et devant rester dans le pays pour y suivre les répétitions que j’avais
à faire, il était essentiel d’abord de renoncer pour le moment au séjour de
la capitale. J’écrivis en conséquence à ma belle-fille de donner congé de mon
appartement et de faire ses préparatifs de départ ; puis nous allâmes ma fille
et moi à Lyon où nous arrêtâmes un appartement situé sur le quai du Rhône, près
la place Grollier [Gailleton], commode et peu cher ; nous revînmes auprès de
mon père pour attendre le moment de l’occuper.
Cependant je n’avais pas perdu de vue mes projets
de répétition auprès de mon oncle et de son neveu ; j’avais demandé des consultations
à 2 des plus célèbres avocats du barreau de Lyon ; mais pour les éclairer sur
le testament de mon oncle l’aîné, il fallait me procurer plusieurs pièces, entr’autre
la vente3 qui, selon tout ce que j’avais appris, avait été faite par mon oncle
à Alphonse des propriétés de son père. Je fis un voyage pour en réclamer une
copie du notaire qui en avait passé l’acte, je ne le trouvai point ; je laissai
chez lui une lettre pour la réclamer ; il eut l’impudente sottise de me répondre
par un refus motivé sur ce que cet acte ne m’intéressait nullement. J’étais
au moment de lui demander cette pièce juridiquement quand un de mes amis, Claude
Mondésert, notaire à Lyon, me donna l’idée bien simple de m’adresser au conservateur
des hypothèques qui pouvait m’en donner un extrait. Je courus chez ce fonctionnaire
qui eut la bonté d’accéder à ma demande et j’eus en ma possession cette copie
tant désirée : je m’empressai de la communiquer à mes 2 conseils dont j’eus
enfin les avis ; tous 2 furent d’accord sur la justice de mes réclamations ;
mon père partagea entièrement leur opinion.
J’écrivis alors à mon oncle que d’après la décision
de mes conseils je ne pouvais plus rien rapporter à la décision arbitrale qui
devait intervenir, et que je me voyais forcé de recourir aux tribunaux. Je prévins
moi-même les 2 arbitres que leur mission ne pouvait plus avoir de résultat.
Je fis auprès du juge de paix du canton de Thoissey,
Ain, où résidaient mon oncle et son neveu les formalités préparatoires. Dans
cet intervalle, mon oncle se présente chez mon père, il m’y trouve, m’adresse
la parole d’un ton colère des plus violents ; je me contente de lui répondre
qu’en l’attaquant ainsi que son neveu je ne fais que suivre les conseils de
mes avocats, de mon père même ici présent ; cela redouble sa fureur ; il me
tient des propos désobligeants ; je me vis au moment de m’écarter du respect
que je lui dois, je le quitte brusquement, monte dans ma chambre où une attaque
nerveuse des plus prononcées s’empare de moi ; ma fille cherche à me calmer
; mon oncle lui-même instruit de mon accident vient avec mon père pour chercher
à me tranquilliser ; je ne répondis pas un mot, j’étais dans un état d’agitation
bien excusable. Peu de jours après je reçus du greffier de la justice de paix
le procès-verbal nécessaire de non-conciliation ; je priai alors mon père de
m’indiquer l’avoué et l’avocat qu’il croyait les plus capables de bien diriger
cette affaire ; il parla à ceux qu’il jugea tels, je leur fis un exposé de mes
prétentions, leur laissai les pièces propres à les établir et la procédure ne
tarda pas à être mise au rôle du tribunal civil de Trévoux. Mon père, juge d’instruction
à ce tribunal, se récusa et fut remplacé par un avocat du lieu.
Sans entrer dans les détails d’une procédure
fertile en incidents et assez compliquée, je me contenterai d’en indiquer les
principaux traits.
Mon oncle le baron Valentin Du Plantier, officier
de la Légion d’Honneur, décédé en 1814 maître des requêtes au Conseil d’Etat,
préfet du département du Nord, avait eu en 1796 de sa liaison avec Melle Maubert
de Neuilly un fils nommé Alphonse qui fut, dit-on, reconnu par un mariage subséquent
contracté à Bottens près Lausanne en Suisse en 1798, et par une déclaration
faisant suite à l’acte de ce mariage : ces 2 pièces existent dans les registres
fort mal tenu par parenthèse de la paroisse de Bottens, et dans les 2 signatures
apposées, je n’ai pas reconnu celle de mon oncle. Mais admettons la régularité
de cet acte et de la déclaration qui l’accompagne. On a soutenu dans mon intérêt
que le mariage était nul parce que d’abord il était contracté par un incapable
(mon oncle était alors assimilé par le décret de proscription de îuctidor an
5 aux émigrés et comme tel privé de ses droits civils) ; ensuite, il ne pouvait
se marier à l’étranger sans l’autorisation des autorités locales ; il en était
de même de cette 2de hypothèse à l’égard de Melle Maubert de Neuilly qui de
plus n’avait pas le consentement de ses parents ; et enfin le curé suisse Rappo
qui avait reçu leurs serments n’était pas apte à les recevoir conformément aux
statuts religieux. Ajoutez à tous ces motifs que, d’après les lois Françaises,
cet acte de mariage et la déclaration de reconnaissance de l’enfant n’avaient
jamais été déclarés aux autorités du pays à la rentrée en France des contractants,
qu’il était de notoriété publique que depuis ce mariage les époux n’avaient
pas cohabité, qu’il n’y avait jamais eu entr’eux de contrat civil et que tout
portait à croire que l’acte de Bottens était fictif. Mais supposons encore qu’il
ait eu lieu ; pouvait-il, n’étant pas conforme aux lois civiles et canoniques,
être considéré comme valable et pouvant produire ses effets relativement au
jeune Alphonse ? Cela est si peu probable que mon oncle lui-même, magistrat
très éclairé, a déclaré dans un testament olographe non achevé, que son mariage
avec Melle Maubert de Neuilly était purement religieux et que dans le cas où
l’on voulût attaquer l’état de son fils, n’ayant pas d’enfants légitimes ni
d’autres qui puissent avoir des droits à sa succession, il l’institue son héritier
et invite son îère et sa sur à le traiter avec l’affection qu’ils portent et
qu’il leur a toujours témoigné.
J’ai négligé de rapporter ce qui se passa dans
mon intérieur avant l’ouverture de mon procès avec Alphonse. Ma belle-fille,
d’après les instructions que je lui avait données, avait fait emballer et diriger
sur Lyon nos meubles et effets, et nous étions installés, Aline et moi, dans
notre appartement de Lyon, quai du Rhône, quand elle arriva. Nous éprouvâmes
une bien douce satisfaction de nous voir réunis tous 3 ; mais elle n’était pas
entière parce que notre position n’était rien moins que brillante. Je faisais
bien des démarches pour obtenir une place, mais toutes inîuctueuses. La perspective
des gains du procès était bien là dans l’avenir, mais, malgré nos espérances,
il n’y avait rien de positif et il fallait s’occuper chaque jour des dépenses
courantes. J’eux recours à mon père qui me remit sur un emprunt fait en commun
une somme de 600 f. Malgré toute l’économie que nous mettions dans nos dépenses,
nous ne pouvions aller bien loin ; il nous fallait prendre un parti décisif.
Nous nous arrêtâmes à celui-ci : ma belle-fille dont la présence à Paris pouvait
nous être utile sous plus d’un rapport, se décida à y aller ; nous fîmes quelqu’argent
de plusieurs effets dont nous pouvions nous passer à la rigueur, nous partageâmes
avec Laure et sur la fin de janvier 1822 elle partit pour la capitale ; ce départ
nous rendit bien triste Aline et moi. Nous avions encore décidé que je conduirais
ma fille auprès de mon père et que j’irais passer quelques temps à la campagne
d’un ami, Mr Péaud, qui m’y avait invité. Tout fut exécuté de cette manière.
Au terme suivant de juin, comme je n’avais qu’une fin de bail, je pus quitter
mon appartement : je vendis les meubles qui le garnissaient ; je gardais seulement
le linge, quelques autres effets que j’entreposai chez des amies Beaujai de
mes enfants, et j’allais demander un gîte à mon père qui me reçut assez bien
; il sentait bien que je ne pouvais faire autrement.
1 1er-2 mai 1821. Le baptême eut lieu le 1er
mai 1821, les fêtes à Lyon les 1er et 2 mai 1821. A.C. de Lyon : I1-Cérémonies
et fêtes publiques ; P.-V. des fêtes célébrées à Lyon les 1er et 2 mai 1821.
2 Ancienne abbaye Saint-Pierre. Actuel Musée
des Beaux-Arts.
3 Bevy-Chalamont-24 février 1820.
23 février 1835
Les poursuites commencées en juillet 1821 au
tribunal civil de Trévoux se continuaient assez lentement : quelques créanciers
d’Alphonse intervinrent pour décliner la juridiction de ce tribunal, attendu
que, disaient-ils, Mr Valentin Du Plantier était décédé à Paris et que ce lieu
étant celui où la succession était ouverte, c’était par devant le tribunal civil
de la Seine que l’instruction judiciaire devait avoir lieu ; mais le tribunal
de Trévoux fit justice d’une prétention qui n’était nullement fondée.
Les féries prochaines des tribunaux ne donnèrent
que le temps d’appeler la cause et de la faire mettre au rôle, et ce ne fut
que bien longtemps après la rentrée que les formalités furent reprises ; enfin
nous étions au commencement d’août 1822 et les plaidoiries allaient commencer.
Mon avocat me conseille, pour l’éclairer sur les actes de Bottens, de me porter
moi-même sur les lieux et d’aller en prendre des copies authentiques. Je me
décidai à ce voyage et le fis sans perdre de temps.
Je parvins de Lausanne à Bottens par une route
on ne peut plus difficile et où les voitures ont une peine infinie à pénétrer
à cause des ravins et du mauvais état des chemins. Je trouvai le vieux pasteur
peu disposé à céder à mon invitation et tout surpris que j’eusse fait 40 lieues
pour venir chercher des copies d’actes qu’il regardait comme peu importants.
Il est vrai que si on les eut jugé d’après la manière irrégulière dont le registre
sur lequel ils étaient inscrits, était tenu, on aurait été tenté de douter de
leur validité, mais dans ce pays il parait que les formes sont infiniment négligées
et que les mariages s’y font avec une facilité dont en France nous ne pouvons
nous former une idée. Le curé me dit qu’il y avait fort peu de temps qu’on était
venu réclamer déjà ces mêmes copies que je demandais ; c’était ma partie adverse
qui les avait obtenues. Enfin le vicaire de ce pasteur plus qu’octogénaire me
donna ces copies ; je les lui dictai sur le registre composé de 20 et quelques
feuilles entre lesquelles j’aperçus, autant que ma mémoire m’est fidèle, des
larmes ; le curé les signa et la petite gratification que je donnai à son secrétaire
l’étonna, car dans ce pays un écu est regardé comme chez nous le serait une
pièce de 40 l. Je tâchai dans la conversation d’avoir du pasteur quelques renseignements
sur les personnes qu’il avait unies en Xbre 1797 comme le portait son registre
:il ne put m’en donner aucune et prétendit qu’à cette époque il avait fait un
si grand nombre de ces mariages qu’il ne pouvait se rappeler les individus.
Vous noterez que je parcourus son registre et que pas un Français émigré ou
autre n’y était inscrit ; enfin je dus croire à l’inscription puisqu’elle existait,
mais ce que je révoque en doute c’est la sincérité de la signature de mon oncle
que je connais parfaitement et qui n’était, je le vois encore aujourd’hui, nullement
la sienne. Comment la chose a-t-elle eu lieu ? c’est ce qu’il est impossible
de savoir.
Le vicaire, enchanté de ma générosité, me conduisit
à plus de 200 pas du presbytère et me mit sur une grande route superbe qui,
me dit-il, conduisait directement à Lausanne. Effectivement le conducteur de
la voiture que j’avais pris dans cette ville pour cette course, me ramena rapidement
et me dit qu’il ne connaissait pas ce nouveau chemin établi depuis peu d’années.
Je défie une voiture dans les mois d’hiver de pénétrer à Bottens par l’ancienne
route, et ce motif seul, sans parler de la signature, me porte à croire que
jamais Melle Maubert de Neuilly et mon oncle ne sont allés à Bottens.
Je dus, pour l’authenticité de l’acte, le faire
viser par le juge de paix du lieu et à mon retour à Lausanne par les membres
de la commission du gouvernement du canton. Ces 2 visa me coûtèrent un peu plus
cher que 1 f., mais en Suisse on fait argent de tout, et d’ailleurs on connaît
le proverbe que je citerai pas, tant il est populaire.
J’admirai dans ce voyage la beauté des sites,
de la route de Genève à Lausanne, de l’aspect imposant des montagnes, du beau
lac et des maisons de campagne soignées avec une régularité inconcevable. Les
buissons qui les entourent sont taillés avec une telle précision qu’un jet d’arbuste
ne dépasse jamais l’autre ; mais ces belles routes sont presque désertes, on
ne voit pas de circulation sur ce beau lac, et pour autre désagrément les conducteurs
de voitures publiques font soutenir à leurs chevaux, sur une route unie comme
une glace, un espèce de demi trot fort semblable à un pas allongé : au haut
du moindre monticule, ils arrêtent pour faire souffler leurs animaux et, trouvant
des auges toujours remplies d’eau pour les désaltérer, il faut qu’ils en avalent
une certaine quantité avant de se remettre en route. Par contre, il y a peu
de pays où l’on soit servi avec plus de propreté et mieux que dans la Suisse
; toutes les tables y sont excellentes ; mais on paye chèrement. Les transports
sont coûteux et se font comme je viens de le dire avec lenteur. Mais une chose
surtout que doivent éviter les étrangers dans ce pays c’est en changeant leurs
pièces d’or ou d’argent d’accepter la monnaie courante du canton, car vous n’avez
pas fait 2 ou 3 lieues qu’un écu de 5 f. changé ne vous donne plus que la moitié.
La monnaie d’un canton perdant dans un autre limitrophe, et celle du pays vous
étant souvent donnée pour le double de sa valeur ; c’est une petite tactique
que nos bons amis les Suisses se permettent en toute sûreté de conscience ;
j’étais prévenu et je n’y fus point surpris.
24 février 1835
Lausanne, par sa position très élevée au-dessus
du lac, me rappelle le berceau de mon enfance, mais, comme tout amant de sa
patrie, je préfère ce dernier à la ville suisse. Je conviens que les montagnes
qui entourent Lausanne ont quelque chose de grandiose qui élève l’âme, qui émeut
vivement l’imagination ; mais le gracieux d’un beau paysage, la riche verdure
d’une campagne diversifiée, les sinuosités d’une belle rivière comme la Saône,
les bâtiments sans nombre dont ses rives sont couvertes, ce riche et fertile
Mont d’Or cultivé depuis quelques années jusque sur son sommet, ce tableau est
bien beau, il fait l’admiration de tous les voyageurs qui descendent la Saône
depuis Lyon jusqu’à Chalon sur Saône. Genève est dans une toute autre position
; assise sur son lac et le Rhône qui la traverse, elle a des quartiers superbes
: ses fortifications, ses arsenaux sont baignés par le lac, elle a la prétention
de passer pour ville de guerre ; je ne sais d’où peut bien lui venir une pareille
idée, car de tout temps elle n’ofîit pas grande résistance, et je ne pense
pas que dans un siècle où l’art d’attaquer les places est poussé à un tel point
qu’un habile ingénieur peut prévoir à heure fixe, pour ainsi dire, la reddition
d’une citadelle quelconque, Genève avec quelques mauvais forts, un mur d’enceinte
plus que médiocre, puisse se ranger au nombre des places susceptibles d’une
défense ; je ne la crois qu’à l’abris d’un coup de main. Si j’avais eu plus
de temps à moi lors de mes 2 passages dans cette ville, je serais allé visiter
un commandant du génie attaché à l’armée Française en 1815 que j’ai connu à
Lyon à cette époque, brave, loyal officier, instruit et honnête homme ; il est
aujourd’hui général au service de son canton et a commandé en chef dans les
dernières discussions élevées entre certains cantons ; il jouit dans son pays
d’une réputation distinguée, il la mérite sous tous les rapports. Il est républicain
par conviction, la forme de son gouvernement lui en impose le devoir ; je le
crois heureux de vivre sous de pareilles lois! ! !
En général, le peuple Suisse, malgré l’aridité
d’une grande partie de son territoire, jouit d’une certaine aisance ; la contenance
mâle, aisée, l’air calme et satisfait de ses habitants indiquent qu’ils sont
contents de leur sort ; et puis ils ne connaissent pas toutes ces distinctions
de rangs, ces hochets de la vanité, dont la possession trouble le cerveau de
nous autres pauvres Français : ils vivent en bons particuliers dans le sein
de leurs familles quand ils ont atteint un certain âge. Tous ou presque tous,
dans leur jeunesse ont parcouru l’Europe comme artisans ou militaires ; tous,
à l’exception d’un très petit nombre, viennent vieillir et mourir dans le lieu
qui les vit naître. On leur reproche, avec quelque raison, d’aimer l’argent
; cela peut s’excuser par la petite quantité qui circule dans leur pays : ils
veulent en y apportant celui de l’étranger, en augmenter la masse ; s’ils le
gagnent légitimement, voyez le grand mal à cela ? Nous serions plus sages qu’eux
si nous pouvions nous passer de leurs services : une des améliorations de notre
système actuel, c’est d’avoir renoncé à prendre leurs troupes et à les solder
un grand tiers en sus des troupes Françaises ; et nous avons vu cela dans un
temps peu éloigné de nous, où nous avions la moitié de notre ancienne et belle
armée renvoyée dans ses foyers en demi-solde et en retraite. Mais c’était une
des lubies de ces pauvres Bourbons de la branche anée, heureux eux et nous s’ils
n’avaient pas eu de plus grands torts.
Je rentrai chez mon père assez à temps pour
remettre, avant les plaidoiries, entre les mains de mon avocat les pièces légalisées
que j’apportais de Suisse ; je les regardais, sinon comme concluante, comme
tendantes au moins à établir avec d’autres que je présentai d’une manière positive
l’état usurpé par Alphonse de fils légitime ; mon opinion aujourd’hui n’a pas
changé.
Enfin, après les débats entre les avocats des
parties, intervint le 22 août 1822 un jugement du tribunal civil de Trévoux
qui me débouta de ma demande, et pour cause de parenté entre les contendants
compensait les Frais. Cette décision m’atterra dans le 1er moment ; j’eus dans
la nuit une espèce de rechute de la maladie à laquelle j’avais résisté 2 fois
; mais la crise fut de courte durée ; je pus pleurer, dès lors je fus soulagé
; il est bien remarquable que dans ces diverses affections, aussitôt que les
larmes arrivaient, j’étais libéré. Mon père, qu’une affaire appelait à Lyon
et qui ne revint que le lendemain, fut indigné de l’issue de ce procès ; mais
avec son sang-îoid ordinaire et la prudence que lui prescrivaient son âge et
sa position, il ne me le témoigna que bien longtemps après l’événement ; ce
n’était pas ce qui lui avait été promis. Il y eut dans cette machination des
intrigues que je ne me puis décider à faire connaître, je les ai apprises plus
tard ; elles soulèvent encore mon cœur d’indignation. Je sais bien qu’il est
pénible pour un jeune homme qui entre dans le monde de se voir disputer son
état civil, mais ce n’est pas ma faute à moi si cet enfant est naturel au lieu
d’être légitime, et tous les jugements et arrêts du monde ne lui donneront jamais
à mes yeux et à ceux qui n’ayant aucun intérêt dans l’affaire peuvent la juger
sainement, la qualité de fils légitime de mon oncle.
Quelles étaient dans cette discussion mes prétentions
? Les voici : j’estimais alors la fortune de mon oncle à 400.000 f. (elle a
été évidemment reconnue de plus de 600.000 f.) ; je demandais que la moitié
fut accordée à Alphonse et les 200 autres mille Francs également partagés entre
mon oncle le cadet et moi ; en cela j’étais à cheval sur la loi ; mais combien
de moyens n’existe-t-il pas de l’éluder. Dans la plaidoirie de l’avocat de ma
partie, n’a-t-on pas soutenu que le mariage du duc d’Angoulême, contracté à
l’étranger avec la princesse fille anée de Louis XVI et de Marie Antoinette
avait été fait dans les mêmes circonstances, et que puisque l’un était légal
et reconnu, l’autre devait éprouver le même sort. Quelle force de raisonnement!
comme si on ignorait que tous les souverains et Louis XVIII entr’autres s’est
toujours joué des lois surtout en ce qui le concernait lui et sa famille. Mais,
dit-on, ce sont des lois de circonstance, j’en conviens, elles sont iniques
je l’admets encore, mais il n’en est pas moins vrai qu’en thèse gouvernemental,
en principe incontesté, incontestable, une loi, quelle qu’elle soit, une fois
rendue par le pouvoir compétent, promulguée, doit être exécutée jusqu’à ce qu’une
autre l’ait anéantie ; voilà je crois un raisonnement plus que concluant ; il
est conforme à la justice de tous les temps et de tous les lieux.
Je me mis en mesure d’interjeter appel à la
cour royal de Lyon du jugement en 1er ressort rendu contre moi au tribunal civil
de Trévoux. Je connaissais un avoué à cette cour, et comme je pensais qu’il
m’accorderait des facilités pour me libérer envers lui, je fus le trouver et
lui exposai Franchement ma position ; il m’ofîit ses services et je puis avouer
qu’il se comporta envers moi avec une délicatesse constamment soutenue.
J’avais demandé à 3 avocats de Lyon une consultation
écrite sur mon projet de recourir à l’appel, tous me le conseillèrent ; j’avais
in petto fait choix de celui que j’avais l’intention de prier de se charger
de ma défense ; mais un autre1 me força pour ainsi dire de la lui confier. C’est,
je le crois, une des plus éloquentes plumes du barreau Lyonnais, mais pour l’art
de la parole, il y a une différence notable, et puis, pour être véridique, il
avait la réputation peut-être mal fondée d’accepter de plaider les causes dont
peu d’avocats voulaient se charger ; ceci m’a beaucoup nui et puis d’autres
motifs que je retracerai plus tard.
Pour connaître tous les incidents qui entravèrent
la marche de cette nouvelle procédure, il faudrait entrer dans des détails on
ne peut plus fastidieux ; je me contenterai d’observer que la difficulté, une
fois l’affaire entamée, de réunir 2 des chambres de la cour (car ainsi le veut
la loi pour connaître des causes sur l’état civil), la maladie et la mort d’un
des magistrats chargés du ministère public, les retards apportés par les avocats
firent traîner cette affaire en longueur, au point que l’arrêt ne fut prononcé
que le 8 février 18262 ; le jugement de 1ère instance fut confirmé et je me
vis condamné de plus aux Frais de cette nouvelle procédure.
1 Annexes 16 et
17. Jean Guerre-Dumoland, avocat ; reçu au parlement de Grenoble en 1785 ; habitait
4, rue des Célestins.
Alphonse Auguste Valois, avoué, 9 place Saint-Jean.
2 Annexe 16.
25 février 1835
Ma belle-fille arrivée à Paris se mit en course
pour me procurer les renseignements et les pièces qui me devenaient nécessaires
pour éclairer les poursuites judiciaires que j’avais intentées ; elle eut beaucoup
de mal pour toutes ces démarches ; ceux qui connaissent la capitale peuvent
seuls s’en faire une idée exacte.
Elle éprouva plus d’un désagrément ; dans les
1ers mois de son départ je lui fis exactement passer des fonds, mais lorsque
je fus établi à demeure fixe avec ma fille chez mon père, le 1er juillet 1822,
mes ressources pécuniaires étaient entièrement épuisées ; ma pauvre Aline était
obligé de travailler pour fournir à son entretien et je m’imposais bien des
privations ; je me voyais donc dans l’impossibilité de rien faire pour ma belle-fille.
Ce fut à cette époque qu’elle fit la connaissance d’un jeune médecin, le docteur
Mousque, qui venait souvent dans la maison d’un ami où elle avait été parfaitement
accueillie. Son caractère gai, aimable, un ensemble de grâces et de qualités
précieuses la rendaient vraiment attrayante ; elle joignait à tout cela un cœur
parfait ; aussi fut-elle tendrement chérie. Ce docteur, homme instruit dans
sa profession, peu répandu alors dans le monde, goûta la société de Laure et
lui fit une cour assidue. Peu de temps après le commencement de cette intimité,
il obtint une place d’inspecteur d’un établissement de bains de mer à Dieppe
et fut obligé à la résidence pendant 4 mois de l’année. A son retour ils prirent
un appartement en commun et vécurent en intelligence parfaite. Ma belle-fille
me fit part alors de l’état des choses ; je devais, comme on pense bien, désirer
que cette liaison fut légitime, mais il fallait agir avec prudence et ne pas,
par une précipitation inopportune, faire manquer un établissement avantageux
pour Laure. Le docteur fit un voyage dans son pays, il passa par Lyon pour s’y
rendre, m’y donna rendez-vous et nous fîmes connaissance ; je me gardai bien
de donner à connaître mes intentions ; nous nous quittâmes satisfaits l’un de
l’autre.
26 février 1835
Il n’y avait pas plus d’un mois que la cour
royale avait prononcé son arrêt, il ne m’était pas encore signifié, que déjà
j’avais pris des mesures pour mon recours en cassation. Un des plus célèbres
avocats de cette cour suprême m’avait fait proposer par l’intermédiaire de mes
conseils de se charger de tous les Frais de la nouvelle procédure ; j’avais
accepté son ofîe obligeante quand un événement auquel j’étais loin de m’attendre
vint apporter des modifications à ce projet.
Dans le courant de mars 1826, un jeune homme
de Lyon, Antoine Eric Roulliet, qui avait vu ma fille dans les sociétés de Trévoux
où il était admis sous le patronage d’un de ses oncles, Paul Sylvain Blot, marié
dans cette ville, et qui avait conçu pour elle une passion véritable, vint un
matin me demander une audience particulière devant mon père et ma fille avec
lesquels je me trouvais en ce moment. Je le fis passer dans une pièce attenante
et là, sans préambule, il me dit avec assez de rondeur qu’il venait me demander
la main de ma fille, qu’il aurait pu et dû peut-être me faire cette proposition
par un intermédiaire, mais qu’il avait des raisons pour en agir directement,
et que plus tard il me les déduirait. Il ajouta qu’il était chef-associé d’une
maison de fabrique d’étoffes façonnées, possesseur de comptes de fonds et courant
s’élevant ensemble à 30.000 f., qu’il tenait à une famille honorable et qu’il
était prêt à me fournir toutes les preuves de ces assertions. Je le priai d’abord
de me donner les adresses de quelques personnes auprès desquelles je pourrais
prendre sur son compte des renseignements positifs, n’ayant pas l’avantage de
le connaître ; je le remerciai de l’honneur qu’il faisait à ma fille et lui
observai que dans le cas où nous en viendrions au résultat qu’il se proposait
de sa démarche, je devais le prévenir que ma position ne me permettait aucun
sacrifice pécuniaire en faveur de mon Aline, qu’après mon père et moi elle aurait
une fortune au moins égale à celle dont il venait de me dire qu’il était possesseur,
mais que je ne pouvais rien promettre au-delà. Il me protesta qu’en songeant
à s’unir à ma fille, il n’avait point des vues intéressées et qu’il serait trop
heureux d’entrer dans ma famille, que d’ailleurs son commerce lui ofFrait pour
le sort de celle qui lui serait accordée toutes les assurances désirables d’une
sécurité parfaite, et qu’en me procurant la connaissance des livres de sa maison
il m’en fournirait une preuve irrécusable. Après cet entretien, nous nous quittâmes
étant tombés d’accord que le surlendemain je me rendrais à Lyon pour prendre
auprès des personnes indiquées les renseignements nécessaires. D’après ce, je
me présentai chez 2 demoiselles Arnaud, amies intimes de la famille depuis de
longues années, qui me dirent que connaissant le jeune homme dès sa naissance,
elles avaient constamment aperçu dans son caractère tout ce qui constitue un
homme rempli des meilleures dispositions, qu’il était actif, laborieux, dans
une position à établir une maison convenable, que la fortune de ses père et
mère, Nicolas Amaranthe Roulliet et Nicole Henriette Blot, était peu considérable,
mais que sa grand-mère paternelle, Claudine Sarcey, Vve Antoine Roulliet, femme
respectable, laisserait à ses petits enfants une existence fort honorable. Je
dois observer qu’un éloge si complet avait été prémédité, et que ces demoiselles,
toutes dévotes qu’elles s’affichassent, n’avaient pas craint de céder aux insinuations
du jeune homme pour me donner sur lui des renseignements aussi avantageux et
qui n’avaient pas tous le degré de véracité que j’y attachai alors ; pouvais-je
soupçonner de mauvaise foi des personnes qui avaient l’air honnête, confiant
et dans un âge où la sincérité doit être notre boussole. J’ai su cette particularité
plus tard, comme encore celle du jeune homme caché dans un coin de l’appartement,
écoutant ma conversation avec ces demoiselles.
L’autre personne auprès de laquelle je continuai
mes investigations était un riche propriétaire, Jean René Villars, avoué à Mâcon,
qui avait connu la famille du jeune homme dans le temps qu’elle était fixée
dans une campagne du Dauphiné1 où il avait des biens considérables ; depuis
il les avait un peu perdu de vue ; cependant le jeune homme allait le visiter
de temps à autre ; il me donna sur ses parents et lui-même à peu près les mêmes
indications que les demoiselles dont je viens de parler : j’ai encore appris
plus tard que la dame de Monsieur avait été circonvenue avant mon arrivée.
Dans un autre voyage que je fis quelque temps
après à Lyon, on me conduisit dans les magasins et comptoir de la société, 6,
rue Saint-Polycarpe ; je vis les produits de la manufacture, les livres et la
dernière feuille d’inventaire qui portait les bénéfices à une somme de 10.000
f. ; j’ai acquis plus tard, comme je le dirai quand je serai arrivé à cette
époque, que cet inventaire était une mystification ; il avait été fabriqué de
concert avec l’associé Benoît Bachelut, pour en imposer l’un à sa grand-mère,
l’autre à une tante, qui entr’elles 2 avaient fourni les fonds du commerce.
Ah ! si j’avais pu savoir alors ce que je n’appris que lorsqu’il n’était plus
temps, comme j’aurais évité à ma fille et à moi tous les inconvénients de l’union
qu’elle a contracté ; mais plus habile que moi aurait été pris à ces manœuvres
perfides et trompeuses.
Peu avant ceci, 2 dames de Trévoux qui ont toujours
porté à ma fille le plus tendre intérêt, avaient fait à mon père et à moi des
propositions de mariage pour Aline ; mais les parents du jeune prétendant désiraient
quelques sacrifices de notre part. Mon père n’avait que les honoraires de sa
place de magistrat et son vignoble de Chante-Grillet, il lui était impossible
de rien faire, et j’ai dit plus haut que ma position ne me permettait pas même
d’y penser. Cette affaire fut donc ajournée.
Il serait trop long de rapporter ici toutes
les intrigues qui furent ourdies par la mère, la sur Adèle Claudine Rouillet,
l’oncle et la tante, Paul Sylvain Blot et Barbe Claudine Adèle Surguier du jeune
homme pour empêcher sa grand-mère de consentir à cette union avec ma fille qu’on
lui présentait sous les couleurs les plus défavorables : que de cancans, que
de bavardages et quel en était le motif ? L’intérêt! L’oncle en question avait
une belle-sur Surguier qu’on voulait établir ; notre jeune homme, protégé par
son aïeule, avait de ce côté de grandes espérances disait-on ; d’ailleurs il
faisait lui-même grand bruit de ses succès dans son commerce, et l’oncle et
la tante avaient jeté les yeux sur lui pour en faire l’époux de leur sur ; je
crois que cette jeune personne était étrangère à toutes ces machinations ; j’ai
d’elle et de son aimable caractère une trop haute idée pour croire qu’elle n’en
a rien su ou que tout au moins elle n’y a pas participé ; elle a fait plus tard
un bien digne choix, je l’en félicite, elle est heureuse et méritait de l’être.
Au milieu de toutes ces tracasseries dont ma
fille et moi nous étions instruits par le jeune homme qui, avec l’assentiment
de mon père et le mien, venait nous rendre visite toutes les semaines, la bonne
grand-mère, après nombre d’informations prises et qui toutes furent, comme elles
devaient être, à l’avantage de ma fille et de notre famille, déterminée par
les pressantes sollicitations de son petit-fils, paraissait disposée à céder,
mais désirait que cette union fut renvoyée à un an au moins pour asseoir, disait-elle,
l’avenir de ces jeunes gens sur des bases bien solides. Cette objection, dans
l’intérêt du jeune homme, pouvait avoir quelque justesse, mais dans celui de
ma fille, il en était tout autrement ; l’honneur d’une jeune personne est un
bien si Fragile. Je déclarai donc au jeune homme que si à son prochain voyage
il ne pouvait pas, de concert avec son aïeule, nous fixer une époque précise
pour la terminaison de cet engagement, je le priais d’y renoncer. A son retour
il m’annonça que sa grand-mère n’était plus éloignée d’en finir, mais qu’auparavant
elle désirait savoir à quoi s’en tenir sur nos procès dont on lui avait parlé,
dans lequel mes espérances de fortune étaient compromises, et qu’elle savait
que les Frais aux payements desquels j’avais été condamné, montaient à la somme
énorme de 10.000 f. ; elle s’éloignait peu de la vérité, je dois en convenir.
J’autorisai le jeune homme de répondre à Madame sa grand-mère que l’affaire
en question n’était pas terminée à la vérité, mais que loin d’en craindre l’issue,
je la hâtais de tous mes vœux, dans la ferme espérance qu’elle ne pouvait m’être
contraire.
Dans ces entrefaites, Alphonse vient, avec un
patelinage dont je fus peu la dupe, après bien des préparations oratoires que
j’estimai à leur juste valeur, me proposer une transaction sur nos débats judiciaires
: je lui manifestai Franchement mon envie d’y accéder ; mais auparavant je désirais
consulter mon père absent en ce moment ; nous prîmes jour pour les propositions
respectives que nous pouvions présenter et je fus exact au rendez-vous. Je lui
demandai de se charger d’abord de tous les Frais de la procédure autres que
les honoraires de mes avocats et les avances de mes avoués, et de me compter
une somme de 20.000 f. Il se récria beaucoup et je le quittai sans rien conclure.
Si j’avais pu savoir quel intérêt puissant il avait alors à terminer avec moi,
j’aurais obtenu ma 1ère demande ; mais moi-même j’en avais un trop grand pour
ne pas rabattre quelque chose de mes prétentions ; le mariage de ma fille paraissait
dépendre des succès de cette transaction ; je crois même que par quelque demi
confidence il en obtint l’aveu. Il dressa ses batteries d’après cette donnée,
obtint de mon oncle qu’il assurerait après lui à sa petite nièce un capital
de 4.000 f. qui, d’après mes vives instances, fut porté à 6.000 f., qu’il acquitterait
tous les Frais de la procédure et qu’il verserait entre mes mains une somme
de 8.000 f. dans un espace de temps limité. Nous signâmes alors ce traité contenant
ces conditions consenties par Alphonse, Decomberousse-Lyon-7 août 1826, et de
mon côté je m’engageai à ne pas recourir en cassation.
Telle fut l’issue de cette affaire qui, dans
tout autre temps, sans les intrigues qui furent employées et parmi lesquelles
je dois citer comme une des plus hardies celle du chef ecclésiastique du diocèse
de Lyon, qui ne rougit pas de compromettre sa dignité en sollicitant auprès
du chef de la magistrature le maintien du jugement en 1er ressort, alléguant
sans honte que les intérêts moraux de l’Eglise seraient compromis si un mariage
contracté, contre toutes les lois, ordonnances civiles, statuts religieux, par
devant un prêtre catholique étranger, n’était pas ratifié sous le gouvernement
du fils aîné de l’Eglise. Et puis entre quelles personnes la question existait-elle
? D’un côté, un militaire décoré (je ne sais trop pourquoi), royaliste éprouvé,
intrigant déhonté, et un pauvre diable, bien ignoré, peu partisan de l’ordre
de choses alors établi ; il n’y avait pas à balancer, le pauvre diable fut sacrifié.
Cependant son droit était si positif, remarquez bien ceci, que condamné en 1ère
instance, en appel même, on craint encore son recours en cassation et qu’on
transige avec lui dans l’appréhension de l’arrêt de la cour suprême. Là se serait
arrêté l’intrigue, il est à présumer, car quoique cette cour eut été remaniée
par le pouvoir, il y avait encore grand nombre de notabilités judiciaires inaccessibles
à la séduction. Ah! si aujourd’hui pareille cause était portée devant les tribunaux,
je ne mets pas en doute que le résultat ne fut tout à mon avantage.
Aussitôt que cet obstacle eut été levé, la grand-mère
du jeune homme nous fit prévenir ma fille et moi qu’elle nous recevrait ; nous
lui fûmes présentés, elle nous accueillit parfaitement : elle fut enchantée
des manières, de la modestie de ma fille, et nous arrêtâmes l’époque de l’union
de nos jeunes gens.
Mais il fallait le consentement du père du futur
; celui-ci lui écrivit pour l’obtenir ; il était à craindre que les machinations
de la mère, de l’oncle, du îère et de la sur n’eussent fait quelqu’impression
sur lui ; il n’en fut rien, sa réponse fut des plus aimables. Je crus devoir
moi-même lui écrire, j’eus lieu de m’en applaudir.
Je voulus encore faire une démarche auprès de
la mère du jeune homme, quoique son consentement ne fut pas nécessaire puisque
le père avait donné le sien. Je me présentai chez elle, j’y trouvai sa demoiselle,
jeune personne à laquelle on accordait un grand mérite, elle n’en fit pas preuve
dans cette circonstance ; elle montra une animosité, une absence de modestie
qui me donnèrent d’elle une assez triste opinion ; la mère me parut entêtée
au dernier point, acariâtre et fut envers moi plus que malhonnête ; voyant mes
soins inutiles, je pris congé avec le regret d’avoir tenté une démarche de laquelle
j’avais quelque droit d’attendre un autre résultat.
Enfin le grand jour fixé pour la célébration
du mariage arriva : 2 des amies de ma fille, Cornélie et Olympe Beaujai, étaient
venues de Lyon pour y assister ; c’était 2 des demoiselles dont les soeurs2
avaient élevé Aline et avec le père, Michel Beaujai, desquelles j’avais lié
une étroite intimité et qui n’a jamais manqué aux égards de l’amitié malgré
l’adversité qui m’a poursuivi si longtemps. Quelques autres demoiselles du pays
furent également invitées ; le père du futur, son associé, plusieurs de ses
amis, l’officier civil, le pasteur et autres connaissances de mon père formèrent
une réunion assez nombreuse. La cérémonie civile se fit chez mon père, et nous
partîmes incontinent pour celle de l’Eglise ; elle était à peine terminée, et
nous étions tous rassemblées dans la sacristie pour signer un acte dont je ne
peux pas bien m’expliquer la nécessité, si ce n’est que c’est pour ne mettre
aucune lacune dans les registres dont le clergé espère toujours, quoique vainement,
qu’on rétablira le privilège, quand un orage des plus violents se fit entendre,
le tonnerre grondait précipitamment, une nappe d’eau inonda la terre ; ma fille
un peu superstitieuse alors, fut alarmée de cet orage qui n’avait rien que de
très naturel après une chaleur étouffante (nous étions au 30 août 1826) ; je
m’approchai d’elle pour la rassurer et l’adjoint de la mairie qui avait présidé
au mariage civil et qui, sur l’invitation de mon père, voulut bien assister
à l’acte religieux, s’avançant vers ma fille lui dit avec une grâce parfaite
:
-Madame, nous devons vous remercier de cette
pluie salutaire dont nos campagnes ont tant besoin (on l’attendait depuis 2
mois), c’est un bienfait de la providence dû à vos vertus, à votre confiance
en elle, et nous y voyons tous ici un présage infaillible du bonheur de l’union
que vous venez de contracter.
Ce pronostic était, j’aime à le croire, un de
ses voeux, mais combien il fut erroné! ! ! ! ! ! !
J’avais offert à notre curé pour retourner dîner
à la campagne de mon père, la place que j’occupais en nous rendant à l’église
dans une des voitures ; je me rendis à pied, ainsi que plusieurs autres personnes
à la maison ; j’étais mouillé jusqu’aux os, je n’eus rien de plus pressant en
arrivant que de changer de linge et de vêtements ; je conservai cependant toute
ma gaieté, ce n’était pas le cas d’être morose et grondeur. Le repas fut égayé
par les chansons du curé et des convives ; mais on ne dansa pas par considération
pour la mère du marié qui était absente ; l’âge de la grand-mère et ses infirmités
ne lui permirent pas de faire le voyage.
Dans la soirée je me ménageai un petit aparté
avec notre curé ; c’était un brave homme que je connaissais depuis de longues
années.
-Vous devez être surpris, lui dis-je, de ne
me voir jamais à votre église, mais je vous observerai que depuis ma maladie,
il m’est impossible de rester dans un endroit encombré par la foule, et votre
temple étant très petit pour le nombre de vos paroissiens je m’y trouverais
tout d’abord asphyxié ; au surplus, je pense vous assurer que je ne passe jamais
un dimanche sans dire les prières du jour, et que je ne vais jamais dans aucun
lieu public.
Il goûta mes raisons et eut égard à mes représentations
qui étaient réellement fondées. On me jugeait esprit fort, philosophe, incrédule
; on établissait ces hypothèses sur ce que je n’avais paru à aucuns des exercices
d’une mission qui avait eu lieu en 1823, à l’époque de laquelle bien des personnes
avaient fait des singeries hypocrites. Je n’ai jamais mérité aucune des 3 épithètes
dont on a bien eu la charité de me qualifier ; je ne crois, certes, pas aux
momeries, aux hallucinations ascétiques ; le zèle fougueux et quelque peu hypocrite
de certains missionnaires ne saurait exercer sur moi le moindre empire ; mais
je conserve pour la religion de mes pères que j’ai eu le bonheur de connaître
dans ma jeunesse une profonde vénération, et si quelques fois je m’écarte de
certains rites, de certaines pratiques qui ne me paraissent pas faire partie
essentielle du dogme, je n’en crois pas moins à toutes les vérités fondamentales
qu’elle enseigne. J’appelle de tous mes voeux cette foi qui est un don du ciel
à mon aide pour me pénétrer de ce qui paraît incompréhensible à ma faible imagination,
et j’espère qu’un jour je l’obtiendrai.
Le contrat de mariage de ma fille fut passé
chez un de mes amis, notaire à Lyon, Tavernier-Lyon-18 août 1826 ; il fut stipulé
tel que mon père qui y assistait en dicta les principales clauses qui étaient
à l’avantage de sa petite-fille, et qui furent acceptées sans discussion par
le futur.
Les nouveaux époux et moi nous donnâmes avis
à ma belle-fille du mariage qui venait de se conclure, mais comme il avait été
traîné en longueur nous ne pûmes l’en prévenir que lorsqu’il fut arrêté : elle
répondit en termes on ne peut plus affectueux pour les mariés.
1 Janneyrias,
Isère. Il s’agit en fait du Terreau, Cne de Verosvres, Saône et Loire.
2 Betzy Morel
et Françoise Julie Beaujai ; en fait demi sœurs.
27 février 1835
J’ai oublié de noter que quelques semaines avant
le mariage de ma fille la transaction passée entre Alphonse et moi avait reçu
son entière exécution à l’exception cependant de la clause qui concernait les
Frais de la procédure. Il satisfit bien à plusieurs, mais ceux qui avait trait
à l’incident élevé par Vincent Fournier-Verneuil, l’un de ses créanciers, ne
l’a jamais été malgré mes invitations plusieurs fois réitérées. Mon oncle Des
Mures s’exécuta loyalement en faisant par acte authentique, Decomberousse-Lyon-7
août 1826, donation à ma fille des 6.000 f. stipulés dans nos conventions payables
à son décès. Les 8.000 f. qu’Alphonse devait me remettre me furent comptés par
le notaire chargé de ses intérêts, et ce ne fut pas sans discussion d’abord,
il demanda au nom de son client la mainlevée de l’opposition formée entre les
mains de mon oncle par M.M. Martin et Marouget mes créanciers ; cette demande
était juste, aussi je m’empressai d’y satisfaire en traitant avec ces Messieurs.
Au moyen d’une somme dont nous convînmes par amiable composition nous terminâmes
nos comptes, et je pris avec Mr Martin, liquidateur de la maison, l’engagement
sur l’honneur de le désintéresser de la remise qu’il voulut bien m’accorder.
Si la fortune un jour venait à me sourire, je désire au moins autant que lui
que ce cas vienne se réaliser, je lui prouverai alors si je me rappelle de mes
promesses.
Aussitôt que j’eus à ma disposition la somme
de 8.000 f., après avoir prélevé ce dont nous étions tombés d’accord avec Mr
Martin, je distribuai une majeure partie de cet argent entre divers de mes créanciers
de Lyon, de Trévoux, j’envoyai ce qu’il me fut possible à ma belle-fille et
conservai le surplus pour un voyage que je projetais à Paris à l’effet de m’y
procurer une place si j’étais enfin assez heureux que de réussir. Je ne puis
dire avec quelle satisfaction je donnai mes espèces à ceux à qui j’étais redevable
; il me semblait après cette distribution faite éprouver un bien aise inconcevable,
et me sentir débarrassé d’un poids qui m’oppressait. Quand arrivera le jour
où je pourrai me voir entièrement libéré ? Dieu seul sait combien ma joie sera
grande ; mais comme cette époque dépend d’un événement triste et douloureux,
je prie la providence de le retarder le plus qu’elle pourra.
Je me mis en route pour Paris fort peu de temps
après la noce de ma fille, et le soir même de mon arrivée, sur les 11 h, je
me présentai chez le docteur Mousque pour voir ma belle-fille ; elle partagea
le plaisir que j’éprouvai de notre réunion ; Mr le docteur m’accueillit parfaitement
et voulut bien adhérer à la proposition que Laure lui fit de m’accepter pour
pensionnaire pendant mon séjour dans la capitale ; je fus enchanté de cet arrangement
qui me convenait sous tous les rapports.
1er mars 1835
Après quelques jours de repos, nous délibérâmes
ma belle-fille et moi sur les démarches que j’avais à faire ; je dressai une
pétition que je fis apostiller par plusieurs députés ; j’en poursuivis la réussite,
mais inutilement ; enfin après un séjour de 7 mois sans la moindre chance de
succès, je retournai auprès de mon père qui, comme à son ordinaire, me fit îoide
mine à mon arrivée, mais avec lequel on est toujours au mieux quand une nouvelle
habitude est établie, et quand surtout on ne parle d’aucun intérêt de famille.
Mon père qui a toujours eu pour le sexe une
prédilection des plus prononcées avait peu avant mon retour auprès de lui une
bonne dont il était épris : je crois entre nous que les jouissances du coeur
n’ont jamais été bien vives chez lui ; il a les passions ardentes sous une enveloppe
paisible, mais elles se bornent, tout me porte à le croire, aux émotions physiques
; car, dans ses inclinations, il ne s’est jamais adressé, que je sache, à des
personnes avec lesquelles il put raisonner le sentiment ; en est-il plus heureux
? Je serai presque tenté de le croire si je ne craignais d’avoir des dames une
opinion que beaucoup ne méritent pas. Quoiqu’il en soit, mon père avait des
attentions pour cette fille ; mais son ancienne bonne qui s’était mariée étant
chez lui à un domestique, Sancier, qu’il avait placé comme vigneron dans son
domaine, ne put s’accorder avec cette bonne, lui suscita des tracasseries sans
nombre, et mon père, pour avoir la paix dans son intérieur, consentit à la voir
s’éloigner. Elle devait retourner dans son pays ; mais une femme qui s’entremit
dans cette affaire, la garda chez elle, et ne rougit pas de se prêter à un commerce
fort peu honorable. Je ne pus en douter, car un jour entr’autres, un enfant
vint en messager d’amour, me demander gauchement où était mon père et qu’on
l’attendait dans un lieu tout rapproché de notre habitation où se donnaient
de îéquents rendez-vous.
Mon père, fasciné par cette fille ou poussé
par je ne sais quel vertige, avait formé le projet de vendre sa propriété et
de se retirer en Provence, pays qu’il affectionne beaucoup et dont le climat,
à ce qu’il prétend, convient à son tempérament. Il avait en mai 1827 obtenu
sa pension de retraite1 fixée après 55 ans d’exercice dans la magistrature,
sans autre interruption que celle arrivée dans la crise la plus violente de
la Terreur, fixée, dis-je, à 1.000 f. : il avait des dettes pour une somme ,
disait-il, de 10.000 f.2 ; en vendant son immeuble il les acquittait, et du
reste il pouvait se faire un revenu plus fort en rentes sur l’Etat, et puis,
il avait de cette manière plus de facilité à déplacer pour les besoins urgents.
J’appris ses desseins, je lui en parlai, il m’avoua qu’ils étaient tels, alors
je me concertai avec ma fille et mon gendre sur ce que nous devions faire. Nous
vîmes de suite qu’avec les antécédents de mon père, ses penchants pour les femmes
et la bâtisse, le domaine qui seul restait d’une fortune de près de 200.000
f., s’en irait à vau-l’eau comme le reste ; il était donc essentiel de contrecarrer
ce projet. Nous consultâmes à cet égard un notaire de mes amis qui nous conseilla
de remettre à mon père la somme nécessaire pour le libérer vis-à-vis de ses
créanciers et de le décider à nous faire par moitié à ma fille et à moi la donation
entre vifs de son domaine dont il ne serait plus alors qu’usuîuitier, et qu’il
ne pourrait aliéner. Munis de ces instructions, nous fîmes une proposition,
mon gendre et moi, à mon père qui, pressé par certains de ses créanciers, consentit
à l’accepter. En conséquence nous passâmes l’acte de donation, Tavernier-Lyon-1er
août 1827. Il avait été convenu entre mes enfants et moi que le cas arrivant
du décès de mon père avant le mien, je jouirais, ma vie durant du revenu de
la propriété ; cela me paraissait d’autant plus juste que ce n’était que d’après
mon consentement que mon père accordait à ma fille la moitié d’un bien dont
j’étais naturellement le seul héritier légitime, et que sur mes vieux jours
il ne pouvait me convenir d’être à la merci de mon gendre et de ma fille. Mais,
il en fut autrement, et dans cette circonstance j’appris à connaître à fond
le caractère dissimulé, perfide et plus qu’intéressé de mon gendre. Il me fit
écrire par sa femme que je voulusse bien me rendre à Lyon pour signer l’acte
de donation signé déjà par mon père et lui le 1er août 1827, qu’il était tel
que nous en avions arrêté les bases. J’arrive chez le notaire avec ma fille,
on me fait lecture du contrat, je témoigne mon étonnement de n’y pas voir inséré
la clause relative à mes intérêts ; l’homme de loi dit qu’il ne lui en a pas
été dit un mot ; ma fille insiste pour la signature, me disant que cette affaire
se réglera avec son mari ; j’étais entre 2 écueils, on le conçoit ; moi, toujours
porté à croire à ce que l’on me promet et à sacrifier mon intérêt à celui de
mes enfants, je signe dans une parfaite sécurité, et en retrouvant mon gendre
je l’entretiens de cet incident. Il s’irrite de ma prétention ; elle n’était
cependant pas nouvelle ; enfin de discussion en discussion, il en vient à me
dire :
-Mais enfin si je n’eusse pas épousé votre fille,
qu’auriez-vous fait ?
A ce propos qui peint l’homme, je le regarde
fixement et le toisant de la tête aux pieds :
-Ce que j’aurais fait, lui dis-je, le voici
: vous auriez eu ma vie ou j’aurais eu la vôtre.
Lui! le plus poltron des hommes devint pâle
comme un linge ; sa femme voyant son embarras et mon exaspération chercha à
nous calmer tous les 2 ; avais-je jamais résisté à sa voix si puissante sur
mon cœur ? je cédai à ses représentations ; on me fit sur mon existence future
les promesses les plus brillantes et j’oubliai tout ce qui s’était passé. Ah!
combien de fois depuis ai-je eu sujet de m’en repentir, mais il n’était plus
temps. Si j’avais un conseil à donner à un père, c’est de ne jamais se dessaisir
de ce qu’il possède ou doit posséder ; aidez vos enfants autant que vos moyens
vous le permettent, mais ne vous dépouillez jamais de votre vivant.
1 Annexe 19.
2 Annexe 24.
2 mars 1835
Quand les embarras pécuniaires de mon père furent
écartés par les rentrées de fonds qu’il reçu de mon gendre1, il conçut des regrets
de l’acte qu’il avait passé et me dit un jour :
-Eric m’a pris une puce sur le nez ; je suis
prêt à rembourser ce qu’il m’a donné pour annuler, si vous le voulez, la donation.
-Mais, lui dis-je, ceci n’est pas proposable
; les engagements sont pris et en partie exécutés, et je ne pense pas que ma
fille et mon gendre consentent à cette transaction. Quant à ce qui m’est personnel,
je suis entièrement désintéressé parce que de quelque manière que les choses
aillent, je ne m’en trouverai pas plus riche.
Je communiquai cette ouverture à mes enfants
qui la rejetèrent bien loin, comme je l’avais prévu.
Cependant mon père, toujours tourmenté du désir
d’aller en Provence, me signifia un beau matin que j’eusse à m’arranger parce
que décidément il ne voulait plus habiter Trévoux, que ce séjour lui déplaisait
depuis l’acte de donation, et que sous un mois au plus il partirait et fermerait
son habitation. C’était en propres termes m’évincer ; je me plaignis, comme
on pense et demandai ce que j’allais devenir n’ayant pour m’abriter que le toit
paternel.
-Eric, me fut-il dit, m’avait promis qu’il te
prendrait auprès de lui et te donnerait de l’occupation dans son commerce ;
mais il ne tient pas sa promesse.
C’était la 1ère fois qu’une pareille confidence
m’était faite.
J’en écrivis 2 mots à mes enfants qui me répondirent
que je les trouverais toujours disposés à m’obliger.
Nous revînmes mon père et moi sur ce chapitre
; l’article intérêt brouille toujours les hommes, je fus exaspéré de son insistance
à me presser de prendre une détermination.
-Eh bien! lui dis-je, puisque vous me chassez
de chez vous, je demande que vous me veuillez y mettre à même de me créer une
existence. Il me reste fort peu de chose du capital compté d’après ma transaction
avec Alphonse ; je vais partir pour Paris et chercher encore une fois à m’y
caser ; mais vous voudrez bien me remettre ce que je puis légitimement vous
demander de la succession de ma mère dont vous vous êtes approprié le mobilier.
-A combien crois-tu pouvoir l’évaluer ?
-Mais au moins à 1.200 f., non compris l’argenterie.
A ces mots, il court à son secrétaire, me remet
cette argenterie, et me dit :
-Je vais te donner un bon de 300 f. sur Eric
qui a encore beaucoup à me compter, et avec ces sommes réunies tu peux mettre
ton projet de Paris à exécution.
J’acceptai l’argenterie, la délégation, et le
lendemain même je quittai mon père après quelques autres explications dans lesquelles
je me permis, poussé à bout, de lui rappeler quelques circonstances dont il
ne me croyait pas si bien instruit et qui, dans l’intérêt de son fils unique,
ne pouvait pas donner une grande idée de son attachement pour lui. Je ne sais
par quelle fatalité inconcevable, les enfants illégitimes qui ont pullulé dans
ma famille paternelle et maternelle, ont toujours, dans toutes les circonstances,
eu le secret de s’élever contre mes justes droits et de les faire prévaloir
sur ceux du seul enfant légitime.
Je débarquai avec tous mes effets chez mes enfants
alors établis dans le faubourg de La Croix Rousse2 près de Lyon, auprès de leur
aïeule paternelle ; ils me reçurent on ne peut mieux et pendant les 15 jours
que je restai auprès d’eux, je n’eus qu’à me féliciter de leurs prévenances.
Ma fille à cette époque était enceinte et attendait
sa prochaine délivrance ; nous avions formé le projet de faire nommer l’enfant
qui allait arriver par mon père et la grand-mère d’Eric ; ce couple eut présenté
une réunion de 160 et quelques années, on en voit rarement de pareil. J’écrivis
à mon père pour le prévenir que sous peu il aurait à venir pour remplir cette
formalité qu’il avait consenti à partager avec l’aïeule des époux. Il me répondit
que sa santé ne lui permettant pas de se déplacer, il m’autorisait à prendre
son lieu et place ; je fis agréer par la grand-mère cette substitution. Quelques
jours après Aline nous donna un beau garçon, le 12 9bre 1827, qui (d’après mes
désirs et pour me conformer à l’usage) fut nommé Jules, Claude, Robert, Gaspard.
Le 1er de ces noms lui fut donné à ma demande, pour perpétuer dans la famille
celui de mon fils que j’avais eu le malheur de perdre à 16 ans, les autres étaient
ceux de la marraine et du parrain selon l’usage. Il faisait au moment de l’aspersion
baptismale un îoid très vif, on fut obligé de mêler de l’eau chaude ; il me
semble encore voir le père embarrassé d’un vase d’argent qu’il avait apporté
de son logis pour la cérémonie.
Quelques jours après, lorsque les symptômes
des suites de la couche de ma fille ne donnèrent plus que les espérances positives
d’une parfaite convalescence, je me mis en route pour Paris et fus comme dans
le précédent voyage me mettre pensionnaire chez Mr Mousque, avec lequel ma belle-fille
avait continué ses relations. Je les ai un peu perdues de vue, je dois y revenir.
Je trouvai Laure soufFrante, je la questionnai
et n’eus pas de peine à lui faire avouer qu’elle était loin d’être heureuse.
Le docteur est un égoïste des plus prononcés, rapportant tout à lui, fort infatué
de son physique ; il est bien partagé sous ce rapport (c’est ce qu’on peut appeler
un bel homme) ; mais c’est tout au plus si l’on excuse dans une femme cet amour
de soi-même. Il n’a dans le caractère aucune Franchise, est défiant à l’excès
et ne croit pas à l’intégrité des autres. Il a, je le crois, des connaissances
dans certaines parties de son art ; il a fait quelques brochures sur les bains
de mer estimées, mais son travail est laborieux, son style parfois incorrect
et ma belle-fille y a fait assez souvent des corrections. Il allait à cette
époque fort assidûment chez un monsieur dont il avait connu la dame dans l’établissement
des bains de mer dont il avait la direction ; il lui faisait une cour assez
assidue ; ma belle-fille surprit quelques lettres et conçut des soupçons jaloux.
Avec une imagination aussi ardente que la sienne, les éclats ne se firent pas
attendre ; il y eut entr’eux des scènes violentes, plus d’une fois elle le menaça
d’une rupture ; mais lui, qui craignait de faire jaser, cherchait toujours à
la calmer et à lui faire envisager ses soupçons comme peu fondés. J’étais moi-même
induit à penser qu’elle était dans l’erreur, car je connaissais la dame et son
état maladif, lors même que je n’aurais pas eu la plus grande confiance dans
sa vertu, me donnait l’intime conviction de la non-existence d’une liaison même
passagère. Mais ma belle-fille n’était pas traitable sur ce sujet et se laissait
aller à des reproches continus et rendait vraiment son intérieur désagréable
à Mr Mousque. Plus d’une fois je fus forcé, malgré ma répugnance et le triste
rôle d’une tierce personne dans ces débats, à intervenir et à prendre parti
contre Laure, que cette prétendue injustice exaspérait encore davantage. Enfin,
un jour, poussé à bout, le docteur, en présence de Laure, me demanda un entretien
et m’entraîna dans le jardin des Tuileries pour me confier ses projets et me
faire ses doléances. Je vois encore d’ici le banc sur lequel nous prîmes place,
situé sur la terrasse, à l’une des extrémités du jardin, en face des bâtiments
de la rue de Rivoli. Là, dans un discours un peu diffus, il m’entretint des
torts de Laure envers lui, de son humeur jalouse à l’excès, des scènes continuelles
qu’il avait à essuyer et finit par m’annoncer que cette existence ne pouvait
durer plus longtemps ; je ne savais trop que répondre à une si vigoureuse sortie
; je cherchai à excuser ma belle-fille, mais je voyais bien où il voulait en
venir. Car, quelque temps avant mon départ de Trévoux je lui avais écrit, alors
qu’il était à Dieppe pour la saison des bains : je lui annonçai que je venais
de terminer mon procès contre Alphonse par une transaction, que j’avais établi
ma fille, que pour rendre ma satisfaction complète je n’avais plus qu’à assurer
le sort de ma belle-fille, et que je le priais de vouloir bien s’occuper de
ce soin. Il me répondit que cette affaire était trop délicate pour être traitée
par correspondance, mais que, mon intention étant de venir à Paris, nous en
causerions Franchement ; voilà sans doute l’unique réponse de ma proposition
qu’il jugeait à propos de me faire. Je rendis compte à ma belle-fille de la
partie de cette conversation qui pouvait lui être racontée, elle prit la balle
au bond et voulait sur l’heure, sans aucun souci de l’avenir, quitter le docteur
; mais celui-ci qui ne jugeait pas encore le moment opportun, ou qui, tout me
porte à le croire, avait une arrière-pensée, la pria de regarder tout ce qui
s’était dit comme non avenu ; elle se calma et les choses restèrent in statu
quo.
Quelques jours après, le docteur, sous le prétexte
de me procurer un emprunt, me pria de lui confier la copie de l’acte de donation
de mon père dont je lui avais parlé devant ma belle-fille ; je la lui remis
; après l’avoir gardé une semaine entière il me le rendit en me disant avec
ce petit air indifférent ou hypocrite qu’il savait si bien prendre :
-Vous ne pouvez pas espérer de trouver à 120
lieues de distance un prêt sur cet immeuble ; j’en ai parlé à plusieurs hommes
d’affaires.
Le fait est qu’il avait pris copie et que plus
tard il dressa ses batteries d’après les données qu’il acquit.
Cependant, je m’étais adressé à Mr le Ministre
du Commerce auprès duquel j’avais quelqu’accès pour solliciter une place dans
ses bureaux nouvellement organisés ; Monsieur de Saint-Criq me répondit qu’il
n’avait aucun emploi disponible.
J’avais été reçu avec bienveillance dans la
maison du Monsieur que Mr le docteur visitait îéquemment et ce, pour faire
sa cour, à ce que prétendait Laure, à son épouse ; ils me témoignèrent tous
les 2 quelqu’intérêt et m’en donnèrent bientôt des preuves.
Ce Monsieur avait alors l’entreprise d’une Messagerie
sur Bruxelles et était en grande relation avec l’administration des Messageries
Générales de France ; il voulut bien me présenter à M.M. les administrateurs
de ce service, me recommanda chaudement, et après 2 mois de sollicitation, je
parvins à obtenir mon admission dans un des bureaux comme surnuméraire. Le 1er
jour de mon début, je fus comme on pense bien neuf, le lendemain je m’indignai
contre mes yeux de ne pouvoir travailler à la lumière ; le surlendemain j’étais,
selon l’ordre, au bureau à 5 h du matin (en mai 1828) pour recevoir la diligence
arrivant de Bordeaux ; à peine le travail terminé il me prend un coup de sang
; je ne sais où je suis, je tâche de me remettre et sors prendre le grand air
; je rentre à mon logement dans un état afîeux ; je me mets au lit, mon hôtesse
me soigne avec empressement et fait prévenir Mr Mousque de mon indisposition
; il arrive, ordonne quelques boissons, des remèdes et le lendemain me presse
de revenir chez lui, que j’y serai plus convenablement et qu’il occupera mon
appartement. Je me rends à son domicile en voiture ne pouvant aller à pied,
j’étais vraiment défait et très souFrant ; ma belle-fille en fut alarmée et
craignait avec raison une rechute de mon afîeuse maladie. Cependant j’insistai
le soir pour ne pas déranger le docteur, et à l’aide des bras d’un ami je me
retirai chez moi ; je fus encore très fatigué pendant une huitaine, mais je
me rétablis ensuite promptement. J’avais l’imagination Frappée de la crainte
de ne pouvoir remplir les fonctions qui m’étaient imposées et de perdre tous
les avantages que j’établissais déjà sur une admission dans cette entreprise
de Messageries qui était récente et pouvait m’ofîir par la suite un emploi
honorable et bien rétribué. Cette appréhension agit fortement sur mon cerveau
et fut l’unique cause de mon accident. Aussitôt que mes idées furent réassises,
je m’empressai d’écrire à Mrs les Administrateurs que le travail du soir à la
lumière m’étant difficile, je les priais d’avoir la complaisance de me faire
achever mon surnumérariat dans les bureaux de l’administration qui ouvraient
et fermaient aux mêmes heures que ceux des Ministères et des autres services
publics. Je reçus une réponse on ne peut plus obligeante, très détaillée, mais
qui ne me permettait pas de rien espérer.
Le Monsieur qui m’avait procuré ce poste, me
fit proposer par Mr le docteur d’aller à Bruxelles en occuper un dans l’administration
dont il était le chef. Mr Mousque m’engageait à aller m’y installer et à emmener
avec moi ma belle-fille à laquelle il ofFrait une pension pour que nous puissions
vivre en commun convenablement. Nous ne pouvions ni ne devions accepter, notre
délicatesse nous en faisait la loi ; nous n’en eûmes pas la pensée un seul instant.
J’avais laissé à Lyon quelques objets dont je
pouvais me défaire, ce fut une ressource pour peu de temps de mon séjour que
je prolongeais à Paris dans l’espoir de me procurer quelqu’emploi. Enfin les
ressources étaient épuisées, je m’adressai avec confiance au monsieur qui m’avait
témoigné ainsi que son épouse tant de bienveillance ; il consentit à me faire
état de 100 f. par mois pendant le temps que je prévoyais avoir encore à séjourner
à Paris ; je faisais des démarches pour arriver à un résultat sans aucun succès
; enfin, rebuté de tant d’entraves, déterminé par les sollicitations de ma belle-fille,
je pris le parti de retourner auprès de mes enfants.
Mais notre cher docteur crut le moment arrivé
d’effectuer une partie de ses projets. Il endoctrina ma belle-fille qui me dit
que sa sur ayant assuré sa créance sur moi, je ne devais pas trouver mauvais
qu’elle prit les mêmes précautions. Ce langage dans la bouche de Laure me causa
une vive surprise, mais enfin, je devais, je ne pouvais payer ; il était assez
juste de donner des sûretés pour l’avenir. Elle me proposa d’aller chez un notaire
de sa connaissance pour passer un acte qui assurât sa créance. Là, nous attendîmes
assez longtemps le tabellion qui était occupé ; j’eus plus d’une fois la tentation
de quitter la place sans rien conclure, mais cependant je me résignai à en finir.
Comme il y avait plusieurs comptes d’intérêts à établir et que l’homme de loi
était fort pressé, nous ne pûmes que jeter les bases de l’acte. Le docteur assista
à cette conférence et débattit les intérêts de ma belle-fille avec un zèle digne
d’éloges s’il n’avait pas caché des pensées qui se firent jour plus tard. Enfin
le lendemain 19 9bre notre acte fut signé3 et je reconnus ma belle-fille ma
créancière d’une somme de 819 f. dont les intérêts courent depuis cette époque
à son profit. Les intérêts échus antérieurement sur un capital de 6.000 f. reçus
d’elle, et les Frais du coût de l’acte furent ajoutés ensemble. Il fut stipulé
que cette somme de 819 ne serait exigible qu’après mon décès, que les intérêts
ne seraient payables qu’à celui de mon père. J’étais dans ces stipulations d’une
apathie si inconcevable qu’il ne me vint pas dans l’idée de réclamer diverses
sommes comptées à ma belle-fille, qu’elle me devait bien légitimement puisqu’elle
me portait en compte les intérêts de son capital prêté. Mais lorsque le moment
de régler arrivera, j’établirai aussi mon compte, parce que les bons comptes,
dit-on vulgairement, font les bons amis.
Cette opération terminée, je partis le lendemain
pour me rendre à Lyon auprès de mes enfants alors logés dans le quartier Saint-Jean,
6, rue Saint-Polycarpe ; mon gendre et ma fille m’accueillirent parfaitement
; comme ils n’avaient pas de chambre à me donner dans leur logement je me casais
dans un hôtel jusqu’à ce qu’ils m’eussent fait arranger un petit local dans
la maison en face de celle où ils logeaient. Une fois installé dans cet appartement
je me mis à apprendre la tenue des livres en partie double dans l’espoir que
cette connaissance me procurerait de l’emploi dans une ville essentiellement
commerçante. Lorsque j’eus fini mon cours, mon gendre me présenta à son associé
pour commencer à tenir quelques livres auxiliaires, ce que je fis pendant plusieurs
mois ; ensuite, dans les moments où mon gendre avait des occupations qui le
forçaient de s’absenter, il me chargeait de la caisse des ouvriers et ainsi
je cherchais à me rendre utile. Mon père pour fournir aux Frais de mon entretien
promit de m’envoyer une pièce de vin, mais elle est encore à arriver ; c’est
un brave et digne homme, sans contredit, mais il se ruine en promesses.
Dans les derniers jours de décembre 1828, mon
gendre éprouva des besoins pécuniaires, ou plutôt je commençai à être instruit
qu’il était aux expédients depuis fort longtemps. Je dois dire quelques mots
de sa position antérieure et de celle de son commerce ; et quoique les renseignements
que j’ai acquis à cet égard ne me soient parvenus que plus tard, c’est ici cependant
le cas d’en parler.
Lorsque Mr Eric Roulliet épousa ma fille, il
nous abusa mon père, Aline et moi sur sa fortune et sur l’état de son commerce.
Mde sa grand-mère qui avait une grande prédilection pour lui l’avait associé
avec un jeune homme qui tenait son existence d’une tante riche. Mde Roulliet
la grand-mère versa dans ce commerce une vingtaine de 1.000 f., la tante de
l’associé 10.000 f. Les opérations de ces jeunes gens ne furent pas heureuses
; un 1er inventaire donna de la perte, dans le 2d elle fut portée à 10.000 f.
Pour parer aux inconvénients qui pouvaient en résulter pour eux, ils eurent
l’idée de simuler un inventaire donnant un bénéfice à la société ; les parents
intéressés y ajoutèrent foi et tout alla au mieux. Ils continuèrent leurs affaires,
mais enfin Eric qui avait été forcé d’user de son crédit pour faire à mon père
les payements voulus par l’acte de donation, qui avait la charge d’un ménage,
voyant que son associé s’endormait sur sa position, et qu’avec un esprit aussi
borné et aussi peu apte aux affaires, ils finiraient par perdre tous leurs capitaux,
provoqua la dissolution de la société, avec d’autant plus de raison qu’un jeune
homme, Auguste Gautier, lié d’amitié avec lui et jouissant d’une réputation
d’intelligence justement acquise, se proposait pour une nouvelle société. Ce
traité se fit et lorsque je revins en 9bre 1828 auprès de mes enfants il y avait
déjà plusieurs mois que cette société existait [29 décembre 1827]. Ainsi, il
devenait constant que, en me vantant ainsi qu’à mon père et à ma fille son commerce
et sa fortune, il nous avait tous trompé puisque ses affaires étaient dans une
décadence complète et que les fonds de son commerce appartenaient en entier
à sa grand-mère.
J’ai dit plus haut que mon gendre ayant des
besoins pécuniaires, fit des démarches pour se procurer des fonds ; un négociant
de Lyon, propriétaire d’un terrain proche le domaine de mon père, lui en ofîit
; il me mena chez lui pour conclure l’opération ; j’y aidai de mon mieux ; ils
tombèrent d’accord et le 27 Xbre 1828 ils passèrent l’acte4 de prêt d’une somme
de 3.000 f. hypothéqués sur le domaine de Trévoux ; ma fille fut garante de
cet emprunt malheureusement pour elle comme on le verra plus tard.
1 Annexes 20 et
21.
2 81, rue Rouflarde,
qui devint Petite rue des Gloriettes ; actuelle rue Louis-Thévenet.
3 Annexe 10. Guifîey-Paris-17
et 18 novembre 1828.
4 Christophe François
Curnillon. Beccat-Trévoux-21 décembre 1828.
3 mars 1835
En mars 1829, mon gendre éprouva subitement
plusieurs crachements de sang ; je le forçai de consulter son médecin ; celui-ci
le traita avec le plus grand soin pendant 2 mois environ sans une amélioration
sensible. Un jour ce docteur me rencontre, je le questionne sur l’état de son
malade.
-Mon cher Monsieur, me répondit-il, je suis
fâché de vous le dire, mais votre gendre a la poitrine attaquée et son existence
est gravement menacée.
-Mais docteur, vous ne parlez sans doute pas
sérieusement.
Il me détailla alors les symptômes qu’il avait
reconnus et me conseilla de le décider à aller prendre les eaux du Mont d’Or
en Auvergne. Je fis part aux époux avec les ménagements convenables de la proposition
de l’Esculape ; ils étaient bien éloignés d’adopter un pareil conseil ; le malade
parce qu’il se jugeait atteint d’un cathare bien caractérisé et ma fille par
les désagréments qu’elle prévoyait par avance dans un voyage pénible et dispendieux
avec un enfant en si bas âge. Néanmoins, pour n’avoir rien à se reprocher, ils
se décidèrent à accepter l’invitation que leur fit Mr Roulliet père d’aller
passer quelques jours à la campagne, Malpas, Cne de Chavanay, Loire, près de
Condrieu en Dauphiné. Ils partirent donc le mari, la femme, l’enfant et la bonne
dans le courant de mai 1829 et me laissèrent pour soigner leurs affaires et
celles du commerce à la place de mon gendre. Dès le commencement de cette maladie,
je ne quittais plus le comptoir des associés ; j’y tenais définitivement la
caisse des ouvriers et tous les livres auxiliaires à part celui de la grande
caisse et du grand livre dont le 1er était dans les attributions de l’associé
et l’autre confié à un teneur de livres ambulant. J’entrais au magasin à 8 h
du matin, y déjeunais, allais dîner à 2 h du soir : ce genre de vie si opposé
à celui que je menais depuis quelques années, me fatigua dans les 1ers moments
; mais je sentis que les intérêts de mes enfants exigeaient de moi ce sacrifice
et je m’y résolus sans la moindre peine ; d’ailleurs cette occupation continuelle
faisait trêve à mes souvenirs et aux réflexions inquiétantes que faisait naître
la position de mon gendre. Je dois convenir cependant que j’étais loin de la
juger aussi mauvaise que l’avait annoncé son docteur ; j’attendais tout de sa
jeunesse et du temps qui est un grand remède à tous les maux.
J’étais au mieux avec l’associé de mon gendre
; il voyait mes efforts et mon assiduité au travail et m’en savait gré, du moins
ses procédés semblaient me l’annoncer. Ce jeune homme avait pour les affaires
commerciales, pour les détails et l’ensemble d’une fabrique de mouchoirs, schalls
façonnés de toute espèce, une aptitude parfaite ; il y joignait beaucoup de
goût, d’entente de la mode, une activité sans égale, et chose inouïe, il menait
les affaires et les plaisirs avec un égal succès et de îont. Après une journée
laborieuse, il consacrait à ses amis ses soirées et une partie de ses nuits
à ses maîtresses : tout allait au mieux. Dans les opérations avec les acheteurs,
il avait selon les circonstances du laisser-aller, il était pourvu de ce tact
nécessaire à un négociant de lâcher la marchandise qui n’est plus bien nouvelle
à tout prix sans le moindre bénéfice, même quelques fois avec perte ; dans ce
commerce de façonnés on doit agir ainsi, parce qu’un article réputé vieux va
toujours en perdant de sa valeur, et que le moment arrive où à quelque prix
que ce soit on ne peut l’écouler. Dans leur primeur certains articles donnent
20, 40, 60 % de bénéfice, mais il faut bien saisir le goût du moment, faire
des objets gracieux, et quand un est goûté, en produire à profusion et promptement.
L’article le plus en vogue dure peu, il est urgent d’en placer des masses ;
et si à chaque saison vous n’ofîez pas aux acheteurs des nouveautés en grand
nombre, une fabrique de façonnés en étoffes ou schalls est bientôt culbutée.
Je voudrais pouvoir louer avec la même sincérité les procédés du Dauphinois
associé avec ses vendeurs, mais pour ne pas m’exposer à trahir la vérité, je
garderai le silence. En résumé, les talents, le savoir-faire de ce jeune homme
faisaient prospérer ce commerce, et ils donnaient les plus belles espérances
; pourquoi la providence ne permit-elle pas à mes enfants d’en profiter ?
Mon gendre à son retour de la campagne de son
père me sembla moins soufFrant ; il éprouvait, me disait-il, un mieux sensible.
Son docteur qui en jugea comme nous, lui conseilla de quitter le logement qu’il
avait à cette époque, d’en prendre un plus aéré, en meilleure exposition, et
d’après ses avis, au terme de juin 1829, nous nous établîmes dans un fort joli
appartement donnant sur le Jardin des Plantes1. L’aspect de cette verdure réjouissait
l’âme, la foule des promeneurs, la délicieuse musique qu’on y entendait tous
les soirs ofFraient des diversions agréables ; mais mon gendre par 2 raisons
majeures ne pouvait apprécier ces avantages ; il était soufFrant et ces jouissances
n’allèrent jamais à son coeur : il n’avait d’autres passions que la soif de
l’or et ces ignobles fantaisies qu’elle produit ; je suis peiné d’avoir à le
peindre sous de si tristes couleurs, mais je dois dire la vérité. Ma fille qui
avait étudié son mari depuis les 1ers instants de son mariage, l’avait jugé
avec ce tact qu’elle possède, mais trop prudente, trop fière pour donner à penser
qu’elle prisait l’homme à sa juste valeur, elle se conduisit toujours comme
elle le devait et remplit tous ses devoirs avec un dévouement sans bornes.
Dans le nouveau logement où nous étions établis,
nous avions un commensal de plus ; c’était le jeune îère de mon gendre, Pierre
Nicolas Amaranthe, qui avait sur les instances de la grand-mère partagé sa table
pendant quelque temps, était allé avec les époux à la campagne du père et au
retour vint loger avec nous ; mais à ce moment il vivait dans une pension bourgeoise
; ce jeune homme avait fait à l’école de dessin de Lyon des études excellentes,
il commençait à s’essayer sur la peinture et annonçait de grandes dispositions
; de plus il avait de l’imagination, le goût de son art, et avec ces 2 véhicules
un artiste peut et doit avoir du succès.
Le petit Jules nourri par sa mère, commençait
à devenir gentil ; il avait de la difficulté à s’énoncer, mais il était vraiment
amusant dans sa manière d’estropier les mots ; la plume ne pourrait la rendre
que très imparfaitement ; mais ce qui est plus facile à décrire ce sont les
efforts journaliers de sa chère mère et de sa bonne pour l’endormir dans le
milieu du jour. C’était vraiment une psalmodie admirable que les rythmes employés
par l’une et par l’autre pour répandre sur cet Adonis mollement couché dans
son berceau les doux pavots de Morphée ; quelques fois ces complaintes monotones
duraient une grande demi-heure, le petit malin semblait y prendre plaisir ;
les autres auditeurs ne trouvaient pas la musique aussi parfaite, je pense.
Notre société à cette époque se composait de
peu de personnes ; mon gendre se trouvait mal à son aise au milieu d’un cercle
; d’ailleurs il avait quelque raison de s’y sentir déplacé ; si on s’entretenait
de sujets étrangers à son commerce il était dans l’impossibilité de prendre
part à la conversation : sciences, littérature, politique, spectacles, lectures,
tout cela lui était étranger ; je ne dirai rien de la musique, elle l’ennuyait
; cependant une romance ou un grand air d’opéra chanté par sa femme auraient
dû lui faire éprouver du plaisir, car elle a une fort belle voix et sait la
conduire avec un art infini ; elle a dans cet organe un mordant qui vous crispe
les nerfs, et sait y allier une suavité qui vont à l’âme ; c’est ce que toutes
les personnes qui l’ont entendue ont éprouvé.
1 13, Côte des Carmélites ; actuelle Montée
des Carmélites.
4 mars 1835
Mr Michel Beaujai, trésorier au Mont de Piété1
et ses 3 demoiselles étaient et sont encore des connaissances intimes dont le
commerce est des plus agréables. Monsieur est un homme d’une vaste érudition
et d’une prodigieuse mémoire, enthousiaste des arts, surtout de la musique,
au point que dans ses insomnies il chante des airs de grands opéras, si ce n’est
avec une voix Fraîche et moelleuse, du moins avec un goût et une méthode pure.
Il a un fonds de bonté dont plus que personne nous avons à nous louer mes enfants
et moi, mais comme nous avons tous notre côté vulnérable, je ne puis passer
sous silence ces mouvements de vivacité qui le font sortir de son caractère
à la moindre contrariété et ces manières que nous devons à l’âge. Melle Betzy
Morel, issue d’un 1er lit, tient un pensionnat de jeunes demoiselles
des familles les plus considérables du haut commerce ; j’ai toujours reconnu
en elle les qualités du coeur, de l’esprit, les connaissances qui lui font remplir
à la satisfaction générale les devoirs de sa position, mais un penchant bien
décidé à la critique ; au reste comme elle s’en tire avec esprit et un grand
tact, je suis des 1ers à l’excuser quoique bien des fois j’ai été en butte à
ses spirituels sarcasmes. C’est dans ce pensionnat qui alors était sous la direction
d’une sur anée de Melle Betzy, décédée depuis plusieurs années, que ma fille
a achevé son éducation, et si ma chère Aline a toujours suivi le sentier de
la vertu, c’est en très grande partie aux principes que ces demoiselles lui
ont inculqués dans sa jeunesse ; qu’elles veuillent bien ici recevoir les remerciements
que je leur dois et l’assurance de ma sincère gratitude.
Melle Julie, l’anée des demoiselles Beaujai
existantes aujourd’hui, est d’un caractère jovial, aimable, ayant vécu dans
la haute société et possédant les qualités qui y font briller, mais (ah! voilà
l’inévitable mais) elle aime beaucoup les hommages, et dans un cercle lorsqu’on
ne lui en ofîe pas le tribut auquel elle a des droits incontestables, certaine
petite bouderie s’empare d’elle ; on ne reconnaît plus son amabilité ordinaire.
J’ai eu dans un temps une correspondance assez assidue avec cette aimable demoiselle
; elle voulut une fois me chercher une petite querelle d’Allemand, je ne pus
résister, malgré mon respect et mon adoration pour le beau sexe à repousser
cette injustice ; je lui dois la justice de convenir qu’à ma 1ère visite elle
la répara avec un charme inexprimable. Elle a du laissez aller, de l’abandon
dans la conversation, une grâce parfaite de manière et le tout quand les personnes
lui conviennent.
Melle Cornélie, sa sur cadette, est un modèle
de toutes les vertus domestiques ; mariée aujourd’hui à un négociant de Lyon,
François Burel, je ne mets pas en doute qu’elle fasse le bonheur de tout ce
qui l’entoure. îoide au 1er abord, son âme est grande, noble et sent éminemment
tout ce qui est beau ; j’ai connu peu de femmes dont la mémoire fut aussi exacte
; rien ne se confond dans cette tête bien organisée.
Melle VilleFranche, aujourd’hui mariée à Mr.
. ., avoué à la cour royale de Lyon, était l’âme de nos petits cercles. Cette
jolie personne que Mr Beaujai appelait Bijou, a un caractère d’une égalité parfaite
; je ne crois pas lui avoir jamais vu un seul moment d’humeur, accueillant parfaitement
la plaisanterie, n’y répondant jamais qu’avec douceur. Elle est fort bonne musicienne
et touche du piano avec une certaine supériorité.
L’associé d’Eric, Mr Gauthier, venait assez
souvent dans nos réunions, mais il n’y jetait pas un grand intérêt : ses manières,
son ton étaient communs alors ; je présume que le temps et les sociétés qu’il
a îéquentées ont dû y apporter quelqu’amélioration ; mais à cette époque ses
liaisons avec certains jeunes gens piliers de cafés et d’estaminets n’avaient
pu que développer les germes d’une éducation assez grossière. Il est aujourd’hui
dans une situation brillante : son commerce a prospéré, il a épousé une femme
riche ; tout alors va bien.
Nous étions en relations assez intime avec une
cousine de mon gendre qui avait épousé le propriétaire d’un journal de Lyon
: cette dame extrêmement coquette fit pour se lier avec ma fille des avances
auxquelles il eut été impoli de ne pas répondre ; mais leurs caractères, leurs
penchants étaient diamétralement opposés ; cette liaison établie sur des bases
plus que légères ne fut pas de longue durée.
Je manquerais à mes souvenirs si je ne parlais
de la connaissance que mes enfants et moi fîmes en 1817 après ma 1ère maladie,
d’une demoiselle qu’une série d’événements a toujours mis en contact avec nous
et qu’aujourd’hui encore nous voyons avec un plaisir bien vif et bien sincère.
Melle Dupré2 tient à une famille honorable de Lyon, elle a reçu la meilleure
éducation et joint à ce précieux avantage celui d’un physique agréable. Je la
vois encore sur la galerie desservant nos 2 appartements, rue des Capucins à
Lyon, dans toute la Fraîcheur de la jeunesse, parée d’un déshabillé des plus
élégants, chaussée en petite maîtresse, animant notre conversation par des saillies
pleines d’esprit et de gaieté : elle luttait sous ce double rapport avec ma
belle-fille, mais je me garderai bien de m’établir le Pâris de ces dames ; je
veux et désire les conserver toutes 2 pour amies. Melle Dupré a passé par toutes
les épreuves de l’adversité et les a supportées avec un courage héroïque. ayant
perdu son père de bonne heure, restée avec une mère qui ne lui en a jamais témoigné
de tendresse, elle dut pourvoir par son travail à son existence ; elle établit
un atelier de fabrique de fleurs artificielles qui suffisait à ses besoins ;
à cette époque un jeune pharmacien lui faisait une cour assidue ; elle était
au moment de s’unir avec lui quand un jeune parisien se présenta, lui ofîit
ses hommages et demanda sa main. Le coeur était au pharmacien, mais il ne voulait
point se hâter ; un dépit fit préférer l’habitant de la capitale ; et voilà
les destinés. Mariée avec ce jeune homme qui avait un commerce de fleurs à Paris,
elle partit pour la capitale où après des vicissitudes sans nombre, elle perdit
en 18.. son mari qui lui a laissé 2 enfants. Un travail opiniâtre, une économie
bien dirigée ont soutenu pendant quelque temps sa très précaire existence ;
enfin aujourd’hui elle est employée dans un commerce de comestible où elle est
honorablement placée et rétribuée. Sa fille qui annonce des dispositions heureuses,
est dans un pensionnat, et son fils est dans une institution secondaire. après
des malheurs inouïs et constants pendant près de 15 ans, cette aimable et bonne
personne jouit enfin d’une tranquillité qui sera, nous l’espérons, de durée.
Dieu la rende dans l’avenir aussi heureuse qu’elle le mérite.
Les autres personnes que nous voyions quelques
fois n’étant pas de notre société intime, je m’abstiendrais d’en faire mention.
je garderai la même réserve à l’égard de mes amis particuliers que la perte
de ma fortune et la politique avaient éloigné de moi ; quelques uns sont restés
fidèles à l’amitié, mais la plupart. . . .
Donec eris felix multos numerabis amicos
Tempora si fuerint nebula, solus eris3.
Ovide avait grandement raison ; cet homme connaissait
le coeur humain. Que de belles choses à dire à l’appui de cet adage, mais je
laisse ce soin à une plume plus éloquente que la mienne, à un moraliste plus
éclairé.
Cependant la santé de mon gendre était loin
de devenir meilleure, je commençai à m’en alarmer ; je le pressai de consulter
un des docteurs jouissant dans notre ville de la plus haute réputation ; il
y consentit ; nous y fûmes ensemble. Je crus reconnaître à l’air et aux questions
de l’Esculape qu’il n’augurait rien de bon des suites de cette maladie ; ce
qui confira mes soupçons, ce fut le conseil sur lequel il insista d’aller sans
tarder prendre les eaux du Mont d’Or près de Clermont en Auvergne. Eric, toujours
d’une économie plus que rigide, se décida à ce voyage avec une facilité étonnante
; je l’y incitai fortement, j’en conviens, car je croyais alors sa guérison
possible et je pensais que dans une pareille circonstance il fallait se résoudre
sans hésiter à un sacrifice pécuniaire qui pouvait avoir un résultat immense.
Les dispositions pour le départ furent donc arrêtées, faites et dans le milieu
de juillet 1829 Eric se mit en route pour sa destination avec sa femme, son
fils. Je restai à Lyon, comme je l’avais été dans son précédent voyage chargé
de le remplacer (autant qu’il était en moi) auprès de son associé, mais de plus
que l’autre fois, de la surveillance du ménage confié aux soins d’une bonne
assez difficile à manier. Pendant la plus grande partie de cette absence, le
père de mon gendre vint s’établir chez son fils, je le reçus comme je le devais
et j’appris pendant ce séjour à connaître à peu près l’individu. C’est un être
assez bizarre, constamment de votre avis, peu sincère dans ses démonstrations,
égoïste par excellence, se croyant du talent pour la gestion des affaires commerciales
et rurales, et dans ces 2 parties ayant assez sottement dépensé des sommes considérables,
ruiné son avenir et celui de sa famille. avec l’air d’une satisfaction modeste
et une constante dénégation d’appétit, il était assez difficile de le satisfaire,
je m’en suis aperçu ; souvent je faisais de mon mieux, mais j’avais le regret
de ne pouvoir pas toujours le satisfaire. J’ai supposé bien des fois des intelligences
avec notre bonne, mais je n’avais pas l’air de m’en douter ; s’il a cru que
je les ignorais, le pauvre homme était dans une erreur des plus complètes. En
bonne vérité, je n’ai jamais pu concevoir comment la fougue des passions peut
nous emporter vers une femme dont l’éducation et la position dans le monde ne
soit pas à notre hauteur ; quelque belle que puisse être une personne de cette
classe, jamais elle n’aura de moi un instant d’attention, malgré mes 12 lustres,
et il faudrait bien que mon caractère éprouvât de grands changements pour me
décider jamais à nouer une pareille intrigue.
Enfin après un mois d’absence nos voyageurs
furent de retour : Eric, un peu échauffé par la route, me parut moins faible
qu’avant son départ ; il parut le lendemain au magasin, mais il n’y remit plus
les pieds, et depuis ce moment sa santé fut en déclinant. Je n’osais encore
dire à ma fille les pressentiments funestes qui me troublaient ; je ne pouvais
en raisonner qu’avec sa grand-mère et son jeune îère qui habitait le même appartement
que moi.
1 Situé derrière
l’église Saint-Bonaventure. Détruit.
2 Félicité Emilie
Dupré. Née à La Croix Rousse, Rhône, le 1er octobre 1791, fille de Balthazard
et de Jeanne Clément. Épousa le 9 octobre 1819 à Lyon, Joseph Linet, né à Grenoble
le 18 août 1791, fils de Barthélémy et de Catherine Arthaud ; fabricant de plumes
et de fleurs à Paris, rue Salle au Comte.
3 Les Tristes.
Lib. I, Elégie 9, vers 5 et 6. Le texte de l’édition Budé porte :
Donec eris sospes multos numerabis amicos
Tempora si fuerint nubila, solus eris.
Tant que tu seras heureux, tu compteras de nombreux
amis
Si le temps devient sombre, tu seras seul.
5 mars 1835
J’eus l’idée de m’adresser au médecin inspecteur
des eaux du Mont d’Or pour savoir ce qu’il pensait de la maladie de mon gendre
; il me fit une réponse foudroyante et m’annonça en termes clairs et précis
qu’il devait me prévenir que le mieux apparent qu’avait paru éprouver son malade
n’était qu’une halte de la maladie. Je compris toute la portée de ces mots ;
je ne crus pas cependant devoir encore annoncer à ma fille l’état véritable
de son mari ; elle le jugeait beaucoup moins grave qu’il n’était. Mais sa grand-mère
commença à la préparer à l’événement qu’on pouvait appréhende, et elle le fit
avec peu de ménagement : pourquoi donc la vieillesse nous rend-elle si îoids
? pourquoi semble-t-il que notre coeur se ferme quand nous approchons de notre
terme ? Mais ne nous plaignons pas, c’est sans doute un bienfait de la providence
pour nous rendre moins amères les privations que nous allons bientôt éprouver
; il faut pour être ici bas moins malheureux, envisager les objets sous le point
de vue le plus flatteur, ainsi fais-je ; je conseille à mes enfants, surtout
à Laure et à Aline, de suivre ce système ; elles s’éviteraient bien des peines.
Le docteur qui avait soigné jusque là mon gendre
vint à quitter Lyon et fut remplacé par un de ses conîères qu’il avait recommandé
auprès de nous. Sans vouloir (ce qui ne me conviendrait guère) juger le mérite
de ce jeune Esculape, je l’ai toujours considéré comme très novice dans son
art ; sa conversation n’annonçait pas des études bien faites, et plus tard le
rôle plus qu’insignifiant qu’il remplit dans une consultation de conîères qui
eut lieu chez mon gendre et pour lui, me prouva que mes conjectures n’étaient
point hasardées.
Cependant le mal empirait ; nous tous qui entourions
le malade nous nous en apercevions d’un jour à l’autre ; le malade était continuellement
oppressé ; il arrachait avec peine des crachements qui dénotaient aux moins
clairvoyants la nature de son affection pulmonaire ; lui seul savait se faire
illusion ; c’est une particularité remarquable dans cette maladie de s’imaginer
qu’elle n’est produite que par un rhume négligé ; il est possible que ce soit
une des causes, mais ce n’est pas la dominante au dire des gens de l’art. Il
est au surplus fort heureux pour ces malheureuses victimes qu’elles se bercent
jusqu’au dernier moment de l’espoir de renaître à la santé, car, conservant
toute leur présence d’esprit et n’ayant pas ces vertiges précurseurs de la mort,
elles seraient bien plus malheureuses que ceux qui, accablés par la force du
mal et la tête entièrement perdue ne sentent pas les approches du trépas.
Mon malheureux gendre, nonobstant les soufFrances
de son mal, avait encore des peines bien cruelles à dévorer : lui, toujours
si replié sur lui-même, si peu confiant, chercha enfin à épancher son coeur.
Il m’avait cruellement trompé ; ce fut à moi qu’il eut recours, il me jugea
capable d’oublier un juste ressentiment ; son attente ne fut pas déçue. Je vis
les efforts inouïs qu’il fit pour me cacher encore une partie de la vérité,
mais ce fut en vain, j’en eus pitié ; le malheureux était trop à plaindre pour
me permettre des reproches.
Il me confia enfin que les fonds qu’il avait
dans son commerce ne lui appartenaient pas, que la majeure partie était un prêt
de sa grand-mère ; que l’opération sur Trévoux lui était extrêmement onéreuse
par les remboursements à effectuer à des époques fixes, que les levées de son
commerce n’étaient pas suffisantes pour l’entretien de son ménage etc., etc.
; j’aurais pu faire bien des observations, mais je me contentai d’aviser avec
lui aux moyens de le sortir de ces embarras. Il était en négociation pour un
prêt avec un de ses amis, il me pria d’en hâter la conclusion ; je fus assez
heureux pour y parvenir ; je dirai bientôt comment ma fille et moi sans nous
en douter faillîmes à être compromis par suite de cette affaire.
Depuis plusieurs mois la liquidation1 de la
1ère société de mon gendre était en arbitrage, et sa maladie ne lui permettant
pas de s’en occuper, il me pria de le remplacer pour fournir à M.M. les arbitres
les renseignements nécessaires. Ce fut alors seulement que j’eus connaissance
de la véritable position de cet ancien commerce et des pertes qu’il avait éprouvées.
Enfin, après des discussions sans nombre, M.M. les arbitres étaient d’accord
sur les bases de leur jugement et ils allaient prononcer la sentence arbitrale
quand un événement imprévu y mit obstacle.
L’état de la maladie de mon gendre empirait
chaque jour, et chaque jour amenait un nouveau projet ; nous ne pouvions sa
femme, son îère et moi en contrarier un seul ; il eut des explications fort
vives avec son associé Auguste Gautier et il voulait à toute force demander
la dissolution de l’acte de société.
Il était d’un autre côté fort peu satisfait
de son nouveau docteur et me pria de voir celui qui lui avait conseillé les
eaux du Mont d’Or pour le décider à lui donner ses soins. C’était une mission
fort délicate, car on sait que Messieurs les médecins ne se permettent pas d’entreprendre
la cure d’une maladie qu’ils n’ont pas suivie dès son origine ; c’est un procédé
délicat auquel ils tiennent entr’eux. Néanmoins sur les instances réitérées
du malade je fus trouver le docteur qu’il désirait ; j’étais loin de prévoir
sa réponse :
-Voulez-vous, Monsieur, me dit-il, que j’aille
assister à des funérailles, car la personne pour laquelle vous réclamez mes
soins ne verra pas finir la 1ère quinzaine d’octobre.
Nous étions au milieu de 7bre. On peut juger
de l’impression que me firent ces paroles ; j’étais atterré ; cependant il fallait
trouver un subterfuge pour sortir d’embarras auprès de mon gendre et de ma fille.
Je leur dis que le docteur à qui j’avais soumis sa demande m’avait répondu qu’il
ne faisait plus de visites qu’à d’anciennes connaissances, qu’il avait renoncé
à la pratique de son art et se contentait de donner des consultations dans son
cabinet ; cette réponse évasive parut satisfaisante ; c’est ce que je désirais.
Le îère seul du malade fut par moi mis dans le secret et nous convînmes qu’il
fallait par quelques phrases détournées donner à ma fille l’éveil sur la position
désespérée de son mari. Cette mission était bien autrement pénible ; enfin je
tâchai de m’en acquitter de mon mieux. La malheureuse femme ne pouvait se dissimuler
que l’état de son époux empirait chaque jour, et je crois qu’elle ne pouvait
plus se faire illusion sur le résultat. Nous menions tous une vie des plus pénibles
; le spectacle d’un jeune homme en proie à une maladie mortelle, une femme et
un enfant à la veille de perdre leur soutien, celui qui pouvait assurer leur
existence, quels tristes sujets de réflexions! ! ! Nous n’avions pas un instant
de repos la nuit, les quintes de toux se succédaient presque sans intervalles,
et à chacune il semblait que les efforts du malade allaient briser sa poitrine.
Ah! comme il soufFrait.
La grand-mère que je voyais îéquemment pour
lui rendre compte de l’état de notre malade, crut que le moment était venu de
s’occuper des cérémonies religieuses ; elle me pria en grâce de décider mon
gendre à remplir les devoirs que lui imposait la religion. Je lui fis cette
ouverture avec tous les ménagements que je devais ; il l’accueillit fort bien,
et quelques jours après, tout se passa à notre satisfaction entière.
1 Acte de dissolution : Tribunal de commerce
de Lyon-21 mars 1828.
6 mars 1835
Jusque là notre malade avait toujours nourri
l’espoir d’une prompte et parfaite guérison ; la nouvelle de la mort inopinée
d’une des demoiselles Beaujai le Frappa :
-Hélas, dit-il avec un sourire mélancolique
; elle me précède de bien peu.
Nous fîmes tout ce qu’il dépendait de nous pour
éloigner une pareille idée. Cet événement nous fit faire de bien douloureuses
réflexions : Melle Olympe Beaujai était soufFrante depuis longtemps d’une affection
pulmonaire ; son père avait jugé à propos de l’envoyer à une maison de campagne
située à 2 petites lieues de Lyon pour y respirer un air plus pur ; une de ses
surs restait avec elle pour lui donner des soins. Je me rappelle qu’un dimanche
de 7bre 1829 j’étais allé rendre une visite à la famille Beaujai, on m’engagea
à faire un tour de promenade ; nous nous dirigeâmes du côté de la barrière de
Serin sur la rive gauche de la Saône pour aller au devant d’une des demoiselles
qui devait arriver de la campagne où était sa sur malade et nous en donner des
nouvelles ; nous nous croisâmes avec elle et ne pûmes pénétrer qu’avec peine
la foule innombrable qui remplissait les quais. Ce jour-là, 6 septembre 1829,
le général La Fayette, de retour d’un voyage dans l’Auvergne, était à Lyon et
le parti libéral avait organisé une promenade en bateaux à l’Isle Barbe pour
fêter son héros et son chef. J’ai rarement vu une affluence aussi considérable
; une pluie battante et imprévue mit quelque désordre dans une population pressée
dans un espace si étroit, mais elle fut de peu de durée ; tout reprit bientôt
sa place, et chose étonnante, l’autorité qui voyait avec un déplaisir cruel
cette ovation, n’avait pris aucune mesure de précaution, on n’apercevait ni
gendarme, ni employé de la police, et les citoyens ne furent jamais plus doux
et plus honnêtes : il est vrai que les cœurs étaient satisfaits et que la vue
d’un des soutiens de la cause nationale électrisait toutes les âmes et ne faisait
naître que des sentiments de bienveillance. Nous tous présents à cette réception,
nous dûmes apprécier le bon esprit du peuple, et faire la différence que lui-même
mettait dans les hommages salariés rendus aux grands du jour. Je ne doutai pas
alors que le voyage du vétéran de la liberté n’eut un but politique ; les événements
de 1830 ont confirmé mes soupçons.
La pluie dispersa notre société, je me chargeai
de ramener chez elle Melle Betzy qui logeait non loin du quartier que j’habitais
; nous étions malgré le parapluie dont nous étions muni, percés par la pluie
; cette complaisante demoiselle ne voulut jamais permettre que je l’accompagnasse
jusque chez elle et me laissa à quelques pas de mon logis. Le lendemain matin,
j’appris que Melle Cornélie à son retour de la campagne avait annoncé à sa famille
la fatale nouvelle du décès de sa sur Olympe qui s’était éteinte dans ses bras
et ceux de Melle Julie qui restait, comme je l’ai dit, auprès d’elle. Ma pauvre
Aline fut atterrée de cette perte inattendue ; hélas! elle semblait, selon les
présages sinistres de son époux lui en annoncer une plus cruelle encore. Je
donnai des larmes sincères au souvenir d’une jeune personne dans laquelle j’avais
reconnu de précieuses qualités. Melle Olympe avait une figure agréable, des
traits nobles, une tournure aérienne, une conversation douce et attachante,
un son de voix qui allait à l’âme. hélas! et avec tous ces avantages périr dans
la fleur de l’âge ; tandis qu’elle eut pu faire le bonheur d’un galant homme!
! !
7 mars 1835
Dans le nombre des créanciers d’Eric se trouvaient
2 surs, les mêmes demoiselles Arnaud auprès desquelles il m’avait engagé à prendre
des renseignements sur sa famille et sur lui avant son mariage, qui s’en étaient
acquittées avec une si rare impartialité et avec des accointances si honorables
pour leur délicatesse. Ces demoiselles, anciennes amies de la famille Roulliet,
avaient constamment témoigné à mon gendre un attachement qui paraissait sincère
; elles avaient même facilité avec une partie de leurs économies son établissement
commercial. Il leur avait souscrit au nom de la raison de commerce un billet
de 2.000 et quelques 100 livres dont l’échéance était à terme en fin 7bre 1829.
Je fus chargé par Eric de les voir, de leur proposer un nouveau terme d’un mois
pour lui donner le temps de se mettre en mesure ; elles s’y refusèrent avec
une désobligeance d’expression à laquelle je n’étais pas accoutumé et que je
n’attendais pas à éprouver d’elles. Je les remis à leur place avec ces égards
toutefois qu’on doit aux dames et fis part à mon gendre du résultat de ma mission.
Il fallut aviser à ce remboursement avec d’autant plus de raison que l’effet
souscrit comme je viens de le dire au nom du commerce, l’associé, s’il venait
à en être instruit, pourrait s’en trouver formalisé. C’est ce qui arriva par
l’inconséquence des créancières qui vinrent demander au comptoir si leur billet
serait payé à son échéance, parce qu’elles avaient disposé de son montant. A
la vue de ce titre, l’associé vint chez Eric, lui reprocha en termes assez durs
d’avoir violé une des clauses de leur acte d’association qui défendait formellement
à tous 2 de se servir pour leur propre compte de la signature sociale ; il ne
parlait de rien moins que de demander judiciairement la dissolution de la société.
Je m’entremis dans cette discussion, cherchai à calmer Mr Gauthier et sortant
avec lui je lui représentai que c’était bien inutile de recourir aux tribunaux
pour obtenir une décision que l’état de mon gendre devait lui faire regarder
comme devant naître incessamment d’elle-même. Il voulut bien ne pas aller plus
avant, et après bien des démarches nous parvînmes à trouver les fonds pour rembourser
ces demoiselles. Dans l’intervalle de ces démarches, craignant de ne pouvoir
les satisfaire avant l’échéance, je fus d’après le conseil d’Eric, les intéresser
en sa faveur et leur demander pour un mois seulement une prorogation ; à cette
proposition on ne pourrait se faire une idée de l’emportement de ces demoiselles
; il me semble voir encore la moins âgée des 2, se promenant à pas précipités
dans la pièce où nous nous trouvions, les yeux hors de leurs orbites, le visage
empourpré, gesticulant comme une démoniaque, entassant les unes sur les autres
les phrases qu’elle avait peine à achever tant la colère la suffoquait, et finissant
ses belles tirades dignes des halles, par ce reFrain :
-Nous voulons notre argent, rien que notre argent.
Je dus les quitter, n’espérant aucuns succès
de ma démarche. Le même jour, mon gendre reçut une assignation pour satisfaire
à cette dette et le surlendemain tout fut terminé.
Ce n’est pas sans quelque fondement qu’on accuse
les dévotes d’être irascibles ; j’en ai eu dans cette circonstance une preuve
des mieux caractérisées ; quand à l’épithète de dévotes que je me permets de
donner à ces demoiselles, je ne la prends pas dans la véritable acceptation
du mot ; car une véritable et bonne dévote ne se mettra jamais dans une semblable
fureur ; la colère est déjà un des 7 péchés capitaux ; dans quelle catégorie
doit alors se trouver le mouvement désordonné dans lequel cette furie s’es présentée
à moi. Je voyais quelquefois ces demoiselles, j’ignorais alors leur procédé
dans ma visite d’information sur mon futur gendre, elles témoignaient à ma fille
et à moi de l’amitié, mais depuis ce moment j’ai rompu toute relation avec elles
; je m’en félicite. Autant j’aime les femmes douces, honnêtes et Franches, autant
je déteste celles qui sont acariâtres, hypocrites et dont la conversation dénote
peu d’usage du monde.
Cet événement fit une terrible impression sur
mon gendre ; j’ai l’intime conviction qu’il hâta la catastrophe : depuis lors
son sang s’enflamma, les expectorations vinrent avec plus de peine ; il tomba
dans une espèce d’atonie dont il avait peine à se relever de temps à autre.
Dans les visites assez îéquentes que je faisais
à la grand-mère pour lui donner des nouvelles du malade, elle me parla de ses
relations d’intérêts avec lui ; j’appris, à mon grand étonnement, que les fonds
du commerce étaient entièrement à elle et qu’Eric lui en payait strictement
des intérêts. De retour au logis je fis part de cette découverte à ma fille
; j’eus tort peut-être, mais j’étais vivement affecté d’une pareille déloyauté
: venir solliciter la main d’une jeune personne en affirmant que la position
du prétendant était assurée, qu’il était à la tête d’un commerce marchant bien,
tandis qu’il n’avait pas un sol vaillant bien loin de là, et que cette 1ère
société ofFrait une perte de plus de 10.000 f., voilà des choses qui passent
toute croyance, et je n’ai jamais pu comprendre une pareille audace. Nous avions
ma fille et moi d’autant plus de raison d’être irrités que cette connaissance
de ses procédés antérieurs coïncidait avec les créances qui de droite et de
gauche parvenaient à notre connaissance. Il y eut moi présent, une explication
fort vive entre les époux ; ma fille se plaignit amèrement de ce que son grand-père,
elle et moi avions été indignement trompés ; l’expression était juste, peut-être
intempestive, vu la position du malade, mais elle est excusable dans une femme
qui se voit à la veille de perdre son mari et de rester avec un enfant sans
la moindre ressource. La réponse du coupable fut ce qu’elle pouvait être, entortillée,
sans Franchise et sans dignité.
Ces diverses scènes redoublèrent les symptômes
de la maladie ; cependant il y eut un mieux et nous nous bercions de nouvelles
espérances quand le malade, incapable de marcher, fut obligé de s’aliter : les
jambes s’enflèrent à vue d’il ; les expectorations ne donnaient plus que des
parcelles pulmonaires, les efforts pour les produire étaient si violents que
le sang sortait par les yeux, les mains étaient déchirées dans les rages de
la douleur ; les cheveux étaient hérissés ; le malheureux était hideux à contempler.
Dans la nuit du 5 au 6 nous crûmes qu’il ne résisterait pas ; la journée du
lendemain fut plus calme, il ne pouvait presque plus faire d’efforts ; nous
voyions la vie peu à peu l’abandonner, il ne conservait plus d’espérance. Le
soir je priai une dame de nos voisines de vouloir bien recevoir ma fille qui
ne pouvait entendre les râlements de ce malheureux ; elle fut accueillie avec
le plus tendre intérêt ; depuis si longtemps elle était privée du sommeil qu’elle
s’endormit presqu’aussitôt qu’on l’eut coucher.
Sur le minuit le malade paraissait moins soufFrant
; j’étais auprès de lui avec la garde-malade ; il m’appelle d’une voix éteinte
et me dit :
-Faites-moi le plaisir de me donner à boire.
Je m’empresse de le satisfaire ; il prend la
tasse de tisane, et en la rendant à la garde, il baisse la tête sur l’oreiller
et expire1. Ainsi mourut à l’âge de 29 ans un jeune époux qui ne comptait que
3 années de mariage, laissant une femme, un enfant et une succession très embarrassée.
Au moment de ce passage de la vie à la mort,
les 3 personnages présents se précipitèrent à genoux, mus par un sentiment religieux
qui domine dans ces circonstances solennelles ; nous nous relevâmes au bruit
d’un ouragan qui brisa nombre de croisées et qui ne dura que peu d’instants
fort heureusement.
Ma fille ne se réveilla qu’au jour ; j’avais
prévenu la dame chez laquelle elle se trouvait, de l’événement ; quand nous
pûmes son beau-îère et moi être admis près d’elle, je dus répondre à ses questions
réitérées.
-Il ne soufîe plus, fut ma seule réponse.
Une attaque de nerfs des plus violentes s’empara
de cette pauvre Aline ; elle était à peine calmée que j’avais fait arriver une
voiture pour la conduire chez les demoiselles Beaujai où un appartement lui
était préparé. Je lui apportai moi-même les objets nécessaires à sa toilette,
ne voulant pas qu’elle rentrât dans son appartement ; mais en passant sur le
pallier, nous eûmes toutes les peines du monde à l’empêcher d’y pénétrer ; nous
la transportâmes crispées d’une manière afîeuse dans la voiture et nous partîmes.
Ce trajet était d’un lugubre au-delà de toute expression. La pauvre femme établie
dans le fond de la voiture dans un état d’anéantissement total, suite ordinaire
de ces ébranlements nerveux, recevant sans y prendre le moindre intérêt les
consolations de son père et de son beau-îère ; le petit Jules à qui j’avais
donné quelques joujoux et des bonbons pour captiver son attention était morne,
taciturne et semblait quoiqu’il n’eut que 2 ans, réfléchir sur la perte qu’il
venait de faire ; ce spectacle était afîeux et touchant, et il fallait renfoncer
ses larmes, dans un moment où les épancher vous soulagerait tant! ! ! Enfin,
nous arrivâmes, je laissai la veuve et l’orphelin dans les bras de l’amitié
et je sortis pour m’occuper des détails de la triste cérémonie.
Nous ne pûmes attendre pour l’inhumation les
24 h prescrites par la loi, tant était forte l’odeur cadavéreuse ; le médecin
donna un certificat pour la hâter et sur les 4 h de l’après-midi du 7 8bre 1829
nous nous mîmes en marche pour le lieu du repos, Loyasse. Arrivé sur les hauteurs
qui dominent le cimetière nous fûmes assaillis d’un coup de vent auquel les
porteurs du corps ne purent résister ; le cercueil glissa à terre et rendit
un son rauque qui fit sur tous les assistants un effet inexprimable. Je suivais
le convoi, placé immédiatement derrière le cercueil, plongé dans des réflexions
bien tristes ; je me sentais la tête en feu, elle fut constamment découverte
pendant tout le trajet et la cérémonie dernière ; enfin tout fut terminé et
nous nous retirâmes. Je couchai seul dans cet appartement, j’y dormis peu, tant
de pensées sinistres s’emparaient de moi, et ma tête bouillonnait ; depuis 3
semaines je n’avais pas passé une seule bonne nuit, et le jour il fallait travailler
au comptoir ; j’avais essayé pour ne pas m’endormir sur les livres et les comptes
de prendre du tabac, ce remède opérant quelques fois, mais le plus souvent il
devenait impuissant contre la force du sommeil.
Dans le milieu de 7bre, lorsque l’état de mon
gendre, la nature surtout de sa maladie, les pronostics des gens de l’art durent
me convaincre que le résultat ne pouvait être que fâcheux, je sondai la grand-mère
sur ses intentions relativement aux fonds qu’elle avait dans le commerce d’Eric
; elle me parut décider à ne pas les retirer ; mais auparavant, ne connaissant
pas personnellement l’associé de son petit-fils, elle me pria de lui dire de
vouloir bien monter auprès d’elle ; il fut la voir, et à ma 1ère visite elle
me parut enchantée de lui : je mis alors en avant le projet que j’avais formé
de continuer sous la même raison le commerce de mon gendre s’il venait à succomber
; la grand-mère accueillit ce plan ; alors je dus le soumettre à l’associé d’Eric
qui me donna une réponse écrite dans laquelle il acceptait, en cas d’événement,
ma proposition. Mais quelques jours plus tard, Eric dont l’imagination était
travaillée par la crainte de voir la dissolution de l’acte de société demandée
par Mr Gauthier, me communiqua son projet de m’associer à sa place, et en conséquence
il obtint du propriétaire la location du magasin et comptoirs pour 6 années
; dans ces entrefaites Eric succomba et l’associé instruit peut-être de cette
circonstance changea de conduite envers moi. Le jour même des funérailles, au
moment où je prenais pour les acquitter dans la caisse des ouvriers que je tenais
depuis la maladie de mon gendre, il me dit avec un ton aigre :
- Il y a dans votre caisse un déficit de tant.
- C’est vrai, lui dis-je, mais je vous l’expliquerai
quand l’instant sera venu, je ne crois pas le moment opportun.
-Eh bien! alors, reprit-il, prenez tout ce que
cette caisse renferme pour les Frais de cette journée et nous réglerons le tout
plus tard.
Le lendemain, il me pressa de signer un état
de caisse arrêté par lui ; je m’y refusai ; alors il me dit insolemment qu’il
m’y forcerait par autorité de justice ; je lui en portai le défi ; nous nous
dîmes plusieurs mots fort durs ; enfin, je quittai le comptoir en lui Frappant
sur l’épaule et l’apostrophant ainsi :
- Si vous avez du coeur, vous me rendrez raison
d’une conduite aussi déloyale.
Mais cette attaque en resta là ; j’avais à faire
à un homme plus amateur d’espèces que de duels.
Cependant nous avions plusieurs fois l’idée
les 2 commis de la maison et moi de nous associer pour le genre de commerce
que faisaient nos chefs ; mais comme on pense bien elle n’avait pu nous venir
aux uns et aux autres que depuis la gravité bien reconnue de la maladie de mon
gendre et son issue probable. Le fâcheux événement arrivé et les choses ainsi
terminées entre l’associé et moi, je crus le moment favorable pour mettre à
exécution le projet d’association avec ces jeunes gens. Nous nous abouchâmes
ensemble, convînmes des points principaux et de la démarche que je ferais auprès
du propriétaire pour me faire concéder la prorogation du bail qu’avait obtenu
mon gendre. Ce point fut chose facile à obtenir, la location étant avantageuse
à ce propriétaire, nous tombâmes donc d’accord.
Ces 2 jeunes gens dont l’un était dessinateur
de la maison et l’autre 1er commis, tous 2 intelligents et actifs, firent de
leur côté des démarches pour obtenir des fonds auprès de leurs parents et connaissances
; ils ne purent en venir à bout ; alors je me présentai avec la certitude de
ceux de la grand-mère et leur fis des conditions qu’ils ne jugèrent pas à propos
d’accepter : de cette manière je me vis chargé d’une location de. . .f. pour
9 ans, et le propriétaire avait en outre des droits contre ma fille comme héritière
de son mari, ce qu’elle déclina plus tard comme je le dirai. Nous fîmes mettre
écriteau pour la location et le propriétaire trouvant une ofîe avantageuse
nous déchargea l’un et l’autre de cet engagement.
Je tenais par ma correspondance ma belle-fille
au courant des diverses phases de la maladie de mon gendre, et quand je vis
arriver le moment où tout espoir était évanoui, je l’engageai à faire des dispositions
pour venir auprès de sa sur lui apporter les consolations dont je croyais qu’elle
serait bien aise d’être entourée. Je m’étais trompé, elle en avait d’autres
plus efficaces2 : on lui conseilla de contrecarrer ce projet, nous eûmes à ce
sujet une discussion assez vive ; je dus céder et écrire à Laure d’ajourner
son départ ; heureusement elle n’avait jamais eu l’intention de l’exécuter.
Le médecin que je consultai sur les moyens d’assainir
l’appartement occupé par le défunt me recommanda de faire surtout nettoyer le
lit, l’alcôve et généralement tous les meubles à son usage, de ne pas se servir
de tout ce qui avait pu être objet et linge d’habillement.
-Les docteurs anglais, me dit-il, ordonnent
en pareil cas de faire brûler non seulement les hardes, mais encore tous les
meubles généralement quelconque.
Je crus donc dans l’intérêt de ma fille et de
son enfant devoir exécuter l’ordonnance du médecin : ma fille eut vent de ces
réparations et prit un moyen termes pour les empêcher. Le lendemain du décès,
j’avais fait apposer les scellés sur les meubles principaux et la garde m’en
avait été confiée. Quelqu’un, autorisé sans doute par ma fille, pénétra dans
l’appartement, en ferma toutes les pièces à l’exception de celle qui me servait
de logement ; je m’en expliquai avec Aline qui me dit que les choses devaient
rester ainsi ; je dus m’y conformer.
J’avais reçu l’avant-veille du décès de mon
gendre un effet de 2.000 f. d’un négociant en compte courant avec lui. Cette
traite était à 2 mois d’échéance, je la remis à ma fille ; plus tard l’oubli
de cette valeur donna au notaire chargé de l’inventaire des soupçons qui n’avaient
aucun fondement.
Cependant l’associé faisait feu et flamme du
déficit de la caisse des ouvriers : il voulait à toute force éclaircir cette
affaire ; il en parla à ma fille qui le prit un peu haut en me demandant un
rendement de compte ; je lui dis que j’étais en mesure pour le donner, mais
que cet objet ne pouvait être réglé que sur le vu d’un carnet3 énonçant les
sommes levées à cette caisse par son mari, et que ce livre étant sous les scellés,
il fallait attendre leur levée. Notre explication fut plus que vive, et cela
devant la famille Beaujai ; courroucé de voir mon honneur soupçonné et par ma
fille, je me permis des propos durs ; on ne fut pas en reste vis-à-vis de moi
; je me retirai navré, désespéré.
Quelques jours après, j’accompagnai ma fille,
son enfant et son beau-îère chez mon père où elle avait désiré aller passer
les 1ers instants de son veuvage ; je la conduisis également auprès de mon oncle,
tous 2 et ma tante les accueillirent avec bonté et leur témoignèrent le plus
tendre intérêt ; je revins seul à Lyon.
1 La déclaration de décès porte le 7 octobre
1829, à 11 h du soir. Enterré à Loyasse le 8.
2 Laurence Lucrèce Noël était déjà amoureuse,
sinon l’amante, de son beau-îère Pierre Nicolas Amaranthe Roulliet.
3 Annexe 19.
8 mars 1835
Au bout d’une quinzaine ma fille revint à Lyon
et nous nous occupâmes de la levée des scellés ; il fallut bien des courses
pour l’obtenir. Une assemblée de famille1 procéda à la nomination d’un subrogé
tuteur à l’enfant, qui fut Mr Roulliet, père du défunt. Mon père, malgré le
mauvais temps et la rigueur de la saison, vint de Trévoux pour assister à cette
réunion ; mon oncle, que nous avions prié de vouloir bien y paraître, s’en excusa
sur de bien îivoles prétextes ; mais il n’y a rien d’étonnant dans ce procédé
: les marins ne font jamais les choses comme les autres, et mon oncle moins
que qui que ce soit. Il avait dans le temps refusé ainsi que sa dame, d’assister
aux noces d’Aline, quoique leur présence fut dans les convenances et que nous
y comptassions, mais ils consultèrent les leurs ; c’est ainsi que beaucoup de
gens font en ce monde ; pourquoi donc n’ai-je jamais été de ce calibre là ?
L’opération de la levée des scellés fut longue
parce qu’il fallait faire un inventaire2 de tout le mobilier et des hardes.
Ma fille qui signa, d’après l’avis de son conseil, sa renonciation3 à la succession
de son mari au greffe du tribunal civil, fut obligé, comme cela se pratique,
de reprendre ses nippes au prix de l’estimation.
1 Juge de paix
du 4e arrondissement de Lyon : 31 octobre 1829.
2 Tavernier-Lyon-31
octobre 1829.
3 Tribunal de
Lyon-15 février 1830.
9 mars 1835
La succession d’Eric ofFrait dans le principe
une différence en moins de l’actif au passif, mais elle a été presque couverte
par la vente opérée bien longtemps après son ouverture des marchandises expédiées
à Rio-Janeiro, Brésil, à vendre pour son compte. Mon gendre avait perdu dans
sa 1ère société avec Mr Bachelut aîné une majeure partie des fonds qu’il y avait
déposés, mais dans les 15 mois que dura celle avec Mr Gautier il la récupéra
et au-delà. Cette gestion, je le répète, fait le plus grand honneur aux talents
et à l’expérience des affaires que possédait ce dernier associé.
Les scellés étant levés, nous pûmes, ma fille
et moi, régler sur pièces authentiques le compte de la caisse des ouvriers sur
lequel je ne voulus jamais céder aux exigences de Mr Gautier. Je représentais
ici mon gendre et je ne croyais pas devoir rien avoir de particulier avec un
homme dont les procédés envers moi ont été si déloyaux. Nous trouvâmes dans
les papiers d’Eric une note relative à cette caisse qui se trouva parfaitement
d’accord avec celle que j’avais établie de mon côté ; seulement la mienne portait
un déficit de 219 f. 40 c., lesquels joints à diverses petites sommes remises
par ma fille donnent un montant de 261 f. 40 c., dont j’étais redevable. Ce
qui m’avait déterminé à prélever cette 1ère somme de 219 f. 40 c. c’est une
conversation confidentielle entre mon gendre et moi 15 ou 20 jours avant son
décès ; et voici à quelle occasion. Mon père vers cette époque, m’avait promis
une pièce de vin destinée à payer une redingote que je m’étais fait faire et
dont j’avais le plus pressant besoin ; et comme il ne se hâtait pas de s’exécuter,
Eric à qui je parlais de ma crainte de ne pas pouvoir me libérer, me dit ces
paroles que j’ai retenues :
-Mon cher Monsieur Noël, je sais que depuis
longtemps vous éprouvez des privations ; j’aurais désiré pouvoir les faire cesser,
mais vous connaissez l’état de mes affaires et savez si mes levées peuvent suffire
à mes dépenses ; j’ai été obligé plusieurs fois de mettre à contribution la
caisse des ouvriers pour ne rien demander à mon associé ; je vous autorise et
vous prie de prendre dans cette même caisse ce qui vous sera urgent ; nous réglerons
cela plus tard entre nous.
Puis nous parlâmes de notre projet d’association
et je rêvais déjà une position que je ne devais pas connaître. Voilà les motifs
qui me déterminèrent à prendre dans la caisse qui m’était confiée la très minime
somme dont je n’ai jamais nié être débiteur. Tout ce que je me permis d’observer
dans notre discussion avec ma fille fut que je croyais l’avoir plus que légitimement
bien gagné, car enfin depuis le moment où mon gendre ne put plus paraître au
comptoir jusqu’à sa mort, j’ai constamment rempli ses fonctions et je laisse
à juger si pour 7 mois d’un pareil travail, l’abandon d’une si petite indemnité
peut être contestée. Au surplus, si quand nous aurons à régler avec ma fille
les divers comptes qui n’ont pu l’être encore, elle tient à ce que je lui fasse
état de cette misère, j’y souscrirai sans aucune observation. Mais je me permettrai
de consigner ici le reproche que j’ai à lui faire de ses procédés dans cette
discussion : elle eut lieu dans le temps en présence de la famille Beaujai ;
Aline osa élever des soupçons sur ma délicatesse ; je m’emportai d’une manière
violente ; j’étais irrité au dernier point de voir que moi qui dans toutes les
circonstances de ma vie ai prisé l’honneur au-dessus de tout, j’étais accusé
d’y avoir manqué. Non, ma fille, non, jamais ton père n’a forfait à l’honneur,
jamais il n’en eut même la pensée ; sa conscience ne lui reproche rien, il n’a
pas d’autre bien ici bas que ce témoignage flatteur ; ah! ce serait un meurtre
afîeux que de lui enlever ce bienfait qu’il estime beaucoup plus que les biens
et la vie.
La grand-mère avait sans doute regretté son
petit-fils, mais à cet âge le coeur se resserre ; elle ne s’occupa plus que
de ses intérêts, et comme dans le 1er moment on lui fit croire qu’ils étaient
menacés, elle accueillit vivement la proposition de son fondé de pouvoir1 de
mettre opposition à tout versement de fonds entre les mains de la veuve. Il
en advint que ma fille se trouva dans le plus grand des embarras ; elle se plaignit
à cette dame d’une démarche qui la réduisait à une telle extrémité et enfin
elle obtint un léger secours provisoire.
Peu après elle accepta l’invitation de son beau-père
d’aller passer quelque temps dans sa résidence de Malpas, Cne de Chavanay ;
elle partit dans le mois de décembre par un temps des plus rigoureux, accompagnée
de son fils et de son beau-îère. Je restai seul encore dans l’appartement,
et me voyant très léger d’espèces je fus me réfugier chez un ami et ancien îère
d’armes sont j’ai peu parlé jusqu’ici, mais dont ma reconnaissance pour ses
procédés délicats ne m’a point fait perdre le souvenir.
Mr Péaud, mon compatriote, avait toujours conservé
des relations d’amitié avec moi : nous nous étions connu au collège de Trévoux,
dans quelques sociétés du pays et plus tard nous nous revîmes à l’armée. Il
était grenadier au régiment de Lyonnais-Infanterie dans lequel j’obtins en 1792
une sous-lieutenance ; mais comme sa compagnie faisait à cette époque, comme
je l’ai dit, partie de la garnison de Mayence pendant le siège de 1793, je ne
le revis au corps que sur les fins de cette année après l’épisode de sa rentrée
sur le sol Français. Depuis nous fîmes plusieurs campagnes dans la même compagnie
où il obtint le grade de caporal-fourrier et plus tard celui de sergent avec
lequel il se retira par suite d’un coup de feu qui lui traversa l’épaule, le
mit dans l’impossibilité de continuer son service et lui valut une petite pension
qu’il ne sollicita pas et qu’il dut aux bons offices d’un ancien camarade promu
au grade de capitaine quartier-maître du régiment. Ce brave militaire nommé
Billard était un comptable d’une grande capacité, il avait été longtemps mon
sergent-major, j’avais su l’apprécier et avait continué quelques relations avec
lui. Dans un moment d’aliénation mentale (car je ne puis assigner à son action
d’autre motif), il eut la sottise à la veille d’obtenir une retraite honorable
et de venir achever sa carrière dans une jolie propriété à quelques lieues de
Trévoux, de se brûler la cervelle pour une amourette, et il avait près de 40
ans ; Mr Péaud et moi, nous le pleurâmes sincèrement.
Pour en revenir à celui-ci ; retiré auprès de
son père avec une jeune personne qu’il avait épousé dans les cantonnements de
la Normandie, il reprit son ancien état d’orfèvre, travailla comme un simple
ouvrier chez son père qui consentit après un certain laps de temps à lui confier
un petit capital avec lequel il arriva à Lyon où il établit un atelier qu’il
dirigeait avec intelligence et économie : il était parfaitement secondé par
sa femme dans laquelle j’ai toujours admiré les qualités les plus précieuses.
Quand il put trouver l’occasion, il acheta un fonds de détaillant en magasin,
y fit une fort jolie fortune, acquit une campagne assez considérable à 2 lieues
de Lyon, à Saint-Cyr au Mont d’Or, puis plusieurs maisons dans la ville, et
après la perte de son père et de ses 2 surs réalisa un avoir de 400.000 f. J’allais
assez souvent à sa campagne et y étais toujours reçu par les époux avec une
bienveillance affectueuse ; c’est là où après le départ de ma fille pour l’habitation
de son beau-père, je me réfugiai et reçus l’hospitalité pendant près d’un mois
; je revins enfin à Lyon dans l’espoir que ma fille rentrerait sous peu ; j’étais
fort mal en espèces et forcé de préparer moi-même ce qui m’était nécessaire
pour ma nourriture, je trouvais cela très désagréable, moi qui ne savais pas
faire seulement un pot au feu. je m’y habituai cependant et finis par me procurer
quelques mets passables. Il me souvient encore d’un jour où ne possédant pas
une obole, je sentais sur le soir la faim me talonner ; je cherchai dans mes
effets ce qui pouvait avoir une valeur intrinsèque et de défaite facile. Enfin
je pensai à une paire de lunette montées en argent qui ne m’étaient pas une
indispensable nécessité puisque j’en avais une autre paire en écaille ; je cours
chez l’orfèvre, elles m’avaient coûté 15 f. chez le fameux opticien de Paris
Le Chevalier ; on m’en ofîit la moitié que j’acceptais et je fus en fonds pour
plusieurs jours. Un bien, comme un malheur, n’arrive jamais seul, dit-on ; aussi
le surlendemain, c’était un dimanche, je me vois encore auprès du feu, soignant
un potage au riz, lorsque je reçois la visite de Mr Beaujai qui se plaint de
la rareté de mes visites (les malheureux craignent qu’on ne les devine), m’annonce
qu’il a reçu de ma belle-fille une lettre dans laquelle il en est une pour moi
avec une pièce de 20 f. ; il m’engage à venir dîner avec lui. Dieu sait avec
quelle reconnaissance j’acceptai l’invitation : je fus exact à l’heure, je passai
une soirée agréable et je revins au logis avec mon petit trésor. Ah! combien
je rendis grâce à la généreuse bonté de ma chère Laure ; non je n’ai jamais
connu un coeur plus parfait. Le lendemain ayant acheté dans une boutique de
charcutier quelqu’objet de consommation, je présentai mon Napoléon ; la dame
qui me le changea me demanda avec le plus tendre intérêt des nouvelles de ma
belle-fille avec laquelle elle avait été pensionnaire. Elle m’en fit un éloge
si complet que les larmes m’en vinrent aux yeux et j’étais sur le point de lui
faire la confidence que la précieuse pièce qu’elle venait de me changer était
un don que je tenais d’elle ; mais des acheteurs entrèrent et je me sauvai avec
mon secret.
J’avais été vivement ébranlé par la mort de
mon gendre, la fatigue, les insomnies troublaient parfois mon cerveau ; je me
sentais disposé à une rechute de la maladie que j’avais éprouvée déjà 2 fois
; je cherchai à me calmer ; il me vint à l’esprit qu’un retour sincère à ma
religion serait plus efficace que tout autre remède. Un reste de faux respect
humain combattit longtemps cette résolution ; je vins à bout de la vaincre.
Claude Mondésert le cadet, un de mes amis, fut celui auquel je m’adressai pour
le prier de me désigner un ecclésiastique éclairé qui put me guider dans la
voie que j’étais décidé à suivre ; il m’en fit connaître un dont je me félicite
d’avoir suivi les sages avis ; et aujourd’hui si j’étais assez heureux pour
trouver un pareil Mentor, avec quel plaisir je me mettrais sous sa direction.
Je lui rendis de îéquentes visites, il me disposa graduellement à l’acte important
que j’accomplis en janvier 1830 à ma grande satisfaction. Mr le curé de Saint-Louis
à Lyon, Mr l’abbé Deplace2, avait été jésuite ; dans nos conversations particulières
il faisait un pompeux éloge de cette société jadis célèbre ; je lui présentai
mes objections et je dois avouer que le plus souvent il les combattait victorieusement.
Il y avait peu de temps alors que le Ministère Polignac était installé ; l’opinion
publique était prononcé contre tous ceux qui en faisaient partie, mais principalement
contre le Président du Conseil, homme dont la famille a été si funeste à la
France, esprit sans portée, sans aucune connaissance de la société et des mœurs
du temps ; mais celui contre lequel on criait encore plus haro était le ministre
de la Guerre, le comte de Bourmont : je n’ai jamais pu concevoir qu’un souverain
qui dans les circonstances actuelles doit porter un peu l’opinion publique,
ait pu la braver au point de mettre à la tête de l’armée un homme qui avait
déserté sur le champ de bataille à l’ennemi ; car, quelque soit la manière d’envisager
les événements de 1815, toujours est-il que Bourmont avait accepté et ce, sous
la responsabilité d’un de ses îères d’armes, un commandement de l’Empereur
et qu’avec 2 autres lâches, il passa à l’ennemi la veille de la bataille de
Waterloo et vendit le sang des Français qu’il avait juré de défendre et de venger.
Qu’on se serve d’un traître, passe ; qu’on lui donne de l’argent pour le prix
de sa félonie, passe encore ; mais plus tard confier l’honneur des braves à
celui qui a forfait à l’honneur, ah ! voilà l’infamie ; et à mes yeux ce fait
là lui seul justifie l’exil de Charles X.
1 Jean Mital,
avoué à Lyon, témoin de son décès, son exécuteur testamentaire.
2 Marie Apollon
Deplace. Né à Roanne-St Etienne, Loire, le 17 avril 1782 ; fils de Claude Marie
et de Jacobae Brissat. Ordonné prêtre le 29 mai 1811 ; nommé directeur au petit
séminaire de l’Argentière le 11 décembre 1811, que le décret du 15 novembre
1811 fit fermer ; vicaire à Saint-Étienne de Roanne ; revient à l’Argentière
le 17 septembre 1814 après la chute de Napoléon.
10 mars 1835
Dans une de nos conférences politiques, l’abbé
Deplace me parlait des bonnes intentions de ce Roi-chevalier ; comme je n’y
ai jamais ajouté foi, je cherchai par ses antécédents et par son entourage à
lui prouver combien était grande son erreur. Enfin, je vins à lui dire :
-Monsieur le curé, rappelez-vous bien que du
moment où le roi sortira de la ligne tracée par la charte de son îère, il sera
perdu, lui et les siens.
Avais-je donc un pressentiment de juillet 1830,
6 mois avant l’époque où nous nous trouvions ? Je dois rendre justice à cet
honnête curé, il convenait assez Franchement de quelques fautes du gouvernement
; était-ce par condescendance ou par une suite de cette finesse, type principal
de ses anciens co-sociétaires ? c’est ce que je n’ai jamais cherché à approfondir.
J’ai reconnu
en lui une piété sincère, charitable, indulgente
: je pourrais bien calomnier en y ajoutant une petite note d’orgueil et de vanité,
mais les prêtres sont hommes, Inde. Il m’avait beaucoup vanté Monsieur son îère
qui vint à cette époque prononcer dans son église quelques sermons, m’invita
à aller l’entendre. C’était un jésuite exerçant avec l’approbation de l’autorité
son ministère dans les missions qui couvraient alors le sol de la France et
que le gouvernement croyait un moyen bien efficace de lui concilier les esprits.
Pauvres Bourbons, que d’erreurs entassées dans leurs têtes, que de sottes et
fausses démarches! combien peu ils ont connu l’esprit de leur siècle, quelle
belle position ils ont perdue! ! ! Il fallait marcher à la tête de l’opinion,
la diriger, cela leur était facile! Les Français, las de Révolutions, de guerres,
de conquêtes, n’aspiraient qu’après le repos ; un gouvernement juste, fondé
sur la Charte, une protection efficace dans leur industrie et leurs découvertes,
et ils ont trouvé un souverain, un ministre assez sots pour vouloir les ramener
au joug de l’Ancien Régime, à ces misérables jongleries, objet de rires et de
juste critique pour la génération actuelle, pour briser le pacte qui liait le
Prince à la Nation ; qu’en devait-il advenir ? ce qui est advenu. La France
en masse s’est soulevée contre une administration qui, à toutes ses fautes,
a voulu par les fameuses Ordonnances de Juillet joindre le parjure : elle s’est
fait justice, et Roi et Ministres ont été brisés dans 3 jours ; cette expérience
sera-t-elle perdue pour leurs successeurs ? Je le désirerais, mais je dois convenir
que Louis-Philippe depuis longtemps paraît oublier l’origine de son pouvoir,
les serments faits à la Charte et surtout que dans un gouvernement représentatif
comme le nôtre, le souverain règne, mais ne gouverne pas, que les ministres
seuls son responsables ; et que dans cette dernière hypothèse, on ne peut et
doit répondre que des actes auxquels on a pris réellement part.
Peu de jours après mon retour à Lyon de la campagne
de Mr Péaud, je vis arriver ma fille ; elle et son fils avaient horriblement
souffert du îoid pendant leur voyage ; on se rappelle que l’hiver de 1829 à
1830 fut très rigoureux et de longue durée.
L’opposition mise par la grand-mère n’était
point levée ; ma fille se trouvait toujours aux expédients pour les besoins
de son ménage ; je vis que je n’avais rien de mieux à faire que de retourner
auprès de mon père. Je me souviens parfaitement d’un incident de ce petit voyage.
Je partis le mardi par la voiture de terre et débarquai assez loin de l’habitation
paternelle parce que le chemin ordinaire était encore plus encombré de neige
que celui sur lequel je me trouvai. Il faisait une soirée très sombre, j’avais
beaucoup de peine à me Frayer un chemin au milieu de ces neiges qui dans certains
endroits s’élevaient à plus de 10 pieds. Croyant joindre un sentier qui m’était
connu, je me hasarde au milieu d’un vaste champ ; dans le 1er moment, j’avance
avec assez de facilité, mais je rencontre un fossé profond, je reste pris, les
jambes et les cuisses encaissées dans la neige : je fais des efforts inouïs
pour me soulever de là, mais inutilement ; j’avais mon parapluie à la main,
je m’en sers en guise de canne et parviens à me dégager. J’arrivai chez mon
père, mouillé, crotté, transi, dans un état pitoyable ; il me reçut avec bonté
; je me chauffai, soupai ; une bonne nuit répara mes forces, mais le îoid que
j’avais éprouvé dans les jambes et dans les cuisses pendant près d’une demi-heure
que je mis à me débattre dans la neige et la glace, me causa dans ces parties
des douleurs et un rhume que je gardai longtemps.
Je ne savais trop quel parti prendre, quand
la Révolution de juillet 1830 vint me donner quelqu’espoir ; ma belle-fille
crut comme moi l’occasion favorable et m’écrivit pour me déterminer à tenter
encore un voyage à Paris. Ma fille, par suite de la levée de l’opposition de
sa grand-mère, se trouvait moins gênée ; elle m’ofîit de me fournir les moyens
d’effectuer mon projet de départ pour la capitale ; j’acceptai avec reconnaissance
et le 16 août 1830 je me mis en route. Mr Mousque étant alors aux bains de mer
de Dieppe, je crus pouvoir aller m’établir chez lui auprès de ma belle-fille,
comme il m’y avait autorisé à l’époque de mon précédent voyage ; mais pour ne
pas être indiscret, je lui écrivis le lendemain de mon arrivée que pressé par
les circonstances je n’avais pas eu le temps avant mon départ de lui demander
la permission de m’installer chez lui et que j’espérais qu’il ne trouverai pas
ma démarche inconvenante. Il me répondit en termes fort obligeants.
Je ne perdis pas un instant pour utiliser mon
voyage : je fis pétition sur pétition, mais pour réussir à ce moment, c’était
chose très difficile. Il pleuvait de touts les points de la France des milliers
de pétitionnaires ; à la Préfecture de la Seine j’ai su positivement qu’il y
avait eu 100.000 demandes faites ; dans toutes les autres administrations c’était
un nombre aussi efFrayant. J’avais certaines des apostilles honorables, mais
comment arriver au milieu de cette cohue ; enfin je ne pus rien obtenir et il
fallait arriver à quelqu’autre projet.
Il avait été question avant le départ de Mr
le docteur pour Dieppe, d’acheter un hôtel garni que Laure devait faire valoir.
Une dame de Lyon désirant vendre le sien, s’aboucha avec ma belle-fille et Mr
Mousque ; on était à peu près d’accord, quand des difficultés de la part du
propriétaire pour la location empêchèrent de conclure cette affaire. Nous reprîmes
Laure et moi ce projet, et nous nous mîmes en course pour trouver un hôtel dont
la tenue et la clientèle pussent nous convenir. Nous crûmes voir réuni à peu
près les avantages que nous cherchions dans celui connu dans la rue Neuve Saint-Roch
sous le nom d’Hôtel d’Athènes ? La distribution des appartements, la proximité
de plusieurs établissements publics, la position centrale et le prix nous fixèrent.
Nous écrivîmes à Mr le docteur qui nous répondit en nous annonçant son prochain
retour, et que nous verrions ensemble à terminer cette opération. Ma fille nous
ayant témoigné à plusieurs reprises son intention de quitter Lyon où elle ne
prévoyait pas pouvoir se créer une existence avantageuse, nous lui fîmes part
de notre projet ; elle ne parut pas éloignée d’y entrer comme partie contractante
; plus tard même elle en prit l’engagement, vendit son mobilier et arriva auprès
de nous. Dans cet intervalle, Mr Mousque, de retour de Dieppe, visita avec nous
l’hôtel en question, le trouva bien ; nous débattîmes le prix de l’acquisition
avec Virginie Oursel, la dame propriétaire ; il fut fixé à 25.000 f. payables
en divers termes, mais sous 2 conditions, la 1ère que Laure rentrerait en possession
au 15 8bre et gérerait pendant un mois sous les auspices de la dame qui vendait
le fonds, et l’autre qu’au 20 9bre suivant l’acte définitif de vente aurait
lieu entre le vendeur et ma fille et ma belle-fille acquéreurs. Un compromis
fut en conséquence passé, je le signai au nom de ma fille, et Laure et moi nous
prîmes la direction de la maison. Nous avions demandé plusieurs fois à visiter
le livre des recettes pour savoir combien elles pouvaient s’évaluer ; on avait
toujours éludé notre désir ; nous insistâmes alors pour avoir un état approximatif.
On nous le fournit et nous ne tardâmes pas à nous convaincre que les prix de
location des appartements avaient été portés à un prix beaucoup trop élevé ;
il y avait sur cet objet une déduction de près de moitié à supporter. D’autres
inconvénients se présentèrent, mais il serait trop long de les énumérer.
Cependant, il était essentiel de fournir la
maison de plusieurs provisions ; nous achetâmes celles qui étaient indispensables
; une somme de 700 f. dont Mr Mousque voulut bien faire les avances, y fit face.
Pour les payements du fonds de l’hôtel, j’avais la promesse des versements qui
seraient faits aux époques déterminées par un Monsieur que j’avais connu par
l’entremise de Mr Mousque et qui n’avait pas hésité à me donner cette marque
d’intérêt. Nous étions donc en mesure de conduire à bien cette entreprise. S’il
n’avait fallu que du zèle, de l’activité, de l’intelligence, des soins et une
conduite parfaite vis-à-vis des étrangers pour réussir, le succès était certain,
car Laure s’acquittait de sa tâche on ne peut mieux. Mais il y avait là un vice
radical, l’hôtel était peu suivi et comme je viens de le dire, le prix des locations
était bien au-dessous de celui fixé. L’opération se présentait donc sous un
aspect peu favorable, et chaque jour nous donnait la certitude que nous avions
été induits en erreur.
11 mars 1835
Ma fille arriva à Paris avec son fils et son
beau-îère, et vint loger avec nous. Il fut alors question de prendre un parti
décisif : nous ne pouvions plus nous faire illusion sur le peu d’avantages à
espérer de l’établissement que nous tenions à l’essai. Aline, moins que tout
autre portée à risquer une entreprise commerciale, était dans une étrange indécision
; les 2 surs eurent ensemble plusieurs très vives explications : un jour entr’autres
à dîner ma fille ayant refusé tout net de prendre aucune part à l’opération,
Mr Mousque qui mangeait avec nous et Laure lui reprochèrent de ne pas tenir
les engagements que j’avais souscrits en son nom ; elle répondit à cela que
d’après ce qu’elle voyait elle n’était nullement tentée d’exposer ses fonds
et qu’elle persistait à refuser sa coopération. Je pris alors ouvertement le
parti de ma fille et malgré les représentations contraires, je me réunis à elle
et déclarai que tout ce que j’avais signé n’étant que provisoire, je ne voulais
comme ma fille prendre dorénavant aucune part à cette affaire. Cette déclaration
irrita Laure et Mr le docteur ; ils eurent une conférence particulière à l’issue
de laquelle ma belle-fille sortit la tête en feu et perdue, disant à la dame
Oursel avec laquelle nous avions traité qu’elle était désespérée et courait
se noyer. A cette nouvelle je me présente chez Mr le docteur et lui demande
où est ma belle-fille.
-En sûreté, me dit-il, mais vous ne saurez pas
où ; elle ne peut ni ne veut vous voir.
Le lendemain je fus trouvé un avoué de ma connaissance
à qui je racontai ce qui venait de se passer, il me conseilla de terminer cette
affaire à l’amiable, que nous étions en droit de demander la résiliation du
marché et que nous l’obtiendrions.
Cependant après un pareil éclat, ma fille ne
pouvait rester à l’hôtel, elle le sentit et prit ses dispositions : elle avait
fait charger ses malles et ses effets pour aller à son nouveau logement quand
Virginie Oursel, la dame de l’hôtel, se présenta et voulut se permettre d’empêcher
la sortie de son bagage ; je lui répondis que ma fille était une étrangère pour
elle, dans l’hôtel et qu’elle avait le droit d’en sortir quand elle le désirait
; après bien des paroles inutiles, elle put enfin se rendre avec ses effets
où elle avait l’intention d’aller. Quant à moi, jusqu’à ce que l’affaire fut
éclaircie, je me vis chargé de tenir la maison et de remplir des fonctions dont
je n’avais nulle idée. Dire ce que j’eus à soufîir pendant ces 10 ou 12 jours
est au-dessus de toute croyance. Ma mésintelligence avec ma belle-fille augmentait
encore mes peines, l’incertitude de son sort, de celui de ma fille, le mien
me jetaient dans des réflexions pénibles auxquelles je ne pouvais m’arracher.
Enfin, un matin je vois paraître Mr Linet, le
mari de Melle Dupré dont j’ai parlé plus haut, qui vient me donner des nouvelles
de ma belle-fille ; elle était depuis les derniers événements auprès d’eux ;
on présume bien que la journée ne se passa pas sans que je me rendisse auprès
d’elle. Son abord fut îoid, dédaigneux même, tant d’injustice me révolta, je
lui dis tout ce que j’avais sur le coeur ; elle fut confondue d’être ainsi malmenée
devant des témoins qui, quoique nos amis, ne connaissaient pas certains faits
qui venaient de se passer à l’hôtel ; sans prendre ouvertement mon parti pour
ne pas désobliger Laure, je vis bien qu’ils ne me donnaient dans toute cette
affaire aucun tort. Qui en effet en supportait le plus de désagrément ? Moi,
resté seul, sans ressources, obligé de faire face aux dépenses journalières
avec le peu d’argent que ma fille m’avait remis provenant du solde de l’emprunt
fait à Trévoux avant son départ pour rembourser les avances fournies dans le
temps par son mari pour couvrir les 10.000 f. prêtés à mon père. Je ne puis
à ce sujet taire une circonstance qui prouve la délicatesse de Mr le docteur.
Le lendemain de la scène à la suite de laquelle
ma belle-fille et ma fille s’éloignèrent, Mr Mousque entre à l’hôtel sans me
dire un seul mot, s’empare de la clef du tiroir où se trouvait l’argent, donne
quelques écrits à Laure et met le reste dans sa bourse sans s’inquiéter de ce
qui pourrait en arriver. Il se trouvait en caisse près de 400 f. Je demande
si un commanditaire (car il ne pouvait être considéré ici autrement) a le droit
de retirer ex abrupto les fonds versés dans un commerce, si en faisant ainsi
main basse sur une caisse, il ne commet pas une infidélité (pour me servir d’une
expression bien modérée) : eh bien! c’est ainsi que cette homme a agi dans cette
circonstance. Mais il sentit bien ensuite ses torts, car il chercha à les réparer
en acquittant les mémoires des fournisseurs de la maison ; ce qui était de toute
justice et ce que je prouverai plus tard.
Cependant Virginie Oursel, la dame de l’hôtel,
faisait agir les gens d’affaires pour arriver à une conclusion, mais toutes
ses démarches se trouvaient entravées par l’absence de son principal conseil,
son parent, son créancier, sans lequel elle ne pouvait prendre aucune détermination.
Enfin, il arriva et nous nous rendîmes chez le notaire que nous avions d’un
commun accord choisi pour arbitre. Arrivé là, chacun mit en avant ses griefs
; je n’eus pas de peine à prouver par les registres tenus depuis que nous dirigions
l’hôtel que les prix de locations des appartements étaient fort inférieurs à
ceux établis dans un état donné par la dame ; elle eut beau se récrier sur les
circonstances, sur la saison, ces vaines allégations ne furent pas admises et
l’arbitre prononça que la résiliation de l’acte provisoire était de plein droit
; nous nous séparâmes après cette décision. J’ignorais que dans les 1ers moments,
Mr Mousque pour dédommager le vendeur lui avait offert une somme de 500 f. dont
80 f. comptant et les 420 autres exigibles à mon décès : ces 500 f ; devaient
être payés à lad. dame par ma belle-fille. Celle-ci dans l’embarras où elle
se trouvait, laissa carte blanche au docteur qui, à mon avis, alla bien vite
en besogne, mais comme ceci n’attaquait pas sa bonté, il fut libéral. Dans un
grand nombre de conférences qui eurent lieu chez Mr Mousque et où la dame de
l’hôtel était accompagnée d’une espèce d’avocat borgne dont les facultés intellectuelles
n’étaient pas grandement développées, il fut arrêté que moyennant une somme
de 516 f. payée ainsi qu’il suit :
Un billet exigible au 15 juin 1831 de 80 f.
Un 2d billet payable au décès de Mr Jean François
Noël, sans intérêt de 420 f.
Et 16 f. donnés comptant pour solde de la gestion
de l’Hôtel d’Athènes depuis l’entrée en possession provisoire jusqu’au 10 décembre
1830.
516 f.
L’acte sous-seing privé de la vente provisoire
de l’Hôtel d’Athènes fait entre Mde Virginie Oursel et Melle Laure Chavance
était annulé et que la 1ère rentrait dans sa propriété des fonds de cet hôtel.
Depuis, à l’échéance du 1er billet de 80 f., Melle Chavance en a fait les fonds.
Mr le docteur a prétendu dans le temps que dans
cette opération, il avait été victime ; je vais montrer par un aperçu, à l’appui
duquel j’ai des pièces probantes, combien cette assertion est erronée.
Mr le docteur a remis en espèces en diverses
fois 700 f.
A payé pour diverses fournitures 122 f.
822 f.
Il a retiré de la caisse en espèces 344 f.
Il a reçu en provision et ustensiles divers
retirés de l’hôtel 143 f. 50
Il doit pour pension alimentaire du 15 8bre
1830 au 25 9bre 1830 143 f. 50
611 f.
D’après ce calcul il serait en perte de 211
f., mais il doit porter en déduction la dépense qu’il aurait faite chez lui
en commun avec Melle Laure ; mais en admettant même cette dépense comme nulle
et non avenue, il n’y a pas de quoi à tant crier pour 200 misérables Francs.
Pendant ces règlements élaborés avec tant de
peine, ma fille et son beau-îère avaient arrêté un logement rue de la Fidélité
n° 23, faubourg Saint-Denis1, et s’y installèrent aussitôt : ils m’ofîirent
de venir le partager à ma sortie de l’hôtel d’Athènes ; ce que j’acceptai avec
reconnaissance. Mr Amaranthe Roulliet chercha à utiliser ses talents et commença
à donner des leçons de dessin ; il eut de la peine à se faire connaître, mais
enfin il vit ses efforts couronnés de succès un peu plus tard. Mr Oudet qui
était la personne qui m’avait promis des fonds pour l’achat de l’hôtel, eut
la complaisance de me prêter quelqu’argent pour faciliter les démarches que
je faisais à l’effet d’obtenir une place.
Ma belle-fille avait remplacé sa sur dans l’appartement
qu’elle venait de quitter ; j’allais déjeuner avec elle tous les matins ; mais
un jour nous eûmes un démêlé des plus sérieux ; je quittai brusquement sa chambre
et ce ne fut que plus de 15 jours après, à l’époque du jour de l’an, que nous
nous revîmes ; depuis lors, il y a eu sans doute entre nous quelques discutions,
même d’assez vives, mais jamais nous n’avons eu de sérieuses et longues brouilles.
Tant de motifs, d’antécédents nous attachent l’un à l’autre que nous nous voyons
toujours avec un nouveau plaisir, et quand les circonstances nous ont séparés,
nous avons correspondu avec la plus grande régularité : entre nous, c’est à
la vie, à la mort.
J’avais beau faire des démarches pour chercher
un emploi, je ne pouvais y parvenir ; enfin voyant que ce serait en pure perte
que je les continuerais, je cédai aux justes observations de mes enfants et
me décidai à aller auprès de mon père attendre de meilleurs jours. Avant de
partir j’eus la satisfaction de voir ma belle-fille placée dans une position
convenable ; je dois des détails à ce sujet.
Mr le docteur dans les derniers jours de 1830
fut atteint d’une grave maladie qui le retint alité pendant plus d’un mois :
Laure lui prodigua les soins les plus empressés ; je l’admirai dans cette circonstance
comme je l’ai toujours dit toutes les fois qu’elle a des devoirs du coeur à
remplir. Il alla passer une partie de sa convalescence dans une maison de santé
à Passy ; nous allions ma belle-fille et moi îéquemment l’y voir.
Vers ce temps, il fut décidé par les amis et
conîères de Mr Mousque, ou il le décida dans son for intérieur, que l’air du
midi, son pays natal, était nécessaire à sa santé pour son parfait rétablissement
; il fit ses dispositions en conséquence. Il lui restait un devoir à remplir,
celui d’assurer l’existence d’une femme qui lui avait consacré ses plus belles
années et qui, si elle avait su se conduire avec plus de ménagement, serait
devenue, je n’en saurais douter, sa compagne légitime. Il employa donc ses connaissances
pour lui trouver une maison où elle fut convenablement établie. Elle entra d’abord
chez Mde la comtesse de Genlis comme secrétaire, mais au bout de 15 jours cette
dame fut enlevée à ses amis par une mort presque subite, le 30 décembre 1830,
à Paris. Alors Mde Récamier, chez laquelle Mr le docteur présenta Laure, voulut
bien s’intéresser à elle ; elle fut admise comme institutrice des 2 jeunes demoiselles
du prince Michel Soutzo, ambassadeur grec à Paris. Il y avait à peu près 6 mois
que ma belle-fille était dans cette maison quand en 8bre 1831 je partis de Paris
pour me rendre auprès de mon père. Ma bonne Laure eut la délicatesse de sacrifier
un mois entier de son traitement pour me faciliter les moyens de faire ce voyage
; elle fit plus, elle me promit pour subvenir aux plus pressants besoins une
petite rente de 5 f. par mois qu’elle veut bien encore me continuer aujourd’hui
; en outre, à chaque saison, elle et sa sur me fournissent des objets qui peuvent
m’être nécessaires. Il y aurait de ma part ingratitude à ne pas mentionner que
ma chère Aline voulut bien ainsi contribuer aux Frais de mon retour à Trévoux.
Mon père que j’avais prévenu de mon arrivée, me reçut fort bien et je repris
peu à peu mon genre de vie antérieur. Cependant la perte de toutes mes espérances
me donna dans le principe un noir chagrin que je fus longtemps à pouvoir dompter
; mais enfin les lettres de mes enfants, la lecture et les promenades me remirent
dans mon état naturel. Ainsi se passèrent la fin de 1831 et l’année 1832. En
janvier 1833 je reçus de ma fille une lettre qui m’annonçait que Mr Boucher,
secrétaire général du Ministère de la Marine et administrateur d’une entreprise
commerciale m’avait fait nommer à un emploi dans cette administration : elle
ne m’en spécifiait nullement la nature, seulement elle me mandait qu’il s’agissait
de veiller sur un matériel considérable, que le traitement annuel était de 900
f. avec le logement et la jouissance d’un vaste jardin. Je calculai à part moi
d’abord si avec une si faible rétribution je pourrais faire face à mes dépenses
; je n’en vis pas la possibilité : alors je répondis à ma fille que je la priai
de vouloir bien remercier d’abord Mr et Mde Boucher (car je me doutais que c’était
à la liaison de cette dame avec ma belle-fille que j’étais en grande partie
redevable de leur souvenir dans cette circonstance) d’avoir bien voulu se rappeler
de moi, mais que je la priai de vouloir bien faire en sorte de pouvoir obtenir
une augmentation dans le traitement indiqué ; que je demandais un délai de quelque
temps pour me rendre à ma destination, attendu que dans ce moment je ne pouvais
quitter mon père gravement indisposé. Ma belle-fille, à la réception de cette
lettre, se mit dans une colère des mieux prononcées, se chargea de me répondre
et le fit avec assez peu de ménagement. Je crus devoir alors, mon père se trouvant
en pleine convalescence, lui faire part de la proposition que j’avais reçue
; il fut le 1er à convenir qu’avec un si faible appointement, il m’était impossible
de me tirer d’affaire et il m’ofîit de me remettre annuellement pour m’aider
200 f. ; j’acceptai son ofîe avec la plus vive reconnaissance, annonçai à mes
enfants mon départ et me mis en route dans les derniers jours de janvier. Je
trouvai à la descente de la voiture dans la cour des Grandes Messageries, à
Paris, ma belle-fille qui avait la complaisance de m’attendre ; nous allâmes
ensemble chez ma fille où je fus accueilli à merveille. J’oubliai de mentionner
que ma chère Aline avait écrit à Mr Beaujai, de Lyon, de me remettre ce qui
me serait nécessaire pour faire mon voyage ; cet excellent ami se fit un plaisir
de me remettre cet argent et me félicita bien sincèrement ainsi que toute sa
famille de ce qu’enfin j’allais me trouver casé et auprès de mes enfants. Je
ne pus leur indiquer le lieu de ma résidence, car je l’ignorais moi-même, mes
enfants également, Mr Boucher s’étant borné à leur dire que c’était à une très
petite distance de Paris. Je fis mes adieux à toute la famille Beaujai et je
montai dans la diligence avec une grande impatience d’arriver pour connaître
ma nouvelle destination. A parler Franchement, je ne trouvais dans ce déplacement
que le plaisir de me rapprocher de mes enfants ; mais j’avais au dedans de moi
un pressentiment qui me fatiguait ; on verra s’il était fondé.
1 Vers le 15 novembre 1830.
12 mars 1835
Le lendemain de mon arrivée, ma belle-fille
me conduisit dans le cabinet de Mr Boucher où je fis une assez sotte figure
: j’étais encore tout fatigué de mon voyage, la tête lourde ; je m’embrouillai
dans mes phrases dont j’eus peine à me tirer ; ce début ne donna sans doute
pas de mes moyens une grande idée à ce Monsieur qui me connaissait peu ; je
dus mettre le comble à sa surprise en lui demandant si la compagnie à laquelle
j’allais être attaché était en liquidation : ce mot de liquidation sonna mal
à ses oreilles ; cependant je crus pouvoir hasarder cette question par les détails
qu’il venait de me donner, et cette expression, pour n’être pas exacte dans
le moment, n’en était pas moins probable ; comme quelques mois après j’en acquis
la triste certitude.
Notre entretien finit par l’explication des
fonctions qui m’étaient confiées et l’ordre donné par écrit à mon prédécesseur
de me remettre son service ; je lui promis que le lendemain je remplirais ses
intentions ; je le quittai en retrouvant quelques phrases qui lui peignirent
ma gratitude et mon envie de mériter sa confiance et celle de la société.
Je me mis en route effectivement le lendemain
2 février 1833 pour Charenton le Pont, rue des Carrières, n° 6, où était l’établissement
confié à ma garde, car il est bon d’énumérer ici les qualités indiquées dans
l’ordre d’installation dont j’étais porteur : elles me désignaient comme gardien-surveillant
de la fonderie de Charenton, dépendant de la Société Anonyme des Mines, Forges
et Fonderies du Creusot et de Charenton. J’arrivai à la porte de l’usine par
un temps des plus afîeux ; le concierge Marquet, installé depuis une quinzaine
de jours, me conduisit à Mr Lecarpentier que je devais remplacer. Ce Monsieur
m’accompagna dans les principaux ateliers et magasins de l’usine, que nous parcourûmes
assaillis par un vent et une pluie des plus forts ; enfin après une exploration
de près de 2 h nous rentrâmes trempés jusqu’aux os. Mr Lecarpentier eut la complaisance
de me prêter une redingote, d’allumer à son poêle un grand feu pour faire sécher
la mienne et de m’ofîir quelques raFraîchissements que je n’acceptai pas, pressé
de revenir à Paris. Nous restâmes d’accord que le surlendemain 4 courant je
viendrais m’installer en son lieu et place ; cet arrangement lui convenait parfaitement,
il me plaisait également parce que j’aurais alors le temps de m’occuper de quelques
dispositions pour mon établissement. Je n’emportai pas de ma nouvelle résidence
une opinion bien avantageuse ; les bâtiments noirs, délabrés, des cours encombrées
de machines dont quelques unes colossales, des terres en îiche, et tout cela
vu dans le fort de l’hiver, par un temps orageux, pluvieux, neigeux que sais-je
encore, ne donnait pas à cet ensemble un aspect fort gracieux ; mais enfin j’y
étais, il fallait bien s’en accommoder.
-Comment trouves-tu ton nouveau domicile, fut
la 1ère question de mes enfants ?
-Mais pas mal, répondis-je ; d’ailleurs j’ai
du mal le juger par la température qui a régné pendant mon court séjour.
Il fallait se procurer les choses indispensables,
un lit, quelque peu de linge ; ma fille me donna tout ce dont elle pouvait disposer,
et Mr Boucher, sur la demande de ma belle-fille, eut la bonté de me prêter un
lit de camp, un matelas, un traversin, un lit de plumes et une couverture ;
l’appartement que j’allais occuper renfermait des armoires, des chaises, fauteuils
et tables, enfin le nécessaire pour un ménage de garçon.
Ma bonne Aline s’occupa avec un soin particulier
de mon arrangement, et m’accompagna le jour de ma prise de possession. Nous
arrivâmes sur les 2 h par un temps brumeux qui rendait encore plus triste mon
futur séjour ; je vis l’impression que son aspect produisit sur ma fille ; elle
me plaignit au fond de son coeur. Elle ne fut pas émerveillée de la propreté
entretenue par mon prédécesseur, elle tâcha de rendre l’appartement plus logeable
; il y avait beaucoup à faire, mais la chose cependant n’était pas difficile.
Figurez-vous un local composé de 5 pièces dont je n’occupais ou ne devais comme
Mr Lecarpentier occuper que 3. La 1ère était un salon carré avec 3 croisées
dont 2 au midi et une au levant ; pas une ne fermait exactement et j’y comptai
6 carreaux garnis de papiers et d’étoupes en guise de vitres ; au milieu un
bureau adossé à un poêle en faïence dont le cornet des plus élégants passait
sous la cheminée ; 2 glaces, les boiseries, les plafonds et les murs couverts
de poussière et de toiles d’araignées ; voilà pour une des pièces. A droite
de la porte d’entrée s’en trouvait une servant de cabinet de toilette, et de
l’autre côté un autre plus grand qui faisait chambre à coucher : cette dernière
pièce avait une croisée au midi sur la cour d’entrée ; une cheminée, une tapisserie
en papier fond bleu de ciel clouée sur le mur, avec des interstices remplis
jadis par des glaces, mais actuellement nus : la propreté de cette chambre surpassait
peut-être celle qu’on admirait au salon ; mais rien sous ce rapport ne pouvait
être comparé au cabinet d’aisances qui donnait sur le corridor où était mon
logement, la porte à côté de celle de l’entrée principale. Il était impossible
d’y pénétrer, on se sentait asphyxié ; Mr Lecarpentier avait un soin tout particulier
à tenir cet endroit hermétiquement fermé ; c’était on ne peut mieux imaginé
; je commençai par ouvrir les portes, croisées, établis un courant d’air, et
plus tard avec l’autorisation des administrateurs, fis réparer l’intérieur de
la fosse recouvert par un mécanisme ingénieux qui faisait jouer l’eau pour la
tenir toujours propre ; je parvins enfin à rendre ce local abordable et sans
nulle odeur. Quant aux croisées du salon ou du bureau comme on voudra l’appeler,
je les fis vitrer, ainsi que celle de ma chambre, du cabinet à toilette ; je
fis remplacer les carreaux brisés, enlever le poêle, mettre la cheminée en état,
et une chaufferie au bois au lieu de l’être comme mon prédécesseur avec ce qu’on
appelle dans le pays les escarbilles, résidu du charbon de terre consumé dans
les forges.
Ma bonne Aline me fit l’emplette de quelques
ustensiles de ménage, et sachant ma bourse très dégarnie, me prêta quelqu’argent
pour attendre le payement mensuel de mon appointement.
Pour tous ces Frais et avances, ma fille et
ma belle-fille s’étaient entendues, et elles les firent par moitié. Je ne saurais
assez me louer de leurs procédés délicats, car je dois reconnaître que sans
elles je n’aurais pu me maintenir au poste que je venais d’obtenir. Et puis,
je leur dois encore une grande reconnaissance pour les îéquentes visites quelles
me firent et leur empressement à aller au devant de tout ce qui m’était nécessaire
et agréable même.
Qu’elles veuillent bien être persuadées que
mon coeur leur garde un précieux souvenir ; mais c’est assez, trop sans doute,
parler de ce qui m’est personnel, occupons-nous un peu des détours de la position
dans laquelle je trouvai ma famille en arrivant à Paris.
Ma belle-fille, institutrice des 2 jeunes princesses
Soutzo, était parfaitement vue dans la famille du prince ; peu après mon arrivée,
je rendis à cet ambassadeur une visite et pus me convaincre par l’éloge qu’il
me fit de Laure, qu’elle remplissait ses difficiles fonctions avec un zèle et
un talent remarquables ; j’avoue que ce qu’il me dit de flatteur à ce sujet
me fit une impression douce et des plus agréables. Je n’avais jamais mis en
doute que ma belle-fille, dans quelque position qu’elle se trouvât, s’en tirerait
à la satisfaction générale ; je lui connaissais des qualités précieuses, un
tact exquis des convenances, un esprit fin, une intelligence étendue, mais je
craignais certain amour de l’indépendance, un grand penchant à secouer toute
sorte de joug ou seulement d’apparence de contrainte, et ces appréhensions m’inquiétaient
; elle n’était certainement pas sans regretter la perte de sa liberté, mais
elle savait se plier aux circonstances impérieuses qui la dominaient, et sous
ce rapport encore elle était parfaite. Pourquoi manquait-il à cette jeune femme
un extérieur un peu plus imposant, 6 pouces de taille ? Je crois qu’avec cet
avantage que la nature lui dénia, elle eut parcouru une brillante carrière.
Sans être jolie, elle a une physionomie gracieuse, les yeux pétillent d’esprit,
une tournure agréable, un air mignon dans toutes les parties de son individu,
et une gaieté, un laisser-aller qui charment. Son caractère un peu faussé par
les contrariétés sans nombre auxquelles elle a été en but pendant son séjour
auprès de Mr le docteur, était avant cette époque on ne peut plus aimable ;
elle était l’âme des sociétés où elle était reçue ; quand elle s’y présentait,
on était sûr de ne pas avoir un moment d’ennui. Dans l’intimité elle était douce,
bonne, d’une conversation on ne peut plus intéressante, d’un empressement à
obliger peu ordinaire ; comment se défendre d’aimer une si aimable personne!
! ! Aussi elle a fait des passions ; mais je m’arrête! ! ! Ce ne sont pas les
mémoires de ma belle-fille que j’écris ; c’est à elle à raconter, si elle le
juge à propos, les événements d’une vie qui doit ofîir des particularités intéressantes
; personne d’ailleurs n’a mieux le genre d’esprit qui convient à cette sorte
d’ouvrage ; je désirerais beaucoup qu’elle voulut bien s’occuper un jour, et
surtout m’en permettre la lecture. Avec l’âme grande et généreuse de Laure,
ses appointements suffisaient à peine à ses dépenses, et lorsqu’elle entra chez
le prince Soutzo, elle avait une garde-robe plus que mesquine. La famille du
prince était nombreuse, 7 enfants la composaient : 4 fils et 3 demoiselles dont
l’anée est une très belle personne, d’un caractère fort doux, mais un peu nonchalant
comme tous les orientaux ; l’origine de cette famille est grecque : le prince,
d’abord hospodar de la Moldavie, avait perdu ce titre dans les révolutions de
son pays ; la princesse son épouse, tenant à une famille riche, avait vu sa
fortune passer entre les mains des vainqueurs dans les troubles civils ; et
depuis de longues années que le prince a dû quitter la Grèce, il n’a pas touché
une obole de ses revenus fonciers ni de ceux du chef de la princesse : aussi
existait-il assez souvent une grande gêne dans ses finances ; et puis il fallait
dans sa position, surtout dans une ville comme Paris, donner beaucoup à la représentation
; l’intérieur s’en ressentait.
Ma fille était dans une situation beaucoup plus
rassurante que lorsque je l’avais quitté pour me rendre auprès de mon père en
1831. Son beau-îère commençait à se faire connaître comme professeur de dessin,
et cette branche d’industrie suffisait aux besoins du ménage. Quand sur la fin
de 1830, il était venu à Paris avec ma fille et son fils, celle-ci voyant les
projets d’association pour l’Hôtel d’Athènes évanouis, se concerta avec lui
; il s’était déterminé à professer le dessin et avait à force de zèle et de
constance, vaincu les difficultés du début ; et à ce moment il avait lieu d’être
satisfait de ses efforts. Il avait encore, malgré ses nombreuses occupations,
trouvé quelques instants pour s’adonner à la peinture ; on avait reçu à l’exposition
1832 plusieurs de ses tableaux ; il n’avait pas fait sensation il est vrai,
mais c’étaient les jalons plantés pour annoncer sa marche ; il en augmenta le
nombre dans les années 1833. Ce petit ménage présentait l’ordre le plus parfait
; il n’avait qu’une seule irrégularité à y reprendre, mais elle ne devait pas
tarder à disparaître.
Ma chère Aline a des vertus domestiques bien
caractérisées ; je n’ai pas connu de femme qui s’occupe plus constamment de
son intérieur et qui s’entende mieux à tous ces détails : elle est d’autant
plus estimable en ceci qu’elle est encore dans un âge où les dames préfèrent
leurs plaisirs à leurs devoirs, que fort jeune elle a été par la perte de son
époux livrée à elle-même, et que sans des principes sévères, une grande attention
sur ses démarches elle pouvait, devait prêter à la critique, et qu’elle l’a
constamment respectée. Ma fille avait à l’époque de son mariage un caractère
doux, d’une égalité parfaite, mais les manières grossières, les propos désobligeants,
les tracasseries et la domination impertinente de son époux ont quelque peu
altéré son aménité et sa patience ; elle veut sans doute aujourd’hui ne plus
subir le joug auquel elle a été condamnée dans le principe ; mais il ne faut
pas d’un excès tomber dans l’excès contraire ; je sais bien que parfois elle
cherche à modérer son irascibilité, mais les efforts qu’elle fait pour y parvenir
dénote les soufFrances qu’elle en éprouve. L’âge et la raison feront, je n’en
saurais douter, disparaître ces légères imperfections, et elle sera telle que
son père, son meilleur ami, désire la voir.
Quant au petit Jules, que peut-on en dire à
cet âge ; une seule chose, c’est que sa mère le gâte un peu trop et qu’elle
aura de la peine à tenir en bride un caractère aussi impétueux que le sien si
elle ne prend un peu d’empire sur lui. Du reste cet enfant annonce d’heureuses
dispositions, un esprit précoce ; il fera honneur à ses instituteurs ; le tout
est de les bien choisir.
Aussitôt que le printemps se montra, la fonderie
changea entièrement de face ; la verdure de ses arbres, sa position sur 2 belles
rivières constamment couvertes de bateaux d’approvisionnements pour la capitale,
la perspective d’une plaine riche, bien cultivée, parsemée de charmants villages
et de maisons de plaisance, voire même de châteaux, me rendit ce séjour agréable.
Ensuite j’y avais tous les 15 jours la visite de ma famille ; et un agrément
que je ne connaissais pas depuis de longues années, celui de ne devoir mon existence
qu’à moi-même ; je ne dirai pas à mon travail, car en vérité celui dont j’étais
chargé était bien minime ; mais enfin j’avais l’inspection d’un matériel et
d’outils d’une grande valeur ; cette responsabilité était quelque chose sans
doute, elle devait donc être rétribuée ; je gagnais donc mes émoluments.
Je me mis à explorer les environs et les établissements
publics qui y sont fixés : je citerai en 1ère ligne le château et le parc de
Vincennes. Cette forteresse si honorablement défendue en 1815 par le brave général
Dauménil, mort en 1833, est située à l’Est de Paris à une porte de distance,
dans une vaste plaine et entourée de bois. Dans son enceinte se trouve un polygone
dont les batteries se composent de 8 pièces de gros calibre, 6 mortiers à bombes
et 4 obusiers. Dans la belle saison le tir a lieu tous les 2 jours ; je manquais
rarement durant toute la campagne ces exercices ; ils me rappelaient nos anciennes
guerres, mais je dois le dire à la louange de l’artillerie Française, cette
arme s’est singulièrement perfectionnée depuis cette époque ; il est vrai qu’elle
est plus judicieusement organisée et que les escadrons du train ont remplacé
avantageusement les paysans non disciplinés qui servaient à cette époque de
conducteurs aux pièces et aux caissons. La garnison du fort se compose ordinairement
d’un régiment d’artillerie et d’un d’infanterie : on y a fait depuis 2 ans des
réparations, des additions assez importantes ; on le dit miné à une assez grande
distance ; autrement je ne le croirais pas susceptible d’une longue défense,
d’abord par la nature de sa fortification, et ensuite parce qu’il manque d’eau.
Je suis surpris qu’on n’ait pas cherché à y établir des puits artésiens. Le
parc ofîe des allées superbes, rendez-vous de beaucoup de promeneurs de la
capitale : il y a le dimanche un bal fort bien composé et dans un local parfaitement
disposé.
L’école royale vétérinaire d’Alfort établie
dans de vastes bâtiments au bout du pont de Charenton sur la Marne, renferme
annuellement 300 élèves environ, les professeurs de cette école jouissent d’une
réputation distinguée. Le règlement pour les pensionnaires est sévère, et je
crois cela nécessaire, car ces jeunes gens sont dans l’effervescence des passions
et ils ont besoin d’être retenus dans de justes bornes ; au surplus, je n’ai
pas ouï dire qu’ils aient donné lieu à aucune plainte sérieuse.
La maison royale de Santé1 est sur la commune
de Charenton Saint-Maurice faisant suite à celle de Charenton le Pont. On y
reçoit des pensionnaires pour la guérison de toutes les maladies, mais principalement
les aliénés : le nombre total est de près de 600. Le directeur actuel est Mr
le chevalier Maurice Palluy [20 octobre 1830-10 février 1845], Lyonnais dont
j’ai beaucoup connu la famille ; je l’ai vu plusieurs fois. Il a établi, à ce
qui m’a été rapporté, un ordre admirable dans ce vaste établissement, et conséquemment
a dû s’y faire quelques ennemis ; mais quand on remplit ses devoirs, on s’en
inquiète peu. Une demoiselle également lyonnaise, que j’ai connue à Lyon, est
depuis peu chargée de l’inspection des employés auprès des dames.
Il y a autour de Charenton une grande quantité
de fabriques d’aciers, de porcelaines, de papiers, de savons, de verres et bouteilles,
et beaucoup de carrières qui sont en exploitation.
La commune de Bercy, à une demi-lieue de distance,
est un vaste entrepôt de vins ; il s’y fait un commerce considérable, et on
y voit tous les jours, excepté ceux fériés, une affluence fort grande d’acheteurs
de Paris. Il y a des maisons de commission puissantes et qui ont des relations
fort étendues. Le château et le parc de Bercy2 est dans une superbe exposition,
dominant le cours de la Seine ; il y a de beaux jardins et des ombrages magnifiques,
mais il n’est pas habité.
Charenton le Pont est situé sur les bords de
la Marne et près du confluent de cette rivière dans la Seine ; il présente de
loin un amphithéâtre couronné par des jardins, des arbres qui font un effet
pittoresque. Cette commune dont la population est de 2.000 âmes, se divise en
3 parties distinctes : Charenton le Pont proprement dit, les Carrières et Conflans
où se trouve l’église de la paroisse. Dans le même endroit est la maison de
campagne3 de l’archevêque de Paris qu’il habitait dans la belle saison, mais
depuis les événements de juillet 1830 et les dévastations qui y ont été commises
il n’y vient que rarement ; il y avait fondé un petit séminaire qui a également
été ravagé à la même époque et qui a été transféré depuis dans la capitale.
1 Hôpital Esquirol,
Cne de Saint-Maurice. Charenton Saint-Maurice prit le nom de Saint-Maurice par
D.C.M. du 10 février 1842, confirmée par O.R. du 25 décembre 1842.
Maison de Santé. En vertu de la loi du 18 juillet
1838, elle fut reconstruite. Les travaux durèrent plus de 5 ans. Le Moniteur
du 3 décembre 1845 annonça que la veille, le Ministre des Travaux Publics était
venu visiter les bâtiments terminés et décorer de l’ordre royal de la Légion
d’Honneur leur architecte, M. Gilbert. Plaque :
La Maison royale
De Charenton reconstruite.
La première pierre
A été posée le 3 octobre 1838.
Louis-philippe 1er régnant
M. le Comte de Montalivet
Pair de France, Ministre de l’Intérieur
M. Voitout, administrateur
Des Monuments publics
M. Gilbert, architecte.
Érection de la statue d’Esquirol dans la cour
: 22 novembre 1862.
2 Propriété du
comte de Nicolaï. Détruit en 1863.
3 Château de Conflans,
Cne de Charenton-le-Pont, séparé du bourg par la localité des Carrières, sur
la rive droite de la Seine.
13 mars 1835
Je n’ai encore rien dit de la fonderie de la
conservation de laquelle j’étais chargé. Cet établissement avait été créé en
1822 par M. Aaron Manby et Daniel Wilson, Anglais qui y avaient établi une espèce
de succursale de celle du Creusot dont ils étaient également propriétaires.
On y fondait et fabriquait toutes sortes de machines en fer, fonte, cuivre,
tôle, agrès de la marine et jusqu’à des canons. Les ouvriers étaient presque
tous anglais et leur nombre a été porté jusqu’à 600 ; ils étaient largement
rétribués ; plusieurs chefs d’ateliers gagnaient 25 f. par jour et d’autres
travaillant à leurs pièces jusqu’au double à ce qu’il m’a été rapporté. Les
simples chauffeurs de four étaient à 5 f. Il fallait chaque jour un bateau de
charbon de terre, et à cette époque on les payait 2.000 à 2.400 f. Les chefs
suivant l’usage anglais accordaient aux ouvriers de nombreuses distributions
de bière et de vin ; toutes ces causes réunies rendaient la main-d’œuvre dans
cette fabrique extrêmement chère, la concurrence difficile à soutenir, aussi
chaque année le résultat était une perte réelle d’un million. M.M. Manby et
Wilson cherchèrent à vendre leur établissement ; ce fut une réunion d’actionnaires
qui sous le nom de Société Anonyme des Mines, Forges et Fonderies du Creusot
et de Charenton en devint propriétaire en 1826. Mr Wilson en resta l’administrateur
dirigeant : c’est un ingénieur des plus distingués, ayant un coup d’il sûr,
des connaissances étendues en administration, on lui reproche de ne pas assez
vivre à l’économie ; c’est le défaut de tous les Anglais accoutumés dans leurs
établissements à des dépenses considérables nécessitées par la cherté des vivres
et des locations dans leur pays. Mr Wilson a un abord îoid, réservé, mais il
est de la plus exquise civilité, écoutant les observations avec intérêt, grand
en affaires et d’un commerce facile et aimable.
La société s’étant enfin aperçue des résultats
désavantageux de l’établissement de Charenton, se décida à le supprimer ; ce
qui se fit graduellement ; enfin au 1er janvier 1829, tout travail cessa ; les
machines et outils qui pouvaient être de quelqu’utilité au Creusot y furent
transportés, et on remit à un concierge, Mr Marquet, le soin du matériel qui
est immense.
Quelques années plus tard, une compagnie de
Rouen se présenta pour faire l’acquisition de la fonderie, dans l’intention
de l’exploiter de nouveau ; le marché fut arrêté pour la somme de 950.000 f.,
mais Mr Aquado, banquier de Paris, actionnaire et bailleur de fonds pour une
somme de 2 millions et demi, s’opposa à la conclusion de cette affaire. Il a,
je crois, été mal conseillé, car je ne pense pas qu’aujourd’hui on puisse espérer
de cet établissement la moitié de cette somme.
Aussitôt que je fus installé dans mes fonctions
et que j’eus fait une visite exacte des lieux, je m’aperçus des nombreuses dégradations
de la plupart des planchers et de quelques murailles ; je crus devoir en prévenir
le conseil d’administration de la compagnie fixé à Paris. Mr Wilson, administrateur
de service, me répondit en son nom qu’incessamment on enverrait des architectes
pour vérifier l’état des choses et ordonner les réparations nécessaires ; comme
on y mit un long retard, je récidivai ma demande et les architectes parurent
enfin : ils arrêtèrent les travaux, en donnèrent un aperçu au conseil qui convoqua
les divers ouvriers auxquels ils devaient être confiés, leur demanda les devis,
qu’ils m’apportèrent et que je remis au conseil ; leur montant allait à … ;
l’affaire fut proposée, mais le conseil ajourna cette opération.
Cependant , une muraille soutenant une des travées
de la grande forge menaçait ruine et sous ce bâtiment se trouvaient 6 cylindres
pour bateaux à vapeur d’une grande dimension et une certaine valeur ; je fus
moi-même en parler à Mr Wilson qui m’autorisa à faire transporter ailleurs ces
cylindres et à faire démolir cette partie de la grande forge ; il donna ordre
en même temps au caissier de me compter pour ces travaux 100 f., et e dit que
toutes les fois que des réparations au-dessous de 150 f. me paraîtraient urgentes,
je ne devais pas hésiter à les faire faire.
Depuis mon entrée dans cette administration,
j’avais sollicité des instructions écrites, celles verbales que je tenais de
mon prédécesseur étaient on ne peut plus insignifiantes ; il en avait cependant
d’inscrites sur un cahier qu’il me lut à la hâte ; je le priai de me les laisser
ne devant dorénavant lui être d’aucune utilité, mais il m’observa que sur ce
cahier se trouvait également son copie de lettres et qu’il ne pouvait s’en dessaisir
; je ne me permis pas de lui dire ce que je pensais de cette objection, ainsi
que de quelques particularités qu’il me confia assez maladroitement. Je ne sais,
le regard sombre de cet homme ne m’a jamais plu ; il m’est revenu sur son compte
des bruits que j’aime à croire peu exacte ; tant mieux s’il en est ainsi pour
lui d’abord et pour ceux qui l’ont employé, l’emploient et l’emploieront. Je
n’ai au reste qu’à me louer personnellement de lui, de sa dame et de sa demoiselle
avec lesquelles j’ai passé pendant le 1er hiver mes soirées et qui m’ont toujours
accueilli avec bonté : plus tard, je me suis retiré petit à petit de cette maison
dont les allures et le ton ne pouvaient me convenir.
La 3me fois que je fus toucher mon traitement,
je crus apercevoir chez le caissier Sausseret une vive agitation qui m’inspira
quelques soupçons : il commença par me dire qu’il n’avait pas encore reçu les
fonds, que le garçon de bureau était en recette ; cependant il fut au cabinet
de Mr Wilson qui l’invita à me satisfaire de suite ; en conséquence je reçus
ce qui me revenait, mais les tergiversations me donnèrent à penser.
J’ai oublié de dire quelques mots sur le concierge
Marquet de l’usine : c’est un ancien chauffeur de four qui a été placé là quelques
jours avant mon entrée. Mr Lecarpentier, mon prédécesseur, avait remplacé un
ancien employé qui restait seul à l’établissement depuis le moment de la cessation
des travaux et qui étant soupçonné d’avoir commis de graves infidélités fut
congédiés. Mr Wilson avait outre ses actions dans la compagnie du Creusot, l’entreprise
de l’éclairage par le gaz d’une partie de la ville de Paris ; il proposa à Mr
Lecarpentier la place de directeur de l’établissement de la rue de à dont les
émoluments étaient près du double de ceux de l’usine de Charenton ; il accepta
avec d’autant plus de raison que longtemps caissier et initié dans les détails
de l’entreprise, il avait acquis la certitude qu’elle ne pouvait marcher longtemps.
Le conseil d’administration, sur la proposition de Mr Boucher, me nomma à ce
poste et me donna le Sr Marquet pour concierge. Cet homme, dépourvu de toute
éducation, grossier dans ses paroles, quelques fois brusque et malhonnête, a
besoin d’être remis à sa place ; au moyen de ces petits correctifs tout va assez
bien ; d’ailleurs mon principe est de vivre bien avec mes subordonnés, de n’en
rien exiger sans salaire. La femme de ce concierge fait mon appartement ; je
n’ai qu’à me louer d’elle ; son ton, ses manières sont au-dessus de son état
; je ne lui trouvais d’autre défaut, si c’en est un, d’un peu trop aimer les
espèces et de se bourrer le nez trop îéquemment de tabac. Ces époux ont une
fille de 14 ans qui sera gentille, mais extrêmement gâtée par ses parents, elle
a du penchant pour la paresse et même aussi pour la gourmandise ; avec les années
et la raison, ces légères imperfections disparaîtrons. Ce ménage, avec le traitement
du mari, le travail de la femme qui est blanchisseuse de fin, est bien tenu,
il a acquitté quelques dettes contractées pendant une grave et longue maladie
du mari, et peut aujourd’hui payer l’apprentissage de la petite destinée au
même état que sa mère et encore son instruction confiée à la dame d’un instituteur
de l’endroit. Il est important pour moi qui ai à répondre d’un matériel considérable
renfermé dans des bâtiments mal clos ou épars dans des cours, des hangars et
sur divers terrains, d’avoir un concierge sur la probité duquel je puisse me
reposer, et jusqu’ici je n’ai rien aperçu qui soit de nature à me la faire suspecter
: le mari et la femme préfèrent sans doute leur intérêt à tout autre, mais en
ce monde c’est chose assez généralement établie.
Après les vicissitudes que j’avais éprouvées
après la perte de ma femme, je me croyais arrivé à un état stable, et quelque
modeste que fut ma position, elle me paraissait douce, quand un événement que
je craignais vint la menacer. Depuis quelque temps, mes soupçons sur la gêne
financière de la compagnie s’étaient confirmés ; un grand procès qu’elle soutenait
contre Mr Aquado, l’un de ses actionnaires comme je viens de le dire et de ses
bailleurs de fonds, fut perdu ; le jugement qui intervint la condamna à un remboursement
de 300.000 f. Une telle somme n’eut rien été pour une société dont le crédit
aurait été entier, mais ici on en était bien loin. Depuis l’origine de la création
de ce vaste établissement, les fonds n’avaient jamais été en rapport avec les
besoins, et puis la fondation de la succursale de Charenton avait été si onéreuse,
avait absorbé tant de capitaux, que les actionnaires en majeure partie ne prenaient
plus aucun intérêt à l’opération et n’avaient pas la moindre envie de faire
une nouvelle émission d’espèces. Le conseil d’administration voyait le mal,
cherchait à y remédier, mais il y avait une impossibilité. L’usine du Creusot
en grande activité, donnait quelques résultats avantageux, mais les Frais d’exploitation,
les intérêts des capitaux dus absorbaient et bien au-delà les bénéfices. Les
machines fabriquées, le fer, la fonte étaient dirigés partie sur Lyon, partie
sur Paris et entreposés chez des commissionnaires qui faisaient des avances
de numéraires et qui connaissant la mauvaise position de la société, vendaient
à vil prix pour se couvrir de leurs déboursés ; ainsi placée la compagnie ne
jouissait pas du moindre crédit et n’aurait pu émettre sur la place aucune valeur.
Les ouvriers du Creusot et les employés étaient payés en bon de l’administration
que les banquiers et les usuriers négociaient contre du comptant à une perte
énorme, c’était un haro épouvantable à chaque fin de mois. Ces difficultés furent
aggravées par la signification que Mr Aquado fit faire du jugement cité plus
haut ; le conseil fit des démarches pour obtenir un délai.
Dans ces circonstances, dont j’avais connaissance
par la dame de Mr Boucher qui venait alors assez îéquemment à l’usine dans
l’intérieur de laquelle se trouvait un local connu sous le nom d’Ermitage qu’elle
habitait, j’attendais avec anxiété la suite des événements que je prévoyais
cependant pas aussi grave.
Nous étions à la veille de la Saint-Jean (23
juin 1833) qui tombait un dimanche ; mes enfants étaient venus me souhaiter
une bonne fête et passer la journée auprès de moi : nous fûmes d’une gaieté
extraordinaire ; nous nous félicitions tous les 5 de notre réunion, de quelques
retours de fortune, enfin de notre position respective bien plus favorable qu’elle
n’avait été depuis 20 ans ; nous nous quittâmes dans l’espoir de nous réunir
de nouveau à Paris le dimanche suivant d’après notre constante habitude. Le
lendemain matin j’appris par une lettre confidentielle du caissier Sausseret,
qui me témoignait de l’amitié, que le bilan de la société avait été déposé au
tribunal de Commerce et que la faillite allait être prononcée le lendemain.
Ce coup auquel je n’étais pas préparé m’atterra dans le 1er moment, toutes mes
craintes sur mon avenir se retracèrent à mon imagination ; je courus chercher
des consolations auprès de mes enfants ; j’en reçus d’efficaces. La faillite
avait été déclarée, des agents nommés, mais contre l’usage et le vu de la loi,
les scellés n’avaient point encore été apposées sur la fonderie. Je fus voir
Mr le juge de paix que cette formalité concernait ; il jugea à propos d’attendre
des instructions de Paris ; je le priai de me faire nommer gardien de ces scellés
dans l’espoir que cette fonction prolongerait ma résidence, il voulut bien me
le promettre. Enfin l’un de M.M. les agents1 de la faillite vint pour cette
apposition, elle se fit et il fit consigner au procès-verbal que je restais
chargé de la garde des scellés : la rétribution accordée parla loi est peu de
chose, mais comme elle a été un supplément à mes appointements, cette augmentation
m’a été fort utile et agréable.
Cependant, dans l’état des choses, aucun créancier
ni employé ne recevait 1 c. ; je dus comme mes collègues attendre la nomination
du syndic provisoire qui n’eut lieu qu’au commencement du mois d’août : il fallait
cependant payer ma pension alimentaire et les dépenses courantes ; Mde Boucher
eut la complaisance de me prêter une somme de 50 f. jusqu’au moment où l’un
de M.M. les syndics provisoires voulut bien de ses propres deniers me compter
mon traitement et celui du concierge Marquet pendant les mois de juin et de
juillet. J’aurais peine à nombrer les courses et les démarches que je fis pour
arriver à ce résultat, mais enfin je l’obtins, et nous sommes encore en ce moment
les seuls qui ayons été payés de cet arriéré.
1 Daniel Wilson
habitait 28, rue de La Tour d’Auvergne, Paris.
Syndics : Riant, marchand de fer, 177, rue Saint-Antoine,
Paris.
Berthault, banquier à Autun, S et L.
Calais de Saint-Paul, 15, rue Saint-Georges,
Paris.
14 mars 1835
Les diverses formalités voulues par la loi furent
successivement remplies, mais elles furent entravées par les saisies et oppositions
dont plusieurs me furent signifiées pour ce qui concernait l’usine de Charenton.
Dans le courant de l’hiver Mr Sausseret, caissier de la société, ancien employé
qui avait une connaissance exacte des locaux, de leur destination et des principales
machines de l’établissement, vint à Charenton pour faire l’inventaire général
; il y passa plus de 2 mois, y mit un zèle, une application que j’admirai plus
d’une fois. Il y avait si peu d’ordre dans tout ce matériel, qu’avant d’avoir
appareillé ensemble les objets, il perdit un temps précieux, et il eut encore
le désagrément d’opérer pendant la saison la plus rigoureuse et par des vents
presque continuels, étant le plus souvent en plein air. Comme les scellés n’avaient
été mis que sur les principaux magasins, ce ne fut qu’à la fin de l’inventaire
qu’ils furent levés pour compléter cette opération.
M.M. les experts nommés par le tribunal de Commerce
pour apprécier les machines et les matières de toute nature, le sol et les bâtiments,
firent ensuite leur travail.
Cependant le prince Soutzo, ambassadeur extraordinaire
du Roi de la Grèce auprès du gouvernement Français, ayant reçu une nouvelle
mission pour Saint-Pétersbourg, la princesse sonda ma belle-fille pour savoir
si elle voudrait suivre ses élèves dans cette résidence. Laure ne put se décider
à cette immigration, et nous tous l’affermîmes dans cette résolution ; elle
dut alors faire des démarches pour trouver un autre emploi. Mde Boucher, toujours
très liée intimement avec elle, et qui dans toutes les occasions à elle, à mes
enfants et à moi a rendu de grands services, lui ofîit de venir demeurer chez
elle jusqu’à ce qu’elle eut trouvé ce qu’elle cherchait. Ma belle-fille accepta
cette ofîe avec reconnaissance et utilisa ses loisirs en les consacrant à l’éducation
de la jeune demoiselle de ses hôtes. Cette jolie personne a des dispositions,
mais sa chère mère la gâte beaucoup trop et je doute que jamais sous ses yeux
elle face de grands progrès : elle devrait se décider à la remettre dans un
pensionnat dont elle n’aurait jamais d- la tirer. Au bout de 2 mois de séjour
dans cette maison, Mde Récamier, la 2de providence de ma belle-fille, lui écrivit
pour lui annoncer qu’une de ses amies, Mde la comtesse de Boigne, lui ofFrait
de venir passer à sa campagne de Châtenay près Paris le mois de septembre :
cette dame avait le projet d’employer auprès d’elle ma belle-fille, mais avant
de prendre aucun engagement elle voulait s’assurer de leur mutuelle convenance.
Laure fut donc installée chez Mde la comtesse et parvint tellement à captiver
sa confiance que 15 jours n’étaient pas écoulés qu’elle lui fit la proposition
de se charger de l’éducation d’une jeune filleule qu’elle avait auprès d’elle
; mais en la prévenant que sa présence chez elle ne cesserait point lorsque
son élève sortirait de ses mains, qu’elle désirait enfin la conserver jusqu’à
la fin de l’une ou de l’autre. Le caractère de Mde la comtesse, ses propositions
honorables, la tenue de sa maison, tout était fait pour ne pas donner un instant
d’hésitation à Laure ; cependant comme elle avait un quasi engagement avec Mde
Récamier, elle demanda à Mde de Boigne le temps de se dégager envers cette 1ère
dame sans manquer à la convenance dont elle lui était redevable. Tout ayant
été réglé entr’elles, ma belle-fille se vit cassée définitivement. La jeune
personne confiée à ses soins est la fille de la femme de charge de la maison
de Mde la comtesse ; elle est dans sa 14me année. Sa taille n’est point encore
formée ; la coupe de sa physionomie est bien, ses yeux y sont superbes ; il
y a beaucoup à corriger dans ses manières, surtout, mais il y a, je crois, de
l’étoffe, et je ne doute pas que Laure n’en fasse par la suite un excellent
sujet. Son caractère est un peu boudeur, d’une égalité qui laisse quelque chose
à désirer.
Mde la comtesse, née d’Osmond, est la veuve
d’un général sarde au service de la compagnie des Indes : il a laissé une fortune
considérable dont la très majeure partie a été léguée aux hôpitaux et établissements
de Chambéry, sa patrie. La Révolution ayant détruit la fortune de la famille
d’Osmond, Melle d’Osmond contracta pendant son émigration avec ses parents à
Londres ce mariage fort disproportionné sous le rapport des caractères et de
l’éducation. Mde de Boigne a d- être très belle et conserve encore des restes
de ce qu’elle a été ; une fort belle peau, une taille, des épaules, une poitrine
superbe, un air de dignité et d’aisance lui soumettrait bien des cœurs si elle
daignait faire attention aux hommages dont elle est, j’en suis s-r, encore l’objet
; mais son occupation constante, favorite, c’est la politique : elle reçoit
les ambassadeurs, les ministres, les notabilités de tous les genres, et ce que
Paris renferme de plus distingué, à part le faubourg Saint-Germain avec lequel
elle Fraie peu depuis la Révolution de Juillet. Ayant eu l’occasion de connaître
la reine Amélie à Londres, et sa famille, elle a conservé depuis lors des relations
intimes avec la cour actuelle ; il n’est pas étonnant qu’elle ait vu avec plaisir
le nouveau règne ; elle lui est attaché de coeur, j’en suis convaincu. Elle
a ses entrées au château, dans les grandes réunions, comme dans celles d’intérieur
; elle y est toujours accueillie comme au reste elle a droit de l’être. J’ai
vu peu de femmes causer avec autant de facilité, émettre son opinion avec plus
de précision, discuter avec une logique plus serrée ; on prétend qu’elle est
un peu tranchante ; qui n’a pas ce petit défaut ? Ma belle-fille assez à même
de la juger, assure que c’est un puits de science, qu’elle a beaucoup lu, surtout
beaucoup retenu. Une partie de ses matinées est consacrée à écrire ses mémoires
; ils seront intéressants et instructifs ; elle voit de près la cour, la ville,
les grands, et peut bien juger les diverses intrigues qu’elle voit nouer autour
d’elle. Si elle voulait, au cas que ma belle-fille ait la douleur de lui survivre,
lui léguer comme un gage de sa satisfaction, la propriété de ces mémoires, je
suis certain qu’ils feraient la fortune de ma bonne Laure.
Mr le marquis d’Osmond, ancien colonel de cavalerie,
ambassadeur à Londres sous Louis XVIII, pair de France, demeure avec Mde la
comtesse sa fille ; âgé de plus de 80 ans, il est encore gai, d’une douceur
admirable, de ce ton exquis des convenances et des usages du grand monde qui
sont l’apanage d’une éducation distinguée.
La maison de Mde la comtesse est montée sur
un grand pied ; ce qui donne d’elle une idée des plus avantageuses c’est que
dans ces nombreux domestiques qu’elle entretient, le moins ancien date de 15
à 20 ans ; aussi elle est adorée de tous ses gens, et tout marche avec une régularité
et un ordre parfaits.
Peu de mois après mon installation à la fonderie,
je m’ouvris avec ma fille sur sa position, ne craignis pas de lui représenter
qu’elle était un peu équivoque, et que je croyais qu’elle devait avoir un terme.
Une loi rendue en 1832 [16 avril] permettait les mariages entre beaux-îères
et belles-sœurs avec une autorisation du Roi. Je l’engageai à faire part à son
beau-îère de cette disposition afin de légitimer leur cohabitation. Ma fille
et son beau-îère ignoraient entièrement cette loi et le jeune homme ne demandait
pas mieux que d’en solliciter l’effet. Il m’en parla quelques jours après ;
je fus ravi de sa bonne volonté et lui promis de faire les 1ères démarches.
Je consultai à ce sujet plusieurs personnes et principalement Mr Teste, célèbre
avocat du barreau de Paris, député du Gard, que j’avais connu à Lyon dans les
Cent Jours, et avec lequel j’avais eu des relations comme collègue dans la garde
nationale. Il me dit affectueusement qu’il se chargeait lui-même de la requête
au Roi et qu’il la présenterait à Mr le Garde des Sceaux ; elle fut effectivement
remise à ce chef suprême de la justice en août 1833 ; des bureaux de la Chancellerie
elle arriva au parquet de Mr le procureur du Roi qui, après les informations
prises, la renvoya à la commission du Sceau qui fit expédier les lettres patentes
de S. M. à l’effet de procéder à l’union conjugale. Il fallut ensuite faire
auprès de l’archevêché les démarches nécessaires pour obtenir la permission
du Saint-Siège, et enfin toutes les dispositions prises, le mariage civil et
religieux eurent lieux le 13 avril 1834 à la mairie du 5me arrondissement, domicile
des époux. Quelques temps avant le contrat de mariage1 avait été passé par devant
un notaire de la capitale. Ainsi fut terminée une affaire à laquelle j’attachais
une grande importance, qui nécessita des démarches nombreuses et qui fut une
cause de grandes dépenses pour les jeunes époux. Je fis part de cette union
à mon père, mon oncle et ma tante, ni les uns ni les autres ne jugèrent à propos
de m’accuser seulement réception de ma lettre ; je tâchai de m’en consoler en
pensant que j’avais rempli mon devoir.
1 Dessaigne-Paris-10
février 1834.
20 mars 1835
Je n’ai rien dit encore de la connaissance que
je fis peu de mois après mon arrivée à Charenton d’un ancien directeur des droits
réunis qui vint s’y établir avec sa femme. Mr de Pincemaille de Laulnoy, Picard,
est un vieillard bien conservé, vert encore, mais dont la mémoire et les facultés
intellectuelles s’altèrent visiblement. Son 1er abord qui est tout de Franchise,
son empressement à établir des relations dans un pays qu’il venait habiter,
furent des motifs qui me décidèrent à répondre à ses avances ; je fus admis
chez lui et pendant l’hiver de 1833 à 1834 je fis tous les soirs sa partie de
piquet. Je n’étais pas sans reconnaître qu’il fallait toute ma patience pour
supporter les longueurs assommantes avec lesquelles il jouait ce jeu là ; quelques
fois nous faisions un loto, récréation comme chacun sait fort agréable et pleins
d’incidents merveilleux. Ce Monsieur a la fureur de la politique et Dieu sait
comme il raisonne. Sa dame est bonne, obligeante, mais a des prétentions sans
nombre, je n’en dirai pas davantage pour ne pas charger le tableau. Le beau
temps revenu, je devins plus rare dans cette maison et lorsque la mauvaise saison
arriva je ne fus plus aussi exact à tenir tête à Mr de Laulnoy que je l’avais
été l’hiver d’auparavant. Je croyais pouvoir attribuer avec quelque raison à
l’incommodité de la pièce où nous passions nos veillées un rhume violent que
j’avais gardé pendant 4 mois consécutifs : j’y prenais îoid, je rentrais chez
moi les pieds gelés, me couchais dans cet état et avais de la peine à me réchauffer
pendant la nuit. Je m’étais bien promis de ne plus m’exposer à semblable inconvénient,
j’ai tenu parole ; je me trouve mieux de passer mes soirées auprès de mon feu
et de me coucher de bonne heure les pieds chauds ; aussi me suis-je débarrassé
bien vite l’hiver dernier d’un rhume que sans ces précautions j’aurais certainement
conservé bien longtemps. Je vais encore de temps à autre dans la maison de Laulnoy,
je conserve avec ses habitants des relations amicales et je tâche de répondre
à l’intérêt qu’on veut bien m’y témoigner.
Si je tenais à me répandre dans la société du
pays, je crois que cela me serait facile, quelques personnes m’ont donné à entendre
que j’y serais bien accueilli, mais j’aime beaucoup mon indépendance, crains
de contracter des obligations et d’être forcé à une mise qui ne cadrerait pas
avec modeste revenu. Je garde donc mon toit solitaire o-, avec des livres et
du papier, je n’éprouve jamais un instant d’ennui. Mes plaisirs sont quelques
promenades et des courses à Paris pour voir mes enfants ; tous tranquilles qu’ils
peuvent paraître, ils suffisent à mon bonheur.
21 mars 1835
Dans le courant du mois de 9bre 1834 où nous
sommes arrivés, nous éprouvâmes mes enfants et moi des inquiétudes assez graves
; voici à quel sujet.
D’après les clauses de l’acte du 1er
août 1827, mon père nous sert les intérêts d’un capital de 10.000 f. que nous
lui avons prêté dans le temps pour payer les dettes qu’il avait contractées
; jusqu’à ce moment il avait été exact à y faire honneur, avec cette seule différence
qu’au lieu de le faire au 1er août, ce n’était que dans les 1ers jours de 9bre
; mais comme cette époque se trouvait celle à laquelle ma fille et moi devions
nous-même acquitter ces intérêts auprès de nos créanciers de cette même somme,
nous ne lui avions jamais fait la moindre observation sur ce retard.
Mon père, comme je l’ai dit, voulait bien me
faire une pension annuelle de 200 f. pour ajouter à mon modique traitement,
était en retard de plus d’un semestre quand, ne recevant point de réponse aux
lettres que je lui écrivis, je m’adressai à un ami qui eut la complaisance de
lui soumettre ma demande. Mon père lui répondit qu’il venait d’éprouver dans
son vignoble une perte considérable occasionnée par une trombe qui avait déraciné
une partie de ses vignes et enlevé une majeure portion des toits de ses bâtiments
; que les réparations qu’il avait été obligé de faire et qu’il faisait encore
au moment même, avaient absorbé ses ressources pécuniaires et qu’il ne pouvait
en ce moment me faire passer ce qu’il m’avait promis. J’ajoutai une foi entière
aux détails de la lettre de mon ami et je m’armai de patience quelque temps
pour pouvoir renouveler ma demande.
Le moment de l’échéance des intérêts arriva,
et nous tenions d’autant plus à leur payement ma fille et moi que le décès d’un
de nos créanciers et l’expiration du terme de sa créance sur nous, nous forçaient
à trouver un nouveau prêteur. Le notaire de Trévoux chargé de notre procuration
s’était mis en mesure et attendait pour terminer l’opération que mon père lui
fit compter les intérêts échus ; nous le priâmes, après avoir vainement écrit
à mon père sans en recevoir de réponse, de vouloir bien lui faire notre demande
lui-même ; mon père se permit de répondre qu’il ne payerait pas. A cette nouvelle
inattendue mes enfants et moi nous consultâmes notre notaire qui nous assura
que, notre acte du 1er août à la main, nous pouvions exiger judiciairement le
payement des intérêts, mais il nous observa en même temps qu’il valait mieux
procéder par toute autre voie ; c’était certes mon avis, et je déclarai positivement
à mes enfants que je n’entrerais pour rien dans les poursuites qu’ils jugeraient
à propos d’exécuter. Nous commençâmes par recourir encore à la correspondance
; mon gendre écrivit à mon père une lettre dont je n’eus pas connaissance, mais
qui était suivant ce qu’il me dit un peu serrée ; de mon côté, je fis entrevoir
à mon père avec tous les égards et le respect que je lui devait les suites de
son refus d’acquitter une dette contractée par vertu d’un acte authentique.
J’adressai encore une autre missive à l’ami qui m’avait donné les détails de
l’événement de la trombe et qui m’avait dit formellement que mon père avait
acquitté les intérêts en question. Mais soit qu’il ait reconnu qu’il avait été
trompé, soit qu’il ne voulut plus se charger de mes intérêts, il n’a pas répondu
à ma lettre. Mon père un mois après m’écrivit sous la date du 13 Xbre 1834 en
m’annonçant que dans les 1ers jours de janvier prochains, il ferait honneur
à son engagement entre les mains du notaire, que s’il ne m’avait pas plutôt
répondu c’était à cause des démarches qu’il avait été obligé de faire pour se
mettre en mesure de s’acquitter. Effectivement le 21 janvier 1835, le payement
fut effectué, l’acte qui nous liait envers un nouveau créancier passé, et les
choses reprirent leur état primitif. Ce retard nous avait causé de vives alarmes,
et si mes enfants et moi nous avions été mieux en espèces, bien certainement
un de nous eut fait le voyage de Trévoux pour aller hâter une décision qui nous
tenait tant à coeur. Mais nous fîmes mieux sans doute d’attendre, et nous reconnûmes
la vérité de cette maxime que j’ai déjà relatée, je crois, d’un ancien ministre
: Tout vient à qui sait attendre.
Mon gendre, professeur de dessin, peintre de
paysage et de portraits, allait chaque année à l’époque des vacances chercher
dans les départements environnants la capitale des sites agréables pour composer
des tableaux qu’il produisait aux expositions annuelles. Il avait le projet
de retourner en Normandie où l’année précédente il avait dirigé sa course et
qu’il avait été forcé d’abandonner à cause des pluies continues qu’il éprouva
dans le commencement de son voyage. Mais ma fille désirant faire une apparition
dans nos contrées pour y voir sa famille et ses amies, il fut décidé que dans
les 1ers jours de 7bre ils se mettraient en route pour Trévoux. En conséquence
de ce plan, Aline écrivit à mon père pour le prévenir qu’ils allaient arriver
chez lui, et pour ne point causer d’embarras dans ses finances, elle lui proposa
de satisfaire aux Frais que sa présence, celle de son mari et de son fils pourraient
occasionner. Mon père répondit plus que sèchement qu’il ne pouvait les recevoir
; alors ils durent renoncer à une excursion dont ils s’étaient promis beaucoup
de plaisir. Je conçois en partie les motifs de ce refus ; mon père est très
amateur de la solitude, de son régime de vie, craint de s’en écarter et puis
il n’aime pas que l’on pénètre dans son intérieur.
Le voyage de Trévoux étant ajourné, mes enfants,
sur mes vives instances, se décidèrent à venir passer auprès de moi le mois
des féries. Mon gendre s’occupa le lendemain de son arrivée des 2 tableaux qu’il
composa en grande partie pendant son séjour. Le plus grand des 2 représentait
un moulin abandonné appelé le Moulin de Gravelle, situé sur la Marne à une lieue
de mon ermitage. Le matin je l’accompagnais sur les bords de la Seine près du
château de Bercy où il allait peindre des arbres de ce parc jusqu’au déjeuner
; de là il allait à Gravelle avec sa femme et Jules et n’en revenaient tous
3 que pour l’heure du dîner. Le 2d tableau était une fabrique prise près de
l’entrée du faubourg Saint-Antoine. Le plus beau temps favorisa constamment
ces courses, mais elles devinrent bien fatiguantes surtout pour ma fille et
son fils. Quant à l’artiste, l’amour de son art, l’espoir du succès enflammaient
son imagination et l’empêchaient de ressentir la fatigue.
Pendant ce séjour à Charenton, mes enfants et
moi nous formâmes le projet d’aller voir ma belle-fille qui nous pressait d’arriver
pour rendre nos devoirs et nous faire connaître à la dame chez laquelle elle
était engagée. Nous y f-mes un matin en cabriolet, restâmes avec Laure une partie
de la journée, f-mes très bien reçus par Mde la comtesse et revînmes dîner à
notre hôtel. Nous étions harassées par la chaleur et la poussière, mais satisfaits
d’avoir obtempéré aux désirs de ma belle-fille.
Cependant les vacances finirent, il fallait
rejoindre Paris ; on espérait retrouver les écoliers, mais le mois d’8bre fut
si beau que tous presque restèrent à la campagne ; quelques uns quittèrent la
ville, leur éducation étant terminée, et mon gendre, peu répandu encore, éprouva
beaucoup de difficultés pour les remplacer. Les derniers mois de 1834 furent
pénibles à passer, on ne voulait pas se décider à retirer une partie de ses
capitaux ; ma bonne Laure leur ofîit ce dont elle pouvait disposer et donna
ainsi au jeune ménage le temps de voir venir les élèves.
Nous sommes en 1835. Quelques rentrées de fonds
et de nouveaux élèves apportèrent chez nos jeunes gens de l’aisance ; mais comme
il faut, dans toutes les positions de la vie éprouver des incidents désagréables,
ils eurent toutes sortes de taquineries à essuyer de la part du propriétaire
de la maison où ils logent. Cet homme sans usage, sans éducation, sans savoir-vivre,
se mit dans la tête de faire exhausser d’un étage sa maison, de faire dans tous
les appartements qui la composent des changements : il donna congé à plusieurs
de ses locataires, mais, comme tout nouvellement il venait de passer avec mon
gendre un arrangement pour une location plus convenable pour son art, il ne
pouvait sans injustice le faire déloger. Il tâcha de louvoyer avec lui, mais
enfin il y eut de justes plaintes de portées contre les inconvénients pour le
locataire de ces constructions et de ces réparations ; le propriétaire fut condamné
à des dommages intérêts, et en dernière analyse, mon gendre reçut son congé
pour vider en avril son appartement. Ces tracasseries firent beaucoup d’ennui
à ma fille ; je fus moi-même témoin de plusieurs, mais entr’autres d’une scène
où je ne pus moins faire que de prendre un rôle. Mon gendre était absent quand
des personnes de sa connaissance vinrent lui rendre visite ; ma fille les reçut
: nous étions engagés dans une conversation assez animée, quand nous entendons
dans la cuisine un bruit très fort ; nous nous levons, courons et voyons une
brique très grosse qui venait de tomber par la cheminée : le pot-au-feu se trouvait
à un demi-pied de ce projectile qui fort heureusement n’avait brisé qu’un vase
de peu de valeur. Cette brique avait été lancée par la maladresse d’un maçon
occupé à démolir une partie de la toiture pour élever par dessus un étage. Ma
fille et moi nous montons précipitamment sur le toit où nous trouvons le propriétaire
adossé à une cheminée, donnant ses ordres à 6 ou 7 ouvriers. Aline se plaint
de n’être pas en sûreté chez elle et dit que la veille déjà son enfant avait
failli être atteint par des matériaux tombés dans la cheminée ; cet original
de propriétaire répond avec le plus grand sang-îoid :
-Madame, je suis dans mon droit.
A cette sotte assertion je m’avance contre cet
insolent ; je le traite comme il le méritait et fus au moment, poussé à bout
par son ironique persiflage, à le précipiter du faîte de sa maison ; je me contins
cependant et engageai ma fille à se retirer et à porter plus tard sa plainte
à qui de droit. Le moment de la cessation de l’ouvrage arrivé, le sot personnage
entre avec son monde, veut voir le dégât et apercevant combien il était peu
important, se rassure et prend un air presque triomphant. Il promet cependant
que le travail sera suspendu et après une explication des plus vives, se retire.
Depuis il s’est un peu radouci, et enfin condamné pour de nouvelles tracasseries,
il laisse aujourd’hui son opération en suspens jusqu’au départ de mes enfants.
Ils ont loué après bien des recherches inutiles, un appartement dans la rue
en face, 5, rue de Paradis Poissonnière, à 200 pas de leur logement actuel ;
mais ce qu’il y a de curieux, c’est que mon gendre, sans avoir vu ce local,
mais seulement celui de l’étage au-dessous, sans en avoir visiter l’intérieur,
s’est arrangé avec son nouveau propriétaire ; Dieu veuille qu’il ne se repente
pas de cette précipitation. Ma fille a été, comme on pense bien, surprise de
cet arrangement, mais elle ne pouvait démentir son époux, en femme prudente
et sage, elle n’a fait aucune observation et s’est résignée.
23 mars 1835
Cependant je concevais de sérieuses inquiétudes
sur ma position. Je sens parfaitement que l’état de chose actuelle ne peut avoir
une longue durée, et que la vente des établissements du Creusot et de Charenton
doit enfin s’effectuer. J’en causais avec les employés du bureau toutes les
fois que je m’y présentais pour affaire ou pour les payements mensuels ; mais
ils me répondaient toujours que les opérations n’étaient pas encore arrivées
à leur terme. Pour faire cesser cette inquiétude je m’adressai à M.M. les syndics
; Mr Riant, l’un d’eux, me dit formellement à la fin de janvier que l’usine
de Charenton serait vendue en juin prochain, qu’il était possible que les nouveaux
acquéreurs me continuassent dans mes fonctions, mais que je ne pouvais, comme
il me l’avait fait espérer dans le temps, compter sur un emploi au Creusot,
attendu que plusieurs employés avaient été congédiés et qu’il ne prévoyait pas
qu’on put avoir besoin d’une augmentation dans le personnel des bureaux ; que
d’après ces motifs, il m’engageait à me pourvoir d’une place ; que d’ici à la
vente de la fonderie j’avais le temps d’y aviser. Je fis part à mes enfants
de cette conversation qui ne me causa pas, comme on peut le penser, une bien
vive satisfaction, et nous avisâmes à ce qu’il convenait de faire.
J’avais déjà depuis le moment de la faillite
de la société formé bien des projets pour les demandes d’emploi que j’aurais
à faire ; mais, outre que je ne voyais pas que cela devint urgent, je ne voulais
m’arrêter à l’un d’eux qu’avec une certitude bien positive qu’il y en avait
de vacants et dont on put solliciter l’obtention.
Je pensais avoir plus de facilité à me caser
dans l’administration des Tabacs, en ce que ma belle-fille m’avait dit que Mr
Jules Pasquier, directeur général de cette partie, avait obtenu ce poste important
par l’intermédiaire de Mr son îère, président de la Chambre des Pairs, intimement
lié avec Mde la comtesse de Boigne ; que si cette dame voulait bien présenter
ma requête à Mr le baron, il y avait beaucoup à espérer que son intervention
auprès de Mr son îère à qui il ne pouvait rien refuser, serait un grand avantage
en ma faveur. Pénétrés de ces motifs, nous convînmes ma belle-fille et moi qu’elle
en toucherait quelques mots à Mde la comtesse ; ce qu’elle fit ; cette dame
lui promit ses bons offices auprès de Mr le président et lui dit qu’elle lui
présentât une note de ma demande. Je dressai alors ma requête et je la remis
à Mde la comtesse qui m’observa que ma pétition était bien vague, que ce n’était
pas ainsi qu’elle avait compris la demande de ma belle-fille, qu’elle croyait
que nous avions dans cette administration quelque place en vue, que dans cette
hypothèse elle m’aurait appuyé, mais que pour entrer dans cette partie il y
avait bien des difficultés, qu’au surplus elle m’ofFrait toujours ses services
auprès de Mr le baron. Elle jugea à propos encore que dans l’énumération que
je faisais de mes services, je ne rappelasse pas ceux rendus en 1815 dans la
garde nationale de Lyon parce que, m’observa-t-elle, ils pourraient me faire
taxer de révolutionnaire. Je ne me permis de répondre qu’une chose, que jamais
je ne l’avais été, et la meilleure preuve que je pouvais en fournir c’est qu’après
12 campagnes je m’étais retiré avec le grade de lieutenant, tandis que tous
mes camarades avaient été promus à des grades supérieurs. Si j’avais pu librement
émettre ma pensée, j’aurais dit que j’étais plus que surpris qu’on pu traiter
de révolutionnaire ceux qui en 1815 s’étaient armés pour défendre la patrie
et encore sous les ordres d’un homme qui n’avait certes aucun penchant à la
démocratie. Et puis, que dire de personnes, partisans avoués d’un gouvernement
qui doit son origine à une révolution ; mais les factions sont toutes les mêmes,
elles oublient les événements qui ont amené leur triomphe, tombent par l’abus
du pouvoir dans les mêmes errements que ceux dont elle sont victorieuses, et
voudraient pour elles seules conserver le droit de changer ce qui lèse leurs
intérêts.
-Soyez justes, leur dirai-je, gouvernez avec
sagesse, diminuez autant que possible les impôts, faites que la nation en comparant
votre gouvernement le trouve préférable sous tous les rapports à celui ou ceux
qu’elle avait avant vous.
Voilà mon avis, et je crois aussi à celui des
gens sages, le seul moyen d’éviter les révolutions.
Cette conversation avec Mde de Boigne n’était
pas encourageante pour mes espérances ; je pris le parti de voir une de mes
anciennes connaissances qui était administrateur dans les Tabacs ; il avait
été mon collègue e 1815 dans la garde nationale de Lyon. Je fus le visiter.
Les détails qu’il me donna sur sa partie ne firent que confirmer ce que m’avait
objecté Mde de Boigne ; je dus aller renoncer à cette carrière.
29 mars 1835
Je crois avoir oublié de parler de ma nomination
à un emploi qui ne fut pas confirmé. Voici le fait. A mon arrivée à Paris en
août 1830, je fus admis dans la société de parentes de ma fille du côté de la
famille de son mari. Ces 2 demoiselles qui demeuraient avec leur père aveugle,
avaient un commerce de broderies et étaient en relation avec quelques dames
haut placées : l’aînée même était admise auprès de la famille royale et donnait
des leçons à la princesse Louise, aujourd’hui reine des Belges. J’eus le bonheur
de faire chez ces demoiselles la connaissance de Mde la baronne Baude dont le
fils alors fort en faveur, venait de faire obtenir la place d’inspecteur général
des halles et marchés de Paris à Mr Lenoir, ancien secrétaire général de Préfecture
sous Monsieur son père. Mde la baronne auprès e laquelle ces demoiselles plaidèrent
vivement ma cause, me promit dans cette partie un emploi, en écrivit chaudement
à Mr Lenoir. Enfin Mr Baude ayant été nommé en janvier 1831 préfet de Police,
Mde la baronne à qui j’avais fait plusieurs visites s’intéressa pour moi, et
je fus nommé en février à la place de directeur de l’abattoir du Roule. J’attendais
d’un jour à l’autre mon ordre d’installation, quand l’événement de l’église
de Saint-Germain l’Auxerrois au 13 février eut lieu : peu de jours après Mr
Baude fut remplacé par Mr Vivien qui nomma à ma place un protégé de Mr Tissot.
Je laisse à penser quel fut mon désappointement ; sans la démission de Mr Baude
je me serais trouvé en possession d’un emploi qui était de nature à satisfaire
mon ambition qui n’a jamais été plus grande que de me voir à l’abri du besoin,
indépendant et à même d’être utile aux miens.
Il me vint alors dans l’idée de solliciter dans
cette partie de l’administration un poste quelconque : je m’adressai au même
Mr Lenoir, toujours en place, mais il m’objecta le grand nombre de surnuméraires
et l’impossibilité d’arriver sans passer par cette filière : à mon âge, cette
épreuve n’est pas à tenter ; j’ai donc été obligé d’abandonner cette carrière
ainsi que toutes celles dans lesquelles la même mesure est de rigueur.
Vers ce temps, l’oncle de mon gendre, Mr le
chevalier Blot, sous-préfet de VilleFranche, Rhône, vint à Paris et rendit visite
à son neveu et à sa nièce, ma fille. J’eus occasion de dîner avec lui et je
lui exposai ma position. Il me parla d’une place d’inspecteur des Poids et Mesures
dans son arrondissement qui était au moment de devenir vacante par l’impéritie
bien constatée de celui qui l’occupait. Je pris la balle au bond et peu de jours
après fus lui rendre visite ; il m’accueillit parfaitement ; je le vis même
chez lui quelques jours avant son départ ; il me promit qu’aussitôt débarrassé
des nombreuses affaires qu’il devait trouver accumulées par son absence, il
s’occuperait de l’objet de ma demande, et me dirait Franchement sur quoi je
pourrais compter. On a fait espérer à ce Monsieur que sous peu il obtiendrait
une sous-préfecture près de la capitale ; si cela arrivait, je préférerais bien
qu’il voulut me caser dans ces parages, parce qu’alors je me trouverais beaucoup
plus rapproché de mes enfants ; mais dans tout état de cause, je suis bien décidé
à accepter ce qu’il voudra bien me proposer dans l’une ou l’autre localité.
J’ai encore l’intention de faire des démarches
par l’intermédiaire de Mr Oudet, directeur-adjoint des Messageries Générales
de France, pour obtenir un emploi dans cette administration ; et quoique mes
antécédents dans cette carrière ne soient pas très favorables, je crois que
peut-être je pourrai réussir. Je me crois aujourd’hui plus en état que je ne
l’étais alors d’y occuper les fonctions qui me seraient confiées.
Enfin je suis bien décidé à faire toutes les
démarches nécessaires pour arriver au résultat que je me propose ; Dieu veuille
que je sois assez heureux pour réussir. J’ai malheureusement contre moi beaucoup
d’années de trop, dans un siècle surtout où partout on préfère les jeunes gens
avec quelque raison puisque l’on doit en attendre de plus longs services.
J’ai bien encore songé à une perception dans
les impositions directes, mais il est très difficile d’obtenir ces emplois ;
je me rappelle en avoir sollicité déjà plusieurs bien inutilement.
Malgré l’annonce donnée par M.M. les syndics
de la compagnie du Creusot et de Charenton, Riant, Berthault et Calais de Saint-Paul,
que ces établissements seraient mis en vente dans le courant de juin ou de juillet
prochains 1835, je me plais encore à penser que cette époque sera différée :
je me fonde en cela sur les difficultés que doit éprouver une semblable transaction,
d’abord parce que plusieurs procès non encore jugés mettent des entraves, et
ensuite parce qu’on trouvera dans le moment actuel peu d’acquéreurs. Il règne
dans les transactions commerciales une stagnation bien caractérisée. Quel en
est le motif ? Chacun se le dit à l’oreille, mais je dois être discret. Si la
belle saison pouvait passer sans que cette affaire se termine, alors il y aurait
de la marge jusqu’au beau temps, et je pourrais peut-être d’ici à cette époque
atteindre le but auquel je vais tendre de tous mes efforts. Espérons donc qu’avec
une envie bien prononcée de ne négliger aucuns moyens pour arriver à un résultat,
la fortune ou plutôt la providence daignera me seconder.
Nous arrivons au 1er mars, jour de l’ouverture
du salon pour l’exposition des Peintures et Sculptures de 1835. Ma belle-fille,
mon gendre ont chacun de leur côté fait nombre de démarches pour faire placer
convenablement les 2 tableaux de celui-ci admis par le jury ; mais, malgré les
plus belles promesses de 2 chefs du Musée, ils sont loin d’être dans une position
avantageuse. De nouvelles visites sont faites par le jeune homme et on lui donne
l’assurance qu’au remaniement qui se fera à la fin du mois, il aura lieu d’être
satisfait : il y compte, mais à l’époque où il s’exécute, il n’est que faiblement
dédommagé ; son grand tableau représentant un moulin abandonné, Gravelle, est
seul mis dans un jour plus favorable ; c’est principalement sur ce paysage que
se fondent ses espérances. Mais pour faire quelque sensation, pour être distingué
au milieu de 2314 tableaux, surtout quand un artiste n’est point connu, il faut
quelques articles de journaux pour fonder un peu votre réputation et vous tirer
de la foule. Des amis promirent à mon gendre de faire mention de son ouvrage
dans la revue qu’ils devaient faire de l’exposition ; mais des considérations
particulières, des jalousies de conîères qu’on ne voulait pas effaroucher,
les forcèrent au silence. Mon gendre dut renoncer à l’espoir de se voir l’objet
d’un article de feuilleton, quand ceux du National de 1835 et du Messager (à
son grand étonnement) vinrent entretenir le public de lui. Les 2 rédacteurs,
le 1er surtout, parla avec éloge de son moulin abandonné, mais tous 2 parurent
s’entendre pour critiquer en lui une imitation servile de ses devanciers. La
plupart des journalistes, voulant faire parade de science, au lieu de raisonner
de l’art, faire ressortir avec talent et justesse surtout, les beautés et les
défauts d’un ouvrage, trouvent beaucoup plus commode de traiter un artiste de
copiste, et pour donner une preuve de leur érudition citent à tort et à travers
un peintre de quelque école que ce soit, sans se douter que l’auteur du tableau
qu’il dénonce comme plagiaire, ne connaît seulement que de nom le peintre qu’ils
prétendent lui avoir servi de modèle. Au surplus, pour dire à ce sujet ce que
les connaisseurs ont Franchement exprimé : il y a dans le tableau de mon gendre
de jolis détails, le dessin en est correct, mais il n’a pas ce gracieux que
l’on veut aujourd’hui ; la lumière ne joue pas assez dans ses arbres, la teinte
de son paysage est trop noire ; ce sont au reste des défauts qu’il reconnaît
lui-même, et quand un artiste aussi jeune encore sait par où il a failli, rien
de si aisé pour lui que de s’en corriger. D’ailleurs, je le répète, ce jeune
homme a de l’imagination, l’amour de son art, des principes d’exécution justes,
et avec tout cela on peut et doit espérer qu’il parcourra sa carrière avec honneur.
Il est seulement fâcheux pour lui que sa position ne lui permette pas de consacrer
tous ses moments à la peinture, mais il est chargé du soin de sa famille ; son
professorat est sa principale ressource et il ne peut la sacrifier.
Avril 1835
J’éprouve ici le besoin de faire une petite
digression politique : je sens combien sous ce rapport mes vues peuvent paraître
étroites, mais ce sont celles d’un honnête homme qui a pu juger assez sainement
peut-être les individus et les événements, et elles ne sauraient être tout à
fait en pure perte.
Je n’ai certes pas la prétention de vouloir
indiquer au gouvernement de mon pays la voie dans laquelle il devait se tenir
après la Révolution de Juillet 1830 pour consolider l’ordre des choses qui en
est résulté, et maintenir dans la branche cadette une couronne que la branche
aînée n’a s- conserver. Mais ce que je puis dire hautement, c’est qu’avec le
système qu’a adopté le pouvoir, il est impossible qu’une nouvelle révolution
ne le brise un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant les circonstances qui
peuvent surgir.
Je m’étais rallié Franchement, sans arrière-pensée,
au gouvernement de Louis-Philippe ; je le croyais de bonnes intentions, j’ajoutais
fois à ses promesses. Eh bien!, je l’avoue avec douleur, il ne remplit aucun
de ses engagements, il tombe dans les mêmes errements que ses devanciers ; et
comme eux il doit succomber.
Le peuple Français est, dit-on, difficile à
gouverner, inconstant, amateur de nouveautés : j’en conviens ; mais savez-vous
le vrai moyen de le fixer ? Rendez-le aussi heureux et aussi libre que possible,
et dirigez sa vive imagination vers un but utile ; soyez alors certains qu’il
ne sera point hostile au pouvoir. Mais quand vous l’accablerez d’impôts, quand
vous mettrez des entraves à sa liberté, quand enfin vous lui imposerez des chefs
méprisables et justement méprisés, vous ne pouvez vous étonner qu’il s’agite
et qu’il cherche à se créer une autre existence. Comment un gouvernement qui
a recueilli l’héritage de celui que ses fautes, ses atteintes à la Charte, ses
velléités d’absolutisme ont perdu, peut-il au bout de si peu de temps oublier
son origine, ses promesses et commettre les mêmes erreurs ? Et puis ensuite
vous accusez le pays d’idées démagogiques, révolutionnaires ? Exécutez Franchement
le pacte en vertu duquel vous existez, donnez les institutions que vous avez
promises, accordez, je le répète, dans toute leur étendue, la liberté de la
presse, la liberté individuelle, entourez-vous d’hommes sages, attachés par
conviction et par leur position publique à l’ordre des choses actuel, et vous
verrez si l’opinion publique vous sera contraire, vous verrez si, le cas arrivant
d’un mouvement, d’une insurrection quelconque, fomentés par les ennemis de la
paix sous quelque bannière qu’ils marchent, vous verrez, dis-je, si la masse
de la Nation vous soutiendra. Nous avons dans le siècle actuel besoin de tranquillité,
de stabilité, mais avant tout de liberté ; accordez-nous les et votre pouvoir
est affermi sur des bases inébranlables. Que si vous persistez dans votre système
de prétendue résistance, vous n’aurez qu’une existence éphémère et, comme les
Bourbons de la branche aînée, vous serez brisés ou bannis à jamais du sol de
la patrie.
Mais revenons aux événements de notre intérieur
et abandonnons à la providence ce qui concerne ceux qu’amènent la politique
et les fausses idées des gouvernants.
16 avril 1836
J’ai dit que ma belle-fille avait été chargé
de l’éducation de la filleule1 de Mde la comtesse de Boigne, et que cette jeune
personne, à part quelques légers défauts faciles à corriger à son âge, avait
un caractère doux et timide. Elle s’était attachée de coeur à son institutrice,
elle écoutait avec attention ses avis, ses leçons ; sa marraine apercevait avec
plaisir un changement avantageux chez elle, quand un événement afîeux est venu
l’enlever à leur tendresse.
Le Vendredi-Saint 17 avril 1835, Melle Micheline,
fatiguée des courses dans les églises qu’elle avait faites pendant 2 journées
avec ma belle-fille, demanda à sa marraine la permission de quitter à 9 h le
salon où l’on était alors réuni et d’aller se reposer : on lui observa que c’était
de bien bonne heure, mais que puisqu’elle éprouvait le besoin de dormir, elle
pouvait se retirer ; ma belle-fille lui recommanda d’allumer avec la bougie
qu’elle emportait, la veilleuse et non la lampe qui jetait trop de clarté et
avait un mécanisme qu’elle ne connaissez pas assez. La jeune personne part,
entre dans son appartement situé au fond de l’hôtel, au-dessus de la loge du
concierge. Oubliant le conseil de son institutrice, elle va allumer la lampe
; la flamme de la bougie atteint une des larges manches de sa robe de mousseline
; elle a la présence d’esprit de courir à sa cuvette, trempe son bras dedans,
mais le feu la tourne, dévore en un instant sa robe ; la malheureuse se jette
sur son lit, ses rideaux s’enflamment ; elle se précipite sur la couche de ma
belle-fille, se débat dans des mouvements désespérés, mais le feu l’a gagné
: un domestique aperçoit une clarté extraordinaire, monte et voyant l’incendie,
court au poste voisin prévenir les pompiers. La concierge avertie entre dans
l’appartement, voit Melle Micheline dans le fonds, abouchée sur le lit, toute
en feu ; elle cherche à l’éteindre, l’enlève de ce foyer et la conduit dans
la 1ère pièce ; là on l’inonde d’eau ; on se rend maître de la flamme, mais
la malheureuse enfant est dans un état afîeux. tout son corps est brûlé, on
arrache son corset presqu’entièrement consumé.
- Ah! dit-elle, que vous me faites du bien,
j’étouffais!
Les médecins, chirurgiens, pharmaciens arrivent
; le pansement se fait pendant 3 grandes mortelles heures ; on la met au lit
; mais après des soufFrances inouïes, elle succombe le lendemain. Cet afîeux
événement vint changer la position de ma belle-fille, il fallait lui trouver
une 1ère cause, et comme la moins protégée, elle fut la victime. On ne lui donna
même pas le temps de se pourvoir d’une autre place, et avec une misérable somme
de 500 f. on crût pouvoir sans scrupule la congédier. J’avoue qu’une décision
aussi injuste me courrouça, mais que faire contre une personne riche et considérée
par ses alentours : soufîir et se taire ; c’est à quoi il fallut se résigner.
Je pensais que ma belle-fille aurait p- trouver
auprès de sa sœur un gîte jusqu’à ce qu’elle eut obtenu un nouvel emploi, mais
les choses ne purent ainsi s’arranger ; je n’accuse personne, mais cette contrariété
me fut sensible et me donna pour l’avenir des craintes que je n’ai point encore
maîtriser : fasse le ciel que jamais la nécessité ne me force à les voir confirmées.
J’avais à cette époque de grandes appréhensions
de me trouver dans la même situation que ma belle-fille : la vente de l’établissement
auquel je suis attaché était annoncée prochainement, mais l’adjudication ne
fut pas couverte et je pus encore respirer.
Cependant les mois s’écoulaient et ma belle-fille,
malgré des démarches sans nombre et des promesses réitérées de personnes haut
placées, n’avait encore rien obtenu, quand au mois de 9bre 1835 elle prit des
engagements avec une dame qui devait au 1er janvier 1836 seulement
lui confier l’éducation de 2 petites demoiselles en bas âge. Ce placement fut
fait par l’entremise d’une amie qui, dans cette circonstance, donna à ma belle-fille
des preuves d’un constant intérêt. Il était temps que cette affaire se conclut,
car les ressources pécuniaires tiraient à leur fin, et que faire si on ne fut
venu là. Enfin j’ai appris par plus de 20 années de ma propre expérience, que
la providence dans ses sages décrets, si elle appesantit son bras sur nous,
ne nous envoie de douleurs et de revers que ce que nous pouvons supporter ;
résignons-nous donc et soufîons sans nous plaindre.
Mon gendre, sa femme et leur enfant, après une
saison qui ne leur avait pas été fort lucrative, se décidèrent à aller en 7bre
passer les vacances en Normandie. Là, le jeune artiste étudia la nature et y
composa 3 tableaux qu’il acheva à son retour, et dont il aimait à se promettre
quelque succès à la prochaine exposition.
Une nouvelle adjudication de l’usine eut lieu
le 25 9bre 1835, elle ne fut pas couverte, et je dus espérer que j’y passerai
encore l’hiver tranquillement.
Pendant l’intervalle de la non-occupation de
ma belle-fille, j’eus le plaisir de l’avoir plusieurs fois auprès de moi ; je
ne saurais dire combien sa société me paraissait agréable ; je sais bien me
rendre aux exigences de ma position, mais toujours ou presque toujours être
seul vis-à-vis de soi-même, ne pouvoir que rarement visiter ses enfants, ce
sont sans doute de bien fâcheux contre-temps, et la présence de ma belle-fille
était pour moi une bien douce jouissance. Combien nos promenades, nos causeries
auprès du feu avaient de charmes ; et puis de temps à autre ma fille, son mari
et son fils venaient compléter notre réunion ; alors ma satisfaction était entière,
et je ne demandais à Dieu que la prolongation de cette douce existence.
1 Peut-être Adrienne
Françoise Michelle Valli, décédée à 14 ans, 4, rue d’Anjou, 8me.
Archives de Paris : DQ8 514 fol.63.
Dans l’avertissement au lecteur de ses Mémoires,
Mde de Boigne écrit :
Au lecteur. S’il y en a.
Au commencement de 1835, j’ai éprouvé un malheur
afîeux ; une enfant de 14 ans que j’élevais depuis 12 années, que j’aimais
maternellement, a péri victime d’un horrible accident. la moindre précaution
l’aurait évité, les plus tendres soins n’ont pas su le prévenir. Je ne me relèverai
jamais d’un coup si cruel.
30 avril 1836
Cependant mon gendre et ma fille revenus de
leur excursion en Normandie, éprouvèrent quelques désappointements ; d’abord
les élèves en dessin arrivaient lentement de la campagne, plusieurs même le
quittèrent et ne furent pas remplacées ; ensuite commencèrent les tribulations
que nous suscita mon père par son refus formel d’acquitter les intérêts annuels
du capital de 10.000 f. à lui prêté conformément à l’acte du 1er août 1827,
qui étaient exigibles à cette date et que nous ne demandions que le 12 9bre,
attendu que c’était l’époque de l’échéance de nos engagements. Mon père s’adressa
à moi pour nous prévenir que de mauvaises récoltes, et la dernière surtout,
étant nulle par suite d’une trombe qui avait fait de grands dégâts dans la propriété,
il lui devenait impossible de se libérer. Il est bon d’observer que quelque
temps avant je lui avais écrit pour le prier de me faire passer les termes échus
de la pension qu’il m’avait promise, et que ma fille l’avait de son côté prié
de remettre une somme de 60 f. pour des intérêts échus à Lyon, et ce en déduction
des 500 f. d’intérêts annuels ; ce qui s’était pratiqué les années précédentes.
15 juin 1836
Dans cette même lettre il répondait à ma proposition
faite quelques mois avant de venir vivre auprès de nous, de nous abandonner
sa jouissance de la propriété, pour pouvoir la mettre en vente, et ce moyennant
une pension viagère dont nous conviendrions : proposition que nous avions jugé
convenable mes enfants et moi de lui faire d’après les plaintes qu’il nous adressait
sur sa position. En effet, il eut été auprès de nous on ne peut plus convenablement
placé : ma fille et mon gendre auraient eu les soins, les égards qu’il avait
droit d’espérer ; et son revenu plus que suffisant pour ses dépenses aurait
p- mettre dans le ménage de mes enfants une petite aisance. Mais ces combinaisons
ne purent convenir à mon père qui se borna à me dire dans la lettre dont je
viens de parler qu’il consentirai à la vente de la propriété moyennant que l’acquéreur
s’engagerait à lui payer comptant une somme de 1.600 f. dont il avait le plus
pressant besoin pour acquitter diverses dettes exigibles, et en outre une pension
viagère annuelle de 400 f.
18 juin 1836
Dans ses propositions il n’était nullement question
des intérêts échus, ni de la pension qu’il avait bien voulu s’engager à me faire
; mais ceci ne pouvait nous étonner, car j’avais par ma propre expérience acquis
la conviction que mon père, uniquement occupé de ce qui lui était personnel,
ne prenait nul intérêt aux autres, même à ses enfants. Mon gendre, ma fille
et moi nous examinâmes ces propositions et après mûres réflexions, nous nous
décidâmes à les accepter. Mais comme je ne crus pas convenable d’entrer dans
ses détails, je priai mon gendre de répondre lui-même à la lettre de mon père
; ce qu’il fit, en lui observant qu’il pensait avec raison qu’il ne se refuserait
pas à permettre que sur les 1.600 f. en question nous prélevassions les 500
f. d’intérêts échus. Nous ne reçûmes aucune réponse de mon père à cette missive,
et malgré plusieurs démarches pour l’amener à l’arrangement proposé cela devint
impossible ; et nous en restâmes là jusqu’à la nouvelle fâcheuse qui m’arriva
par un de mes amis de Trévoux que dans les 1ers jours de janvier 1836 mon père
avait fait une chute qui à son âge (il était alors dans sa 91me année) pouvait
avoir de funestes suites.
19 juin 1836
Le 1er jour de janvier dans notre réunion de
famille, nous étions tous assez tristes, et ce pour cause : ma fille et son
époux voyaient que malgré leurs efforts pour se créer une position avantageuse
ils avaient de la peine à y parvenir ; le nombre des élèves de dessin diminuait
; les portraits se soldaient lentement ; plusieurs même donnaient à craindre
de ne l’être jamais ; une partie de leurs avances venait d’être employée à payer
les intérêts que mon père n’avait pas acquittés ; la santé de notre petit Jules
n’était pas satisfaisante, cet enfant est d’une constitution délicate ; Dieu
veuille qu’il n’ait pas le germe de la cruelle maladie qui lui a enlevé son
père ; l’incertitude de conserver l’emploi que j’occupe me faisait naître de
douloureuses réflexions sur mon avenir ; mes finances se ressentaient aussi
du deficit qu’elles éprouvaient par la suppression de la pension que mon père
ne me faisait plus depuis plus de 2 ans et à laquelle je me voyais condamné
à renoncer. Notre chère Laure était la seule qui put se féliciter de sa situation
présente : après 8 mois de cruelles anxiétés, d’espérances de placement aussitôt
détruites qu’elles étaient formées, ayant vu ses ressources pécuniaires presqu’entièrement
absorbées, elle fut assez heureuse pour prendre possession d’un emploi d’institutrice
de 2 jeunes demoiselles qui lui promettait une longue carrière d’enseignement
(l’une a 5 ans et l’autre 6) et des avantages marquants.
Ce fut à cette époque que ma belle-fille et
moi nous fîmes la rencontre d’un homme que nous avions perdu de vue depuis près
de 20 ans, qui avait eu des prétentions à la main de ma fille, me l’avait demandée
en mariage et avait essuyé un refus que j’avais motivé sur la trop grande jeunesse
de l’un et de l’autre. Ma belle-fille, toujours ardente à saisir les occasions
d’être utile aux siens, croyant entrevoir dans ce personnage quelques dispositions
à obliger dont il était permis de profiter, lui proposa de le présenter à l’époux
de sa soeur ; le jour fut pris et l’entrevue eut lieu. Mr de Chazelles s’y conduisit
avec un grand tact des convenances ; je ne fus pas présent lors de la 1ère visite,
mais dans la 2de où je me trouvais je ne pus m’empêcher de faire remarquer à
mes enfants que ce Monsieur ramenait beaucoup trop la conversation sur ce qui
lui était personnel, parlait avec emphase de ses prétendues immenses propriétés,
de sa résidence dans un château qu’il avait acquis au Morvan, Thil, Cne de Poil,
Nièvre, de son équipage, de son train de maison ; enfin de l’acquisition qu’il
venait de faire d’une terre patrimoniale, Le Vert Galant, 1, rue Fénelon, Cne
de Vaujours, Seine Saint-Denis, à 4 lieues de Paris, du prix d’un million sur
lequel il avait compté 300.000 f., le surplus étant payable en 8 années. Au
milieu de ces détails assaisonnés de ce ton mielleux, mais à travers lequel
perçait une jactance hors de toute mesure, led. personnage laissait entrevoir
le bout de l’oreille ; nous verrons plus tard si mes soupçons se vérifieront.
Je fus dans le principe peu porté à ajouter fois à ses vanteries ; il avait
dans ma fille et surtout dans ma belle-fille de puissants auxiliaires ; mon
gendre par un sentiment assez naturel inclinait pour mon opinion sur son compte
; mais enfin, ses succès auprès de nous, quoique moins faciles, se réalisèrent
plus tard et nous ajoutâmes foi à ses assertions. Il me revint dans la pensée
qu’en quittant Lyon où il était dessinateur dans une fabrique d’étoffes façonnées
de 1ère classe à très mince appointements, il s’était associé dans un commerce
de rubaneries à Saint-Étienne en Forez, où après 3 ou 4 ans il avait été forcé
de renoncer à ces opérations par suite de faillite ; mais craignant que cet
antécédent ne fut éclairci dans toutes ses circonstances il fut le 1er à nous
en entretenir, le dépeignit sous un autre jour, nous fit entendre que ne trouvant
pas d’assez grands avantages dans le commerce, il avait cru devoir se jeter
dans les spéculations sur les propriétés rurales, qu’il y était rentré avec
un capital de 30.000 f. provenant de diverses successions collatérales, qu’il
l’avait prodigieusement accru ; de telle manière qu’avant l’achat de la propriété
aux environs de Paris, il était possesseur d’une terre située dans le Morvan
composée d’un château avec son parc et ses dépendances et de 32 domaines ; de
plus qu’il avait encore dans le département de l’Ain près de Gex une forêt considérable
de sapins. Ce grand étalage de fortune accompagné d’une certaine modestie seulement
de parade nous séduisit tous, nous donna du personnage une haute idée : il faut
convenir que ses manières, son ton, sa conversation, tout était parfait ; je
cherchais bien à le faire causer sur les moyens qu’il avait employés pour parvenir
à une existence qui nous semblait digne d’envie, mais avec une feinte modestie
il répondait que la fortune l’avait favorisé, qu’il avait dans le principe fait
des écoles et que l’expérience s’était acquise de cette manière. Nous reçûmes
donc, ma belle-fille et moi, avec plaisir les ouvertures qu’il nous fit ; Laure
surtout alla au devant, le cajola même, lui dépeignit avec chaleur la position
un peu difficile du jeune ménage et l’engagea à lui être utile par ses connaissances,
en procurant des occupations à notre artiste. Je connais et je sais apprécier
la vertu d’Aline, je suis intimement convaincu qu’il faudrait un concours de
circonstances extraordinaires pour obtenir d’elle le moindre sacrifice à ses
devoirs ; mais vis-à-vis d’un homme encore jeune, qui a touché notre coeur autrefois,
qui se présente avec tous les avantages de la nature, de la fortune réunis,
et a plus encore une connaissance approfondie de tous les moyens de séduction
possible, une femme quelque vertueuse qu’elle soit, peut faillir ; je craignis
pour elle et plus encore pour la tranquillité du ménage. mais tout alors se
passa convenablement ; je crois bien que la 1ère entrevue rappela de doux souvenirs,
que la position en apparence brillante du personnage causa des regrets, on les
avoua même ; mais enfin, un heureux retour sur soi-même, sur ses obligations
sociales, rasséréna les idées, et je me plais à penser que l’époux ne put concevoir
aucun soupçon légitime. . .
Cependant la position apparente de Mr de Chazelles,
les dispositions bienveillantes dans lesquelles il paraissait envers les époux,
déterminèrent ma belle-fille à lui parler et même lui écrire pour le déterminer
à agir en leur faveur. Ce Monsieur parut y apporter du zèle, de la bonne volonté,
et il se présenta bientôt une occasion d’en fournir des preuves.
Mr de Chazelles, acquéreur apparent de la terre
de Vaujours, arrondissement de Pontoise, département de Seine et Oise, paraissait
la tenir de Mr le baron de Maistre, commença l’exploitation par faire abattre
une partie des bois renfermés dans le parc du château, défonça et mit en rapport
des terrains consacrés à l’agrément, puis vendit les terres isolées et éloignées,
et enfin le château à des agents de ce qu’on appelle vulgairement la bande noire.
Il ne resta donc de cette grande propriété que la ferme contenant 450 arpents
en terre à blé, prairies naturelles et artificielles, bois, que le prétendu
acquéreur se proposa de mettre dans un état plus productif. La fermière qui
y est établie depuis 20 ans paye une redevance de 12.000 f. annuelle, et d’après
les vues de Mr de Chazelles il fallait l’évincer pour pouvoir faire à son aise
les changements projetés. Au moyen d’un arbitrage que je n’ai jamais pu m’expliquer
(car il est bon de savoir que la fermière avait élevé ses prétentions de dédommagement
pour quitter avant la fin de son bail à la somme de 20.000 f.) Mr de Chazelles
obtint des arbitres la résiliation du bail sans bourse délier. Ceci terminé,
les propositions antérieurement faites réciproquement de contracter un engagement
pour cette ferme furent remises sur le tapis ; elles étaient sur le point d’arriver
à bien, quand les époux crurent entrevoir que la remise consentie par Mr de
Chazelles n’était pas suffisante pour couvrir leurs dépenses annuelles. Comme
je me trouvais présent à cette discussion, que j’y pris et fis valoir chaudement
les intérêts de mes enfants, je crus d’après le refus de revenir sur la 1ère
décision de la part du personnage, que la négociation était rompue ; intérieurement,
je ne sais pourquoi, j’en fus charmé ; mais il n’en fut rien, un nouvel examen
rapprocha les parties respectives, et enfin le 25 mai 1836, un compromis fut
pris et signé entre Mr de Chazelles, mon gendre et ma fille par lequel ce Monsieur,
agissant au nom et comme mandataire général et spécial de Mr le baron de Maistre
et de Dame Marie Caroline Françoise de Paul Lefèvre d’Ormesson, son épouse,
confie aux Sr et Dame Roulliet la gestion et la comptabilité de la ferme de
Vaujours à certaines conditions dont les plus importantes sont qu’à leur entrée
en possession, fixée au 15 7bre prochain, ils payeront de leurs deniers la somme
évaluée approximativement à 15.000 f. pour le mobilier et le matériel de la
ferme ainsi qu’ils le recevront de Mde Barbier, fermière actuelle ; que cet
engagement a lieu pour 2 années, et qu’à leur sortie ils n’auront pas à répondre
des avaries existantes dans lesd. mobiliers et matériels, etc., etc.
20 juin 1836
Cette affaire dont je n’ai pas voulu interrompre
les détails, m’a un peu éloigné de certains faits antérieurs sur lesquels je
dois revenir.
Mon gendre, comme je l’ai dit plus haut, avait
ébauché en Normandie plusieurs tableaux de paysage, tout en continuant ses leçons
de dessin, travaillait sans relâche à les finir pour pouvoir les présenter au
jury chargé de l’examen des ouvrages qui devaient être admis à l’exposition
de 1836, fixée, comme la précédente année, au 1er mars. Lorsque ce travail fut
achevé, il crut devoir faire quelques démarches pour obtenir que ses tableaux
fussent placés dans un jour avantageux ; car le succès dépend beaucoup plus
qu’on ne peut de la manière dont un tableau se trouve exposé aux regards du
public. Mr Granet qu’il vit à ce sujet, lui promit qu’il irait avant l’exposition,
visiter son atelier et lui donner sur ses productions les conseils qu’il sollicite
de ses lumières et de son expérience : je me trouvai chez mes enfants lors de
la visite de ce monsieur. Je fus content de sa manière de raisonner, sans louer
ce qu’il jugeait médiocre, il encourageait le talent qu’il découvrit dans le
jeune homme, mais aussi sans réticence il blâmait ce qu’il trouvait de défectueux
; je crois à sa Franchise, et quand il dit avec une espèce de bonhomie qu’il
affectait sans doute :
-Mr Roulliet, vous n’avez pas besoin de solliciter
pour l’admission de vos tableaux devant le jury, vos ouvrages ne pouvant être
refusés, et je me charge de les faire placer convenablement.
Ce Mr Granet, peintre de l’ancienne école, ami
et factotum de Mr de Forbin, directeur général du Musée, a la haute main dans
l’administration de cet établissement national, est membre influent du jury
: mon gendre dut croire que d’après une semblable promesse, il était inutile
de faire aux autres membres du jury des visites que ne négligent jamais les
artistes qui se présentent au concours. D’après ce, il resta tranquille sur
le résultat, fit porter ses tableaux à l’époque indiquée et attendit avec confiance
l’ouverture du Salon. Le 1er mars, comme on le présume, il n’eut rien de plus
pressé que de se présenter au Louvre ; il parcourut avec rapidité les diverses
salles de l’Exposition, cherche en vain ses tableaux, achète le livret et voit
que son nom ne s’y trouve pas inscrit. Il vole chez Mr Granet ; il était absent
; Madame avec une vive émotion lui dit que son mari est au désespoir de la décision
du jury, qu’il a fait soit dans son intérêt, soit dans celui d’autres artistes
non moins recommandables des représentations sur l’injustice du refus de l’admission,
mais que ces M.M. n’ont pas voulu revenir sur leur décision ; enfin que son
mari est désolé de ce contre-temps fâcheux autant pour lui que pour ses conîères
non admis. Mon gendre se récrie sur la promesse de Mr Granet ; il court de nouveau
à la recherche de ce Monsieur, le rejoint enfin et lui peint son juste mécontentement.
Même réponse que celle de Madame ; mêmes présentations de ses efforts auprès
du jury, inîuctueuses à son grand regret. En le quittant mon jeune homme fut
aux renseignements et apprit que le jury composé en grande partie de gens étrangers
à l’art, pris au sort dans les membres de l’Institut, n’avait que très superficiellement
examiné les ouvrages soumis à sa décision, qu’elle était même arrêtée par avance
sur les produits de certaine école. Il est bon, pour l’instruction de ce fait,
de savoir que les artistes sont divisés aujourd’hui en 2 écoles bien distinctes
; l’une qui tient de l’ancien genre et veut se targuer du titre de classique,
l’autre romantique ; cette dernière se compose de cette foule de jeunes gens
dont le talent précoce promet à la France des sujets historiques ; l’autre ne
peut plus fournir que des souvenirs presqu’éteints de gloire ; l’une marche
à la postérité, l’autre peut conserver par ses précédents des droits à ses sufFrages,
mais il lui devient impossible d’en acquérir de nouveaux. L’école soi-disant
romantique néglige certains détails, peint à large traits ; la soi-disant classique
école dispose avec coquetterie des minutieux détails, mais n’est pas imbue en
général de ces vues grandes, élevées qui font le grand artiste ; ce n’est pas
que je veuille m’ériger en juge de ce que je ne puis connaître, mais je suis
le fidèle narrateur des faits. Tant il est que le jury composé d’anciens académiciens
de diverses spécialités presque toutes étrangères à la peinture, prit fait et
cause pour l’école classique et, sans consulter le mérite des ouvrages de l’école
opposée, les évinça en masse. Mon gendre faisait partie de cette classe d’artistes,
subit leur sort commun. Tous ceux refusés (et ils sont nombreux, on cite même
parmi eux des talents de 1er ordre) jetèrent, comme on pense bien, les hauts
cris, voulurent pétitionner en masse, faire séparément une exposition publique
; mais mieux avisés, ils se décidèrent à prendre leur revanche à la prochaine
exposition et en cela agirent prudemment ; le public impartial et éclairé saura
bien leur rendre justice.
Mes craintes et celles de ma fille et de ma
belle-fille en cette affaire étaient que le refus d’admission au salon de cette
année, n’eut une influence fâcheuse pour mon gendre ; heureusement nos prévisions
ne furent vérifiées que jusqu’à un certain point : si le nombre des élèves fut
loin d’augmenter, les portraits à la mine de plomb se succédèrent en assez grande
quantité, et les lithographies vinrent lui ofîirent certains avantages assez
considérables.
23 juin 1836
Cependant la solution de nos affaires ave mon
père devenait d’une nécessité absolue : mes enfants et moi ne pouvions les laisser
dans l’incertitude où elles se trouvaient ; nous n’étions nullement disposés
à faire face chaque année aux intérêts d’un capital que nous avions emprunté
pour payer des dettes qui n’étaient pas nôtres et que mon père s’était engagé
à acquitter par l’acte du 1er août 1827. D’après ces considérations, nous décidâmes
que mon gendre se rendrait à Trévoux et que, munis de nos procurations, il s’entendrait
avec mon père pour arrêter les bases d’un arrangement qui assurât les intérêts
d’un chacun. Ce jeune homme trouva mon père dans un état de santé des plus inquiétants
; depuis sa chute, il était fort soufFrant, obligé de rester constamment nuit
et jour dans son fauteuil, confié aux soins de 2 médecins, de 2 gardes-malades
le jour et de 2 hommes qui le veillaient la nuit pour le soulever et le changer
d’attitude, ce qui n’était pas facile avec un corps endolori et ne pouvant se
mouvoir par lui-même. Il avait la jambe cassée ; la faculté ne dissimulait pas
que la gangrène à l’approche des chaleurs pouvait s’en emparer, et que malgré
les fonctions que remplissait toujours bien l’estomac il était à craindre que
ce symptôme précurseur de la dissolution ne l’emportât. Mon père, malgré ses
cruelles soufFrances, conservait toute sa mémoire, une présence d’esprit parfaite
; il accueillit fort bien mon gendre, discuta plusieurs jours devant des amis
communs ses intérêts, et enfin en présence de Mr Perret, ancien greffier de
la justice de paix de Trévoux, de Mr Foron de Quercy, avoué près le tribunal
civil, il fut convenu que les enfants et moi nous nous engagions à verser entre
les mains de mon père une somme de 1.600 f. destinée à solder les Frais de sa
maladie et quelques petites dettes criardes, et que de plus nous lui assurions
une rente annuelle et viagère de 800 f. : pour sûreté de ces 2 conditions nous
laisserions entre les mains de l’acquéreur de la propriété un capital de 16.000
f. et au 1er versement des fonds provenant de la vente il prélèverait led. capital
de 1.600 f. En vertu de ces 2 clauses acceptées par mon père, il se dessaisissait
de la jouissance de la propriété dite de Chante-Grillet dont nous n’avions,
ma fille et moi, que l’usuîuit d’après l’acte de donation du 1er août 1827,
et consentait dès à présent comme il consentirait dans l’acte de vente que nous
passerions, à l’aliénation par nous faite de ce domaine vignoble. Cette transaction
pour plus de validité aurait d- être écrite, mais mon gendre crut devoir se
contenter des paroles données réciproquement devant des témoins respectables.
De retour à Paris, mon gendre qui, peiné par
les circonstances, n’avait pu nous donner que très imparfaitement par écrit
des détails sur sa convention avec mon père, nous les communiqua de vive voix
; nous lui fîmes ma fille et moi les observations que nous jugeâmes convenables,
il en sentit la justesse et convint qu’un caprice de mon père pouvait mettre
obstacle au projet que nous avions de vendre immédiatement la propriété.
Nous nous trouvions au commencement de mai 1836
: ma belle-fille était à la veille de son départ pour suivre à la campagne la
famille à laquelle elle était attachée. Je ne puis me dispenser d’entrer dans
quelques détails sur les maîtres de cette maison.
Mr le comte de Louvancourt que je n’ai pas l’honneur
de connaître, est une homme de 38 ans, d’un physique agréable, appartenant à
une ancienne famille : il était dans les hauts grades militaires de la maison
du roi Charles X ; mais à la chute de ce souverain, il quitta le service et
jusqu’ici n’en a pas voulu reprendre. On assure, et il en convient lui-même,
que son éducation a été négligée, qu’il ne possède pas les éléments 1ers des
sciences. Il a fait un mariage d’argent, est parcimonieux, tenace en matière
de finances, et ne sait montrer son opulence que dans certaines circonstances
d’apparat.
Mde la comtesse dont l’extérieur serait passable
si sa figure était moins renîognée et si son air altier et méprisant ne la
contractaient souvent d’une manière désagréable, a été mal élevée ; son humeur
est capricieuse au dernier point, dénigrante en tout et pour tous, mordante
et satirique, elle n’a aucune tenue avec ses gens, caquetant et faisant des
cancans avec eux, les renvoyant sous le plus spécieux prétexte et, par une conséquence
fort juste, n’était aimée d’aucun.
Ces époux ont des accès de tendresse et de haine
si violents qu’on serait tenté de penser que souvent ils ne jouissent pas de
la plénitude de leur raison : Mr le comte endure, assez pacifiquement la plupart
du temps les agressions quelques fois grossières de Mde la comtesse, mais Madame
ne garde aucune mesure ; elle s’emporte au delà des bornes que ne doit jamais
dépasser la femme qui se respecte, puis elle boude jusqu’à ce qu’un nouveau
caprice la porte à se rapprocher de son époux. Ces scènes sont on ne peut plus
pénibles pour les personnes qui en sont témoins ; on juge facilement que ma
belle-fille, présente à quelques unes, doit beaucoup soufîir. Quand Mde la
comtesse est en guerre ouverte avec Mr le comte, elle met la conversation sur
les torts qu’elle lui prête, elle fait à ma belle-fille une peinture horrible
de ses procédés, elle est on ne peut plus aimable avec elle, mais dès que le
vent tourne et que Monsieur rentre dans ses amitiés, le rôle de ma belle-fille
n’est plus le même ; elle est en butte aux sarcasmes, aux mots à double entente,
et ma pauvre belle-fille dont la sensibilité est extrême, sentant que la partie
n’est pas égale, craint de repousser ces attaques, se retire dans son appartement
le coeur navré et là donne un libre cours à ses larmes. Madame, après ces scènes,
n’a pas même la délicatesse de lui faire sentir par quelques mots obligeants
qu’elle reconnaît ses torts et qu’elle a regret de l’avoir accablé de sa supériorité.
25 juin 1836
Des 2 demoiselles dont l’éducation est confiée
à ma belle-fille l’une a 6 ans, l’autre 5 : leurs caractères sont très différents.
L’aînée vive, impétueuse même, annonce peu de dispositions à l’étude ; la cadette
d’un air posé, mélancolique, a une aptitude très grande, une douceur angélique
; c’est la favorite de son institutrice. Ces enfants qui voient rarement leur
mère ne lui témoignent aucun attachement ; jamais on ne les admet au salon ;
elles sont reléguées avec 2 autres garçons en bas âge, dans un appartement éloigné
de l’hôtel, sous la surveillance de bonnes ; Mr le comte les visites tous les
jours, prend plaisir à partager leurs jeux et les accables de caresses. Les
petites élèves de ma belle-fille ont contracté de ce genre d’existence une timidité
inouïe ; je pourrais même dire une sorte de sauvagerie : elles ne sortent jamais
de l’hôtel, n’ont pour toute promenade que le jardin qui y est contigu ; depuis
un événement funeste arrivé dans la famille, on ne les mène jamais en voiture
quoique Monsieur et Madame aient chacun la leur.
La livrée de l’hôtel est peu en rapport pour
le nombre avec la grande fortune de cette maison ; on soupçonne que Mr le comte,
peu riche, veut faire des économies sur ses revenus ; les équipages sont ordinaires,
l’ameublement riche dans quelques pièces de l’appartement, mesquin dans d’autres
; la table somptueusement servie, mais dans tout il y a défaut d’ordre, d’arrangement,
parce que Madame, dont le farniente des Italiens est le suprême bonheur, ne
fait nulle part sentir la présence d’une maîtresse de maison, n’entre dans aucun
détail, abandonne la haute surveillance de son intérieur à des subalternes qui
s’en acquittent, comme cela arrive îéquemment, avec peu de zèle et d’activité.
Mde la comtesse n’est jamais levée avant 10
h et 1/2, se fait toujours attendre pour le déjeuner qui a lieu à 11 h ; elle
musarde jusqu’à 3 h, qu’elle monte en voiture pour quelques courses, visites
ou promenades, rentre pour dîner à 6 h, va au spectacle, revient à l’hôtel à
minuit, se couche et le lendemain recommence cette vie si occupée et si utile
à la société. Il faut cependant remarquer que certains moments de la journée
sont employés à écouter les caquets de ses gens, à les gronder, à les taquiner
; voilà ses passe-temps.
Mr le comte achète de beaux et bons ouvrages,
les lit parfois, passe une partie de son temps à régler ses comptes de dépenses
avec les fournisseurs qu’il chicane au mieux, îéquente quelques sociétés où
il passe ses soirées quand il ne va pas accompagner Mde la comtesse à l’Opéra
ou à d’autres théâtres. Si je suis entré dans ces détails intérieurs, c’est
pour mieux faire connaître et apprécier les personnes avec lesquelles ma belle-fille
a des rapports journaliers ; pour suivre à l’avenir les dernières phases de
sa position dans cette famille où je crains qu’elle ne puisse se maintenir,
malgré tous ses efforts pour remplir ses devoirs et ne donner aucune prise sur
elle.
26 juin 1836
Le départ de la famille de Mr le comte fut fixé
au samedi 14 mai ; ce fut un coup de foudre pour ma belle-fille qui, cependant,
devait y être préparée. J’eux quelque peine à lui prouver qu’elle ne devait
pas hésiter à suivre ses patrons ; elle avait, je crois, in petto, l’intention
de rester à Paris ; les désagréments qu’elle disait éprouver, que je pense elle
exagérait, la crainte de rester si longtemps éloignée de ses amis, une prédilection
peu vive pour la campagne, voilà des motifs qui l’auraient déterminée à renoncer
à son poste, malgré les avantages matériels qu’il lui ofFrait, si je ne l’avais
détourné de cette funeste pensée. Je dis funeste, c’est le mot, car toutes illusions
à part, ma belle-fille ne devait-elle pas se trouver heureuse, après 8 mois
d’attente, après avoir absorbé pendant ce temps ses ressources pécuniaires,
de rencontrer dans une grande maison une éducation à faire de 2 demoiselles
douces et intéressantes, dont le tendre âge lui semblait devoir assurer sa position
pendant de longues années ? Je lui fis ces observations, j’en joignis d’autres
péremptoires, et j’eus enfin la satisfaction de voir qu’elle comprit son véritable
intérêt.
Lundi 27 juin 1836
J’interromps ici ces mémoires pour consigner
par anticipation l’événement qui a signalé pour moi cette journée ; événement
qui, avec la grâce de Dieu, doit avoir et aura j’espère, une si grande influence
sur ma destinée.
J’avais depuis longtemps le désir bien prononcé
de remplir mes devoirs religieux, de revenir de coeur et d’âme à cette religion
sublime dont le dogme est si pur, dont les préceptes sont empreints d’une si
douce charité ; je combattais les tentations de l’orgueil, les exigences de
l’amour-propre, les errements mondains ; j’en fais l’aveu pénible. A ces motifs
que je ne puis méconnaître comme les principaux instigateurs de mon apathie
religieuse, je pourrais opposer (on jugera du mérite de cette atténuation de
mes torts) l’état d’incertitude sur ma position, la difficulté de me décider
sur le choix du guide qui devait me ramener dans la bonne voie ; mais je confesse
en toute humilité que mon coeur était peu touché jusqu’ici, que les vérités
éternelles m’apparaissent à travers un voile que couvraient les systèmes mensongers
de la philosophie moderne et ce maudit respect humain qui nous suscite tant
d’idées fausses et contraires à nos véritables intérêts.
Mais, comme je l’avais déjà éprouvé à l’époque
du décès de mon gendre (en 1829), un retour sur moi-même, ma conscience alarmée
décidèrent une nouvelle explosion : je pris dès lors mon parti et résolus de
ne plus tergiverser.
Depuis quelque temps j’avais le projet de m’adresser
à Mr l’abbé Chanal, curé de la paroisse de Maisons-Alfort : ce digne ecclésiastique
m’avait toujours inspiré la plus grande confiance ; je n’ai qu’à me féliciter
de ce que la providence ait daigné diriger le choix que je fis de lui ; mes
voeux ont été satisfaits, au-delà même de mes espérances.
29 juin 1836
Le lundi 27 juin 1836, jour à jamais mémorable
pour moi, je me rendis chez ce digne ecclésiastique à 7 h du matin comme nous
en étions convenus l’avant-veille dans la 1ère visite que j’eus l’honneur de
lui rendre sous les auspices de Mr Marion, négociant en vins de Charenton le
Pont, mon ami. Comme je n’avais pas l’avantage d’être connu de ce pasteur, je
crus devoir, sans en avoir prévenu Mr Marion, m’autoriser de sa recommandation
pour ne pas paraître comme on dit vulgairement, tomber des nues.
Dès le commencement de cette 1ère
entrevue je me formai une haute idée de Mr le curé de Maisons-Alfort : s’il
m’est permis de juger celui qui, par son caractère sacré et par mon choix, a
le droit de pénétrer dans les plis les plus cachés de mon coeur, je dirai que
j’ai trouvé dans ce véritable serviteur de Dieu, un zèle grand et éclairé pour
la sainte religion dont il est le ministre ; une charité et une tolérance qui
font l’éloge de son coeur, enfin une indulgence éclairée pour les faiblesses
humaines. Quant à ses moyens oratoires, je n’ai pas à en décider ; je me contenterai
de dire qu’il a captivé ma confiance, qu’elle lui est acquise pleine, entière,
à tout jamais, que son éloquence est celle du coeur et qu’il est, j’ose le dire,
impossible d’y résister.
Nous avons commencé par tomber sur le chapitre
de la politique ; en cela nous étions dominés par l’impression que produisait
la nouvelle de l’attentat dirigé la veille contre la vie du Roi Louis-Philippe1.
Comme tous les gens honnêtes, nous déplorions ce fatal événement dont les suites,
si la pensée de l’auteur du crime eut été accomplie, eussent été si épouvantables
pour la France en la replongeant peut-être dans l’anarchie, dans les excès d’une
nouvelle révolution, d’une 4me invasion, et même pour l’Europe dont la guerre
eut pu dévaster les plus belles contrées. Ces réflexions nous amenèrent nécessairement
à remonter aux causes de ces crimes politiques dont depuis un an voilà les misérables
auteurs en présence de la justice de la cour des Pairs. Mr le curé m’indiqua
comme l’une des plus déterminantes, les vices principaux de l’éducation actuelle.
Dans ces universités, dans ces lycées, dans ces collèges, dans ces pensionnats,
les études classiques sont dirigées par des maîtres, des professeurs fort instruits
sans aucun doute, mais la plupart, il faut l’avouer, n’ont pas de principes
religieux bien établis, et puis étant par leur position isolée, indépendant
à peu de chose près, ils ne tiennent à aucun système positif. Dans l’opinion
de Mr le curé, l’éducation de la jeunesse doit être confiée à un corps enseignant
; alors, sous les yeux de supérieurs éclairés et prudents, sous une règle uniforme
qui ne fléchit jamais, avec une méthode et des bases d’enseignement dont il
n’est jamais permis de s’écarter, il est certain que la jeunesse Française si
studieuse, si avide d’instruction, serait portée sans nul effort vers une direction
plus rassurante pour l’avenir de nos descendants. Tant que la morale et la religion
ne seront pas les arcs-boutants sur lesquels s’appuiera l’instruction de la
génération naissante, l’Etat sera troublé par cet esprit de vertige qui engendre
les révolutions et qui fait trembler à chaque instant le vrai citoyen, l’ami
des lois et de son pays, sur les suites funestes, sur les maux incalculables
que peuvent produire dans un temps plus ou moins éloigné les mauvaises passions,
les fausses directions inspirées aux jeunes gens ; cet esprit de philosophisme,
d’incrédulité en matière de religion, d’indifférence pour toute croyance qui
règnent généralement aujourd’hui non seulement parmi nous, mais parmi tous les
peuples de notre vieille Europe. Ah! qu’un des grands orateurs de notre époque
a eu raison de dire que la Révolution Française ferait le tour du globe ; elle
a parcouru quelques unes de ses plus belles patries ; les autres en seront-elles
exemptes ? Il est à craindre que sa triste prophétie ne reçoive tôt ou tard
son accomplissement.
1 Louis Alibaud,
25 juin 1836, à 18 h 30, près le Pont Royal, Paris. Né à Nîmes en 1810, exécuté
à Paris le 11 juillet 1836.
30 juin 1836
Après cette digression politique, nous nous
préparâmes l’un et l’autre à l’acte religieux qui nous avait mis en présence
; le digne pasteur demanda à l’Etre éternel et tout puissant dans une prière
fervente, qu’il daignât lui accorder les lumières nécessaires pour ramener au
bercail les brebis égarées, et le pénitent, de son côté, implora la divinité
à l’effet d’en obtenir la grâce sans laquelle le sacrement qu’il allait recevoir
n’aurait eu aucun résultat pour son salut.
Je ne saurai exprimer avec quelle effusion de
coeur, avec quelle douceur évangélique le bon, l’excellent prêtre m’interrogea,
me facilita des aveux pénibles, m’exhorta à ne pas perdre courage, à marcher
fermement dans la voie que j’avais embrassée ; mes larmes coulèrent, certes,
je n’en rougirai pas : elles étaient loin d’être amères ; jamais je n’éprouvai
un plus grand soulagement que lorsque mes aveux furent achevés et que je pus
espérer une très prochaine réconciliation avec le Dieu puissant et juste que
j’avais offensé.
4 juillet 1836
Aujourd’hui pour la 2de fois je suis allé trouver
l’homme de Dieu ; depuis mes précédents aveux, j’avais cherché à mener une conduite
plus régulière ; sous certains rapports, ma conscience me rend témoignage que
mes efforts ont été couronnés de quelque succès, mais ce n’est pas encore assez,
il faut persévérer et corriger encore certains penchants qui m’ont rendu si
coupables ; j’ose espérer en la miséricorde céleste pour me donner la force
de les vaincre. Dans cette intention, mon vénérable directeur a pris jour pour
me faire rentrer en grâce auprès du Dieu des miséricordes ; et je l’ai quitté
plein d’espérance et de foi chrétiennes.
16 juillet 1836
Enfin le jeudi 14 juillet, mon directeur a jugé
à propos de m’admettre à la sainte table ; j’ai éprouvé toutes les consolations
que peut et doit procurer ce grand acte de notre sublime religion.
1er octobre 1836
Le surlendemain de cette journée mémorable,
me trouvant à Paris dans le quartier Saint-sulpice, j’eus l’idée d’entendre
la messe dans l’église paroissiale de ce nom : je pénètre dans ce saint temple
et après avoir visité quelques chapelles, j’entre sans la sacristie pour prier
un prêtre de vouloir bien dire une messe pour moi.
- A quelle intention, me demanda-t-il ?
- Pour le bonheur de la France, lui répondis-je.
Il me considéra d’un air un peu étonné : je
lui remis une pièce de 5 f. en le priant de donner le surplus aux pauvres ;
je le suis dans la chapelle de la Vierge et me plaçai dans l’endroit le moins
apparent à droite de l’autel ; j’entendis la messe avec un grand recueillement
: la consécration faite, il me vient une inspiration que je ne sais définir,
je sens toute l’inconvenance de proférer la moindre parole à voix haute dans
le lieu saint, mais, malgré moi, des sons inarticulés s’en échappent ; je cause
une espèce de rumeur, je veux sortir, mes jambes chancellent, je me traîne avec
peine vers la porte de sortie : là, quelques personnes se rassemblent autour
de moi ; on s’aperçoit à ma pâleur que j’éprouve une violente suffocation, on
me fait asseoir : cependant cette crise n’est pas de durée ; je me relève et
une dame me prenant par le bras me demande avec bonté si je désire voir un des
prêtres de la paroisse ; elle me conduit à la sacristie et me laisse entre les
mains de plusieurs de ces M.M. ; l’un d’eux me fait entrer dans une pièce reculée,
me fait asseoir et me questionne sur les motifs qui ont pu me décider à troubler
le saint sacrifice de la messe : je cherche à m’excuser de mon mieux ; il me
reproche assez vertement ma conduite, et me rendant la pièce donnée à son collègue
me fait sentir que je ne devais pas dans ma position être si généreux. Je goûtai
peu sa morale et ses observations et le quittai assez mécontent. Ma tête était
brûlante, mon cœur était ulcéré, je dois en dire la raison.
J’ai anticipé sur les événements, comme je l’ai
dit précédemment, pour entrer dans quelques développement sur ma rentrée sincère
dans le giron de l’Eglise ; je reviens à ceux que j’ai laissés en arrière.
21 octobre 1836
Peu après le retour de mon gendre se son voyage
de Trévoux, un de mes amis, le même qui m’avait donné avis de la chute que mon
père avait faite en janvier, m’écrivit que sa santé déclinait visiblement et
que la faculté avait décidé qu’il devait succomber sous fort peu de temps. A
cette nouvelle nous décidâmes, mes enfants et moi, que ma fille partirait incontinent
pour se rendre auprès de son aïeul, lui rendre les devoirs qu’exigeait sa position.
Effectivement le 28 mai elle se mit en route avec son Jules, je me trouvai à
leur passage à Maisons-Alfort où la Grande Messagerie a son relais ; je témoignai
à ma fille mes inquiétudes sur la santé de son fils qui était altérée depuis
plusieurs jours, cependant l’enfant mordait en ce moment avec appétit dans un
gâteau et m’assura qu’il ne se sentait aucun mal ; je fus un peu rassuré, pris
congé d’eux en leur souhaitant un bon voyage et les recommandais à un de nos
anciens amis dont j’ai parlé plus haut et dont j’aurai occasion de m’occuper
plus d’une fois : c’est Mr de Chazelles que ma belle-fille et moi avions rencontré
à Paris quelques mois auparavant et que nous avions mis en relation avec mon
gendre. Ce Monsieur accompagné de sa bonne allait à Autun visiter une acquisition
considérable1 qu’il avait faite dans le Morvan situé peu loin de cette ville.
J’ai su depuis qu’il avait eu dans ce voyage les plus grands soins de ma fille
et de mon petit-fils, et que l’un et l’autre n’avaient qu’à se louer de ses
complaisances pour eux. Je le répète avec plaisir, ce Monsieur a le meilleur
ton, les manières les plus agréables ; on pourrait peut-être au 1er abord les
croire affectées, mais il n’en est rien ; les services qu’il a rendu à ma famille,
ceux qu’il avait l’intention de lui rendre me sont une preuve irrécusable de
sa sincérité, de son attachement ; j’aimerai même à me persuader que ces preuves
d’intérêt ne peuvent être attribuées à aucun ancien souvenir ; cela serait même
que je ne pourrais lui en vouloir dans l’intime conviction que je conserve que
jamais il n’a outrepassé les bornes de la plus sévère décence et que ma chère
Aline n’aurait pas souffert de sa part le moindre oubli des convenances.
Ma fille trouva mon père dans une position désespérée
: ce malheureux vieillard avait perdu l’usage de la vue, la gangrène faisait
des ravages efFrayants, il éprouvait des douleurs afîeuses ; conservant cependant
toute sa présence d’esprit, il reçut les consolations de l’Eglise, remplit avec
édification ses devoirs religieux et rendit son âme à dieu dans la nuit du 4
au 5 juin 1836.
Cet événement auquel nous devions malheureusement
nous attendre, fut un coup bien sensible pour ma chère Aline qui eut sous les
yeux le spectacle douloureux des soufFrances et de la fin d’un homme qu’elle
aimait et qui, de son côté, lui avait donné une grande preuve de tendresse en
l’admettant au partage de sa succession par un acte que j’avais sollicité et
auquel j’avais ajouté ma pleine adhésion par ma signature.
Cette nouvelle me fit un mal afîeux, je pleurai
avec amertume la perte de mon respectable père ; elle renouvela dans mes souvenirs
celles que j’avais faites antérieurement. Quelle est donc notre existence sur
cette terre d’exil ? Nous sommes condamnés à voir périr ceux que les liens du
sang, l’amitié nous rendent chers, à leur survivre jusqu’au moment où nous devons
les rejoindre ; heureux toutes fois si nous avons fait un peu de bien qui puisse
nous valoir des regrets et quelques larmes! Ah! si la providence divine ne nous
ménageait pas pour un autre monde l’espoir des récompenses éternelles, quelle
serait ici-bas la condition des misérables humains ? Jouet des moindres circonstances,
des illusions les plus décevantes, en butte aux adversités de toute espèce,
aux maladies et aux soufFrances, quelle doit être l’existence de celui qui ne
croit pas aux vérités de notre sainte religion. Je le considère comme un désespéré,
errant dans un dédale de réflexions accablantes, et qui doit trouver dans sa
propre conscience la punition de son incrédulité. L’homme pieux au contraire,
sincèrement et par conviction attaché aux dogmes et vérités de la religion,
mettant en pratique (autant qu’il dépend de lui) ses préceptes, coule tranquillement
ses jours, supporte avec patience et résignation les épreuves que lui envoie
la providence, et plein de confiance dans la justice et la bonté de celui qui
dirige les événements, attend avec une douce quiétude le moment où il sera récompensé
de sa fidélité à observer ses commandements.
1 Thil, Cne de
Poil, Nièvre.
22 8bre 1836
La lettre de ma fille qui m’annonçait la perte
de mon père me donnait quelques détails sur ses derniers instants et sur les
spoliations commises dans la maison ; je ne m’arrêterai pas sur ce dernier objet
; la possession de quelques misérables écus, de quelques bijoux n’a jamais eu
pour moi le moindre prix et certes, dans ce moment tout entier à ma douleur,
je n’eus pas un regret à leur donner : toute mon ambition, je crois l’avoir
dit, mais je le redirai encore, toute mon ambition se borne à vivre aussi simplement
que possible jusqu’à la fin sans contracter de nouvelles dettes, sans être à
charge de qui que ce soit, et à laisser après moi de quoi satisfaire Mr Oudet
et Mr Mousque, les seuls créanciers dont je puisse regarder aujourd’hui les
titres non contestables et ce je le déclare sur l’honneur.
Non seulement la succession de mon père n’ofFrait
rien ou presque rien (son mobilier ayant été dilapidé et enlevé), mais il était
à craindre que des billets souscrits par faiblesse ne vinssent à se présenter
(un de 300 f. dont l’origine est plus que suspecte fut en effet réclamé) : pour
obvier à cet inconvénient, nos amis conseillèrent à ma fille de me proposer
une acceptation de la succession paternelle sous bénéfice d’inventaire ; je
répugnai à recourir à une semblable mesure, mais tout bien considéré, ne croyant
nullement ma conscience engagée, j’autorisai ma fille à remplir cette formalité
au greffe du tribunal de Trévoux ; comme elle était nantie d’une procuration
légale de ma part, Dessaignes-Paris-25 et 26 mai 1836, cet acte fut consommé,
juin 1836. Il a soulevé et soulèvera encore bien des réclamations, je le sais,
mais à cela j’ai à répondre, d’abord que la donation de 1827 et les avis que
nous fîmes circuler alors avaient bien instruit un chacun que mon père n’avait
plus la faculté de contracter d’emprunts, que nous n’en acquitterions pas un
seul ; et puis d’ailleurs ma position financière était généralement reconnue
; on savait très bien que, réfugié auprès de mon père, j’avais perdu ma fortune
et qu’ayant accepté à 60 ans un poste peu lucratif, je ne pouvais ni ne devais
penser à acquitter celles d’une succession qui ne me présentait que des charges
trop lourdes pour mes faibles moyens.
Mais en me dégageant ainsi des embarras que
m’aurait suscités à l’infini cette succession, je ne pus prévoir le nouveau
qui me fut suscité : un avoué, Laforest, au tribunal de Trévoux, celui qui avait
occupé pour moi dans l’affaire Du Plantier, dont j’avais payé le compte de Frais,
mais qui pour les honoraires de son associé l’avocat plaidant, et pour se rembourser
d’avances dont la négligence de son fondé de pouvoir à Paris lui avait fait
perdre la rentrée qui, en vertu de ces 2 créances, dont l’une était légitime
et l’autre peu fondée, avait néanmoins, comme je l’ai dit dans le temps, obtenu
contre moi un jugement et pris hypothèque, cet avoué, dis-je, non content de
ses droits acquis, fit comme mon créancier, apposer les scellés dans le domicile
paternel et, par cette démarche, faite uniquement en vue de me nuire (je ne
sais par quel motif) occasionna des Frais en pure perte. Pourquoi donc voit-on
si souvent dans la société, des individus qui, n’y jouissant d’autre considération
que celle de la fortune, trouvent cependant des prôneurs et des partisans ?
Je le sais sans doute fort bien, mais, par égard pour notre triste et indélicate
humanité, je me tairai. Quoiqu’il en soit, cette levée intempestive de bouclier
eut un résultat fâcheux pour moi ; on en verra plus tard les conséquences.
Les créanciers se présentèrent en foule à ma
fille ; plusieurs, d’après les rapports unanimes, avaient enflé leurs mémoires
; l’inventaire dressé des objets mobiliers, Raffin-Trévoux-21 juin 1836, poussé
même au plus haut point des prévisions de l’enchère, était loin de pouvoir faire
face au passif de la succession1 ; il fallait, ou invoquer dans toute sa latitude
la loi comme héritier à bénéfice d’inventaire suivant la déclaration faite en
mon nom, ou s’arranger amiablement avec les créanciers, désintéresser enfin
les plus consciencieux et ceux possesseurs de titres qu’on appelle dettes d’honneur.
C’était sans doute mon vœu et mon désir bien sincère, mais de vaines et sottes
discussions ont paralysé ces intentions ; je les relaterai bientôt.
Pour fixer mes irrésolutions concernant la valeur
de l’immeuble dont ma fille et moi nous devenions propriétaires usuîuitiers
par le décès de mon père, j’écrivis à un ami qui ayant dans notre pays plusieurs
propriétés dont l’une très voisine de la nôtre est de même nature, qui d’ailleurs
a une connaissance exacte des biens ruraux et de la valeur réelle de ceux de
notre arrondissement, pouvait, sous ces rapports, me donner une opinion bien
précise sur l’objet de ma demande. Sa réponse fut que le domaine-vignoble en
question pouvait, en s’y prenant bien, être vendu 60.000 f2. En conséquence
de cette donnée, ma fille qui avait, ainsi que son mari, la plus grande envie
de vendre promptement, fit circuler que nos prétentions allaient à cette somme
; les amateurs de se récrier ; on objecta que la propriété au lieu de 50 bécherées
dont on la disait composée n’en comportait d’après le tableau du cadastre que
46, ce qui faisait une diminution de valeur ; cela est juste, mais en admettant
une déduction de 5.000 f. au plus, toujours est-il que la propriété était réellement
vendable au prix de 55.000 f. ; un individu eut le courage d’en ofîir 35.000
; on pense comme il fut accueilli.
1 Annexes 27 et
28.
2 Ce chifîe correspond
en partie à celui de la police de l’assurance le Phénix, souscrite le 3 juillet
1836 par Laurence Lucrèce No‰l ép. Amaranthe Roulliet, dont voici l’estimation
de la maison :
Une maison composée d’un rez-de-chaussée, un
1er étage et un pavillon habité par l’assurée, les escaliers en pierre ainsi
qu’une petite glace estimée 30 f. ; le tout estimé 5.000 f.
Un autre bâtiment joignant celui ci-dessus,
composé de 2 caves, d’un cuvier, de 2 greniers au-dessus des caves et d’une
grande entrée couverte, un pressoir ainsi que 4 cuves et 4 foudres ; le tout
estimé 5.000 f.
Un autre bâtiment servant de vigneronage, occupé
par un vigneron, composé de 4 pièces, un escalier en bois ; estimé 1.500 f.
Un bâtiment servant d’écurie, fenière au-dessus,
un four et un puits ; estimé 500 f.
Tous ces bâtiments sont situés hameau de Chante-Grillet,
près Trévoux, construits en pierre et pizay, couverts en tuilles creuses. Cadastré
C 70 à 76.
24 8bre 1836
Ma fille, ne voyant pas arriver les acquéreurs,
fit, d’après les conseils du notaire chargé de ses affaires, mettre des affiches
pour annoncer la mise en vente ; mais ce moyen ne réussit pas mieux : j’ai toujours
conservé l’opinion que l’empressement trop prononcé de mes enfants pour l’aliénation
de la propriété, a été la principale cause de l’éloignement des amateurs ; ce
n’était pas ainsi qu’il fallait procéder ; j’avais donné le conseil de dispositions
entièrement opposées. J’avais dit et écrit que pour tirer un bon parti de cet
objet, il fallait d’abord y faire quelques réparations et le mettre en plein
rapport ; attendre enfin une année ou 2, s’il était nécessaire, et qu’alors
les concurrents ne pourraient manquer de se présenter. C’est, il est vrai, ce
que l’on a fait plus tard en désespoir de cause ; et c’est par là qu’il fallait
débuter.
Plusieurs personnes amies de ma famille allèrent
visiter notre propriété ; presque toutes à ce qui m’a été rapporté, convinrent
que le prix demandé était élevé ; je n’ai pas la prétention d’être grand connaisseur
en cette matière, mais j’ai cependant, pour asseoir mon opinion, des données
plus positives qu’elles toutes ensemble, la notoriété publique d’abord, les
ofîes précédemment faites, la correspondance de Mr Perret, les calculs établis
sur les revenus pendant les années que j’ai demeuré avec mon père ; ceci, je
pense, est plus positif que les supputations faites à la légère par des visiteurs
qui n’ont pas le temps de considérer les choses avec assez d’attention pour
les bien juger.
25 8bre 1836
- Je recevais de ma fille des lettres dont
le ton et les reproches étaient empreintes d’une aigreur que je ne méritais
certes pas et que je n’étais nullement disposé à soufîir ; je l’en repris d’abord
avec douceur, mais ce moyen ne réussissant pas, je fus forcé de m’expliquer
plus catégoriquement. Aline, piquée de mes observations, chercha à indisposer
son mari contre moi ; à travers les jactances de celui-ci que j’excusais en
les attribuant à sa jeunesse et à un excès d’amour-propre, et à part quelques
conseils plus que légèrement donnés et qu’il eut dû garder pour lui, je n’avais
jamais eu à me plaindre de ses procédés ; mais en cette circonstance, pressé
(je l’ai toujours pensé) par les instances de sa femme, il m’écrivit une lettre
des plus malhonnêtes dans laquelle il me disait entr’autres choses fort désobligeantes
que, puisque je ne voulais point prendre les intérêts de la famille, c’était
à lui que ce droit était dévolu et qu’il allait agir en conséquence. Une lettre
arrivant de Trévoux à la même époque me fournit la preuve irrécusable que les
époux étaient d’accord sur cette démarche simultanée, car ma fille répétait
à peu de chose près les mêmes observations de son mari et dans des termes aussi
inconvenants. Et de quoi peut-on croire qu’ils m’accusaient tous 2 ? De mettre
à la propriété un prix trop haut et d’éloigner ainsi les acheteurs ? En vérité
ce grief était plus qu’absurde, et je ne comprend pas comment ils ont pu sérieusement
le mettre en avant. Le vrai, l’unique motif de l’éloignement des acquéreurs
c’est l’empressement que ma fille a mis à annoncer qu’elle voulait vendre, et
par suite la persuasion où ont été ceux-ci qu’elle était décidé avant son départ
à terminer cette affaire.
Ces 2 lettres me causèrent une vive douleur
; je les communiquai à un ami qui ne put s’empêcher de blâmer les auteurs ;
à ces peines de cœur vinrent se joindre les inquiétudes que me donnèrent à cette
époque la vente de l’usine dans laquelle j’étais employé, et la crainte que
l’acquéreur ne me continuât pas dans mes fonctions ; pour m’étourdir un peu
sur les amères réflexions que me faisaient naître ces incidents, je me mis à
faire de fort longues promenades ; un retour sur moi-même me porta à recourir
aux consolations de la religion ; je fus trouver Mr le curé de Maisons-Alfort
comme je l’ai dit quelques pages plus haut ; ses conseils, ses instructions
pleines d’onction et de bonté firent une bonne impression sur mon âme îoissée
; mais ce ne fut qu’une lueur passagère ; le coeur était trop serré, il avait
besoin d’épanchement. Mon ami Mr Marion reçut bien des confidences, mais il
en était qu’un père ne pouvait lui faire ; un coeur de femme, celui dont j’étais
sûr comme du mien, me devenait nécessaire ; j’écrivis à ma belle-fille éloignée
de moi de 30 lieues et la priai de demander un congé de quelques jours pour
venir les passer auprès de moi, lui disant, ce qui était vrai, que j’avais grand
besoin de la voir pour lui confier ce que je ne pouvais lui écrire, et que je
sentais ma santé s’altérer. Enfin dans une lettre plus pressante je lui mandai
que je l’attendais le jeudi 21 juillet (1836). Ce fut peu de jours avant que
la scène dans la chapelle de la Vierge de l’église Saint-Sulpice dont j’ai fait
mention, eut lieu : en sortant de ce saint temple ma tête était en feu ; je
me présentai chez une dame de nos amies, parente d’un homme dont la mémoire
me sera toujours chère (de Mr Beaujai, décédé depuis le mois de [9] janvier
1836, à Lyon) : cette dame dont la bonté est parfaite, reconnut de suite
que j’étais dans une violente agitation, elle parvint par ses manières douces
et insinuantes à en connaître la véritable cause ; elle entra dans mes peines,
les partagea ; je la quittai beaucoup plus tranquille. Je continuai mes courses
dans Paris, fus dîner dans un restaurant que j’affectionnais beaucoup ; là je
me trouvais à côté d’un jeune homme qui chercha à lier conversation avec moi
: il se dit le seul héritier de la maison Gabarrin, de Bayonne, officier de
cavalerie dans la garde impériale, parla beaucoup guerre, politique et m’invita
à aller au café où se réunissaient plusieurs militaires attachés à l’Empereur
Napoléon ; ses avances pleines de Franchises me plurent, je n’en puis disconvenir
; mais, malgré mon exaltation, j’eus la prudence de ne pas céder et lui disant
que je ne prenais jamais de café, je le quittai et lui témoignai mes regrets
de ne pouvoir me rendre à son invitation.
28 8bre 1836
Je rentrai chez moi très fatigué ; je dormis
peu : depuis quelques jours je n’avais point d’appétit, j’avais perdu le sommeil,
j’éprouvais une agitation générale, un besoin de déplacement continuel ; ma
tête était en feu ; je courus le lendemain à Paris en faisant un long détour
par Vincennes, à pied, je pris un bain qui me fit du bien, déjeunai et revins
à l’usine ; puis allai à Maisons-Alfort auprès de Mr le curé, lui présentai
la partie de mes mémoires achevée, le priant d’en prendre lecture ; il vit bien
que ma cervelle était un peu troublée, je ne divaguais cependant nullement ;
il m’engagea beaucoup à aller voir Mr le docteur Ramond et me promit de me recommander
fortement à lui. Je lui racontai ma scène à Saint-Sulpice, il chercha à me calmer
sur ses suites et parvint à m’ôter les soupçons que j’avais à ce sujet ; je
revins chez moi plus tranquille.
Le lendemain 18 juillet (1836) je fus chez Mr
le docteur Ramond, lui remis la lettre de Mr l’abbé Chanal et tombai d’accord
que le jour suivant entre 10 et 11 h du matin au plus tard, je serais saigné
: en conséquence j’attendis ce Monsieur jusqu’à près de midi, mais ne le voyant
pas arriver, je pris ma course pour Paris et revins le soir très fatigué. La
nuit fut mauvaise, mon insomnie était plus grande encore ; le lendemain le docteur
arriva, me fit une large saignée qui me fit du bien. La journée du 20 fut agitée,
je ne pouvais demeurer en place.
Le jeudi 21 juillet j’éprouvai une grande anxiété
de savoir si ma belle-fille que j’attendais ce jour-là, arriverait ; j’avais
calculé d’après les renseignements pris au bureau des Messageries à Paris qu’elle
pouvait être rendue auprès de moi sur les 9 ou 10 h du matin ; ce moment arrivé
je ne pus résister à mon impatience ; je parcourais à pas précipités tous les
coins de l’usine ; le concierge Marquet et sa femme s’aperçurent de mon
trouble et furent prévenir Mr Marion qui arriva précipitamment. Je fis alors
une scène dans le genre de celle de Saint-Sulpice, je leur montrai à tous les
bâtiments en leur criant à tue-tête de s’éloigner, qu’ils allaient les voir
s’écrouler ; je les forçai à se mettre à genoux et me dressant sur des manchons
de fonte je voulus les évangéliser, puis remontant avec Mr Marion dans mon logement
:
-Je vais au-devant de ma belle-fille, lui dis-je
avec véhémence ; elle doit être à Paris ; si je ne l’y trouve pas, je pousserai
jusqu’à Soissons où elle sera sans doute.
Je fis en conséquence un sac de nuit que je
remplis à la hâte de linge, de livres, de papiers ; je redescendis et changeant
tout à coup de projet :
-Non, je vais à Trévoux ; allons Mr Marion vous
avez un voyage à faire à VilleFranche, vous, votre famille et moi mon pays,
ma fille et son fils.
J’avais dans ma bourse une douzaine de Francs
environ, il y avait certes de quoi à entreprendre une semblable course! ! !
Mon ami était incertain sur ce qu’il devait
faire ; il se décida à envoyer un message à mon gendre pour l’engager à se transporter
de suite à Charenton ; celui-ci arriva bientôt, vint nous rejoindre, me proposa
une promenade et nous nous dirigeâmes vers la maison de Santé de Charenton Saint-Maurice.
Quelques pas avant d’être en face de la porte d’entrée, ces M.M. me témoignèrent
l’envie de visiter cette maison ; mon gendre qui savait que j’étais connu du
directeur, me pria de les introduire près de lui.
-J’y consens, dis-je, mais n’attendez pas que
je vous suive dans cette investigation.
Nous entrâmes1, moi sans la moindre
défiance je demande à parler au directeur ; il me reçoit dans son cabinet, ceux
qui m’accompagnent s’éclipsent ; je reste seul un instant tandis que ces M.M.
s’entendent sur ce qui leur reste à faire. Mr Maurice Palluy, directeur
de l’établissement, rentre, me parle affectueusement et me confie aux soins
d’un surveillant en chef qui me conduit dans le local qui m’est destiné. Là,
on m’invite à me coucher ; je me déshabille sans mot dire, me mets au lit fort
étonné de me trouver en pareil lieu. Je ne puis rendre les impressions que je
ressentis, les pensées qui m’assaillirent : j’aime mieux perdre le souvenir
de tout ce que j’éprouvai pendant les 23 jours que je demeurai dans cette maison,
plutôt que de m’appesantir sur les raisons qui m’y firent conduire et m’y retinrent
aussi longtemps. Il y avait sans contredit de l’exaspération dans ma tête, mes
sensations fortement exaltées dénotaient par intervalles des absences de raison
; je n’en saurais disconvenir, mais le traitement qu’on me fit subir n’était
pas celui qui convenait à mon état : les gens de l’art n’ont jamais eu, peut-être,
sous leurs yeux, le phénomène d’homme en apparence momentanément privé de sa
raison, qui dit, fait des folie, mais qui, dans son for intérieur, sent parfaitement
la portée de ses actes et de ses discours, qui soutient sans divaguer la conversation
que quelque sujet qu’elle soit établie, et qui, chose plus étonnante encore,
se rappelle parfaitement tout, tout ce qu’il a vu, fait et dit. Ce malade, accablé
par la force du mal, agité par une fièvre nerveuse des plus violentes, ne voulant
rien prendre pendant 6 jours entiers, donnant des craintes réelles sur sa position
qui parut même pendant une journée désespérée, et bien! à la vue de ses enfants
qu’il demandait avec instance, il renaît à la vie, prend de la nourriture et
le 10me jour sort et se promène tranquillement sans ressentir d’autre
mal qu’une faiblesse dans les jambes qui au bout de peu de jours disparut complètement.
Le sommeil, l’appétit reparurent, la tête était encore bien fatiguée, mais je
ne saurais mettre en doute qui si la faculté l’eut permis, j’aurais pu sans
inconvénient reprendre mon service à la fonderie. J’insistais d’autant plus
à cet égard que mes nouveaux chefs m’avaient promis de me maintenir dans mes
fonctions ; on m’entretenait tous les jours de leurs bonnes intentions pour
moi, je grillais de leur prouver combien j’y étais sensible ; mais il fallait
rester où je me trouvais.
Ce dont je ne perdrai jamais le souvenir, c’est
la continuité de soins, d’égards dont je fus entouré par un chacun. Je les devais
à la bonté du directeur qui est un père pour tous les pensionnaires, avec lequel
j’avais eu des relations antérieures, et qui me recommanda vivement à tous ses
subordonnés.
Une dame dont je ne puis assez hautement proclamer
la bonté et les vertus, une amie bien vraie de ma belle-fille (Mde Materne,
surveillante en chef des dames pensionnaires) m’accabla de marques d’intérêt
et d’amitié.
Ma belle-fille, peu de jours après mon entrée
dans cette maison, ayant pu obtenir un congé de la dame chez laquelle elle était
institutrice, accourut me prodiguer ses soins et ses consolations : elle passait
une très grande partie de ses journées auprès de moi ; nous avions la libre
disposition de l’appartement de Mde Materne qui nous l’avait offert avec une
obligeance qui ne permet pas de refuser ; nous étions en famille avec elle,
et plusieurs fois nous rappelant des événements, des personnages, des anecdotes
et des locutions de Lyon que nous avions habité pendant longtemps dans les mêmes
quartiers, nous nous livrions à une aimable gaieté et perdions le souvenir des
maux que nous avions éprouvés. Ah! quels délicieux épanchements que ceux d’une
sincère et douce amitié que rien ne vient empoisonner. Ah! si j’eusse été libre,
si des verrous n’eussent pas été fermé sur moi, je ne me serais pas plaint de
mon sort.
Cette maison est en général assez bien administrée
; le directeur a toutes les qualités requises pour une pareille gestion ; mais
il y a des abus graves dont il n’a pas connaissance et qu’on parviendra difficilement
à détruire. Je me garderai bien de les indiquer, ils n’en existeraient pas moins
et je pourrais en les dévoilant nuire à ceux auxquels ils profitent ou qui les
tolèrent par insouciance.
Enfin, le 13 août 1836, Mr Esquirol, médecin
en chef de la maison, ayant bien voulu s’entendre avec Mr le directeur, je pus
avoir mon exeat, et après le dîner je quittai l’établissement, non sans me promettre
d’y revenir pour faire mes visites de remerciements à Mr le directeur, à Mr
l’aumônier, M.M. les médecins, chirurgiens et surveillants en chef, et encore
à cette excellente dame Materne qui a eu tant de bontés pour moi et pour ma
belle-fille. Nous ne nous séparâmes pas d’elle sans verser bien des larmes,
douces sans contredit puisqu’elles partaient du coeur.
1 Annexe 30
29 8bre 1836
Je ne puis me rappeler sans plaisir l’émotion
agréable que j’éprouvai en passant le seuil de la porte de cette maison de Santé.
Plus de grille, plus de verrous, plus de surveillants, me répétais-je avec une
satisfaction indicible, me voilà donc enfin rendu à la liberté.
Ah! je conçois le délire d’un malheureux prisonnier
quand il recouvre cette liberté sans laquelle tous les autres biens ne sont
rien! Rentré dans mon logement, j’en parcourais les coins et recoins avec une
joie bien grande ; le concierge, sa femme, sa fille qui étaient venus me visiter
plusieurs fois pendant ma maladie, qui tous avaient pour moi 1.000 complaisances,
m’accueillirent avec les démonstrations de satisfactions les mieux senties ;
il est encore une personne que mon coeur reconnaissant ne peut oublier ; c’est
Melle Angélique Belvet : elle apprit comme tous ceux qui voulaient bien s’intéresser
à moi, ma maladie avec peine ; elle vint me visiter plusieurs fois à la maison
royale de Santé ; ce ne fut pas sans une espèce de Frayeur qu’elle consentit
à me permettre de l’embrasser : j’ai oublié de dire que dans mes accès, je suis
très porté aux démonstrations de tendresse ; je serre la main d’un ami, je l’embrasse
avec effusion d’âme, je sens tout le prix des marques d’intérêt qu’on veut bien
me donner ; hélas! les malheureux aiment tant à rencontrer des cœurs qui compatissent
à leurs maux.
Je dois sans doute à toutes les personnes que
je viens de nommer une reconnaissance bien vive pour leurs soins obligeants,
leur bon souvenir ; mais comment pourrai-je m’acquitter envers ma bonne Laure
des sacrifices qu’elle a faits pour moi, de son abnégation complète pendant
toute la durée de ma maladie ? Ah! mon coeur seul peut la dédommager des inquiétudes,
des peines morales et physiques dont elle a été atteinte pendant cette triste
période. Entre nous, il est vrai, nous nous l’étions promis, c’est à la vie
à la mort une continuité d’affections et de services réciproques ; elle a largement
payé sa dette ma chère bonne belle-fille ; je serais bien heureux si je me voyais
un jour dans une position à l’en récompenser selon son coeur ; je le demande
avec persévérance à Celui qui dirige tout en ce monde.
M.M. les acquéreurs nouveaux1
vinrent prendre possession du logement qu’ils devaient y occuper : je fus leur
rendre une visite ; ils me reçurent on ne peut mieux, me confirmèrent la promesse
qu’ils m’avaient faite l’un et l’autre de me maintenir dans mon emploi, et de
m’en donner un plus important lorsque la fonderie serait remise en activité.
Peu de jours après ma rentrée dans mon logement,
mon gendre que je n’avais vu que très rarement pendant ma maladie, et que depuis
mon rétablissement n’était pas venu nous visiter ma belle-fille et moi une seule
fois, nous écrivit qu’il allait partir pour Trévoux afin de soulager sa femme
dans les embarras que lui donnaient la succession de mon père et la gestion
de la propriété. Je ne concevais guère comment il se faisait qu’avec le projet
antérieurement formé d’aller à Valenciennes pour travaux de son art, il se décidait
ainsi ex abrupto à un voyage dispendieux sans but bien réel, mais ma fille le
désirait, elle se disait malade, accablée d’affaires et d’ennuis ; il ne pouvait
donc pas se refuser à ce déplacement. Il partit, visita avec quelques amis la
propriété, prit des arrangements pour l’amélioration des terres, du jardin potager,
l’embellissement du parterre, et fit ouvrir une nouvelle voie de communication
du vignoble aux bâtiments. Mes enfants revinrent alors aux idées que j’avais
dans le principe voulu leur faire adopter ; et voyant que la vente ne pouvait
s’effectuer avantageusement avec la promptitude qu’ils avaient rêvée, ils se
décidèrent à la garder jusqu’au moment favorable pour en poursuivre l’aliénation.
Je recevais assez souvent des lettres de ma
fille qui m’entretenait longuement des contrariétés qu’elle éprouvait, des embarras
toujours croissants de la succession, mais elle ne répondait à aucun des articles
de mes missives ; je tiens cependant beaucoup à cette méthode que je mets en
usage moi-même, ayant toujours sous les yeux la lettre à laquelle je réponds
et en suivant avec attention tous les passages pour n’en omettre aucun.
Depuis son départ du château de Muret près Soissons,
ma belle-fille avait avec Mde la comtesse de Louvancourt une correspondance
non-interrompue : les 1ères lettres de cette dame étaient obligeantes
; elle la plaignait d’avoir été forcée de la quitter pour un motif fort louable
sans doute, mais qui devait lui causer une vive peine. Ma belle-fille lui ayant
mandé que mon état, quoique sensiblement amélioré, demandait encore des soins,
elle répondit que si elle ne pouvait fixer à son retour un terme prochain, l’éducation
de ses enfants pourrait en soufîir : le parti de ma belle-fille fut d’abord
pris ; elle écrivit que, cédant aux raisons de Mde la comtesse dont elle sentait
toute la justesse, elle lui priait de lui indiquer le jour où elle pourrait
lui envoyer sa voiture à Soissons pour la ramener au château comme elle avait
eu la bonté de le faire lors de son départ pour se rendre auprès de moi. Mde
Louvancourt, dans une épître guindée, entortillée, lui répliqua que de nouveaux
arrangements et le besoin de l’appartement qu’elle occupait à Paris la mettaient
dans la pénible nécessité de refuser ses services pour la continuation de l’enseignement
de ses enfants.
1 Annexe 29. Vente de l’usine : Tribunal de
la Seine-6 et 9 juillet 1836. Archives de Paris : Hypothèques de la Seine, vol.
558 et 560 ; DQ7 vol. 7468, fol. 59, case 1 à 7. Désignation succincte
dans fol. 59, case 1 à 7 :
Les Forges et Fonderies de Charenton, sises
rue des Carrières, n°4, consistant en bâtiments servant de grand atelier, magasin
général, atelier de montage, atelier de tarauder ; bâtiments à gauche en entrant
dans la cour n° 10 et 14 servant
d’habitation au concierge, d’ateliers des forges, du grand tour parallèle, des
moulins à charbon, des modèles et de la terre de la fonderie ; maison de la
machine de 20 C.V., grande fonderie avec les ateliers ; bâtiments des bureaux,
atelier des tailleurs de limes, ateliers pour la confection des grandes machines
; autres bâtiments de machines, fours, forges et hangars ; et en le tout plusieurs
entrées. Ensemble :
1° le matériel des forgerons et serrureries,
matériels et outils des mécaniciens, voitures, tombereaux, chariots, harnais
; grands tours, doubles tours en fonte ; matériels et outils des menuisiers
et charpentiers, machines à mouvement, moulins à broyer le charbon en fonte,
tuyaux de conduites d’eaux et de soufflet ; le tout considéré immeuble par destination.
2° les immeubles et matériels fixes de la
fonderie consistant en grandes grues en fonte, petites et grandes étuves, grands
fourneaux, grands ateliers n°5 et 6 ; étuves, fonderies en sable vert, avec
son matériel ; avec cour principale, entrée et jardin ; et généralement tout
ce qui faisait part dud. établissement industriel de Charenton.
Prix : 235.000 f.
4 9bre 1836
Ma belle-fille ne crut pas devoir faire la moindre
observation sur un aussi étrange procédé, mais elle ne put garder le même silence
sur la manière inconvenante dont on prétendit régler ses honoraires : on poussa
l’indélicatesse jusqu’à vouloir les lui compter par journées comme on le fait
aux ouvriers ; ce mode inusité fut sensible à ma belle-fille, elle s’en plaignit
hautement, mais en termes mesurés néanmoins ; la réponse de Mde la comtesse
est pour son style et son ton, un factum marqué au coin du ridicule et de la
sottise ; enfin, après bien des pourparlers avec le notaire chargé des affaires
de la maison, tout fut terminé.
Cette désagréable aventure arrivait dans un
moment inopportun ; certes, ma belle-fille n’avait nullement à se louer de la
manière dont elle était dans cette famille, elle nourrissait depuis longtemps
l’arrière-pensée de la quitter, mais elle devait d’abord chercher à se placer
plus convenablement, et à cette époque où tout le monde se trouvait à la campagne,
ce n’était pas chose facile.
J’éprouvais de mon côté une vive peine de sentir
que l’empressement que ma belle-fille avait mis à se rendre auprès de moi, était
la cause 1ère de la perte de son emploi ; je tenais à ne pas la rendre
victime de son sacrifice, et malheureusement mes moyens pécuniaires ne répondaient
pas à mes intentions.
Dès lors, nous arrêtâmes certaines dispositions
particulières, et voyant que l’établissement auquel j’étais attaché ne paraissait
pas devoir encore de quelque temps être remis en activité, nous convînmes que
la belle-fille ferait des démarches pour se replacer et que nous renverrions
notre réunion définitive à l’époque où mes appointements pouvant être augmentés,
et la vente de l’immeuble de Trévoux consommée, nous aurions par ces 2 suppléments
de revenu le moyen de suffire aux dépenses de notre ménage commun.
24 9bre 1836
Après un séjour de quelques semaines, mon gendre
revint de Trévoux : il ne tarit pas sur les embarras que sa femme et lui avaient
eus avec les vignerons Sancier faisant valoir la propriété, la difficulté
de trouver des acquéreurs, et enfin les désagréments sans nombre suscités par
les créanciers de la succession ; à tout cela que répondre ? Je lui fis, pour
ce qui me concernait personnellement, les remerciements de toutes les peines
qu’ils avaient eus l’un et l’autre ; et quant à ce qui nous était commun, je
lui fis observer que c’était une loi qu’il fallait subir, parce que dans les
successions il y avait des contrariés comme dans toutes les autres circonstances
de la vie.
Peu de temps après, nous reçûmes, mon gendre
et moi, une notification judiciaire de la part de Mr Laforest, avoué à Trévoux,
mon créancier (comme je l’ai dit plus haut), me citant au tribunal civil de
cette ville pour demander le partage et la vente de la propriété à l’effet de
rentrer dans le montant de sa créance. Je crus devoir m’adresser au président
de ce siège, îédéric Perrier, député du département, que j’avais déjà
entretenu de cette malencontreuse affaire, pour le prier d’accorder un délai
suffisant pour rembourser cet impitoyable créancier : il me répondit par l’entremise
de ma fille que j’obtiendrais un retard jusqu’à la fin de l’année, mais que
passé cette époque il n’y avait rien à espérer. J’envoyai mon assignation à
un avoué pour le prier de me représenter à l’audience fixée au 18 9bre et demander
un sursis à la requête de Mr Laforest. La réponse de cet homme d’affaire fut
que j’avais (je ne sais trop pourquoi) dans mon créancier un ennemi irréconciliable,
qui voulait faire des Frais à quel prix que ce fût, qui enfin demandait son
remboursement, et que le seul parti à prendre était de le satisfaire.
Mon gendre me fit alors une proposition que
je trouvai plus que déraisonnable : il me dit que sa femme me priait de faire
passer à Mr Raffin, notaire à Trévoux, la note de mon compte de tutelle, qu’elle
lui fournirait celui qu’elle avait à établir, et que ce Monsieur serait chargé
de régler le tout ; ma fille m’écrivit à la même époque dans un sens pareil.
Je fis réponse à l’un et à l’autre que ce n’était pas à 120 lieues et par correspondance
que pouvait se traiter semblable affaire, qu’au retour de ma fille nous ferions
ce règlement, que d’ailleurs si elle voulait compulser les papiers de la succession
de son mari elle y trouverait une note que je lui avais remise dans le temps,
explicative des réclamations qu’elle avait à faire.
Dans une entrevue postérieure, mon gendre me
dit avec un petit ton doctoral, que puisque je ne voulais pas me décider à donner
la note en question, il était bien résolu à ne plus faire aucune avance ; à
ce mot, je me contins pour ne pas répondre comme il le méritait, je me contentai
de lui observer qu’il était lié par un acte authentique, que mes moyens ne me
permettaient pas de le rembourser de ses avances, qu’à la vente de l’immeuble
tout se réglerait, que d’ailleurs, ayant une hypothèque légale, il n’avait rien
à craindre.
-Je tiens à ce que j’ai dit, me répondit-il,
et ce sera ainsi.
-Ah! ah! vous le prenez sur ce ton, et bien!,
en prenant la porte répliquai-je, vous ferez comme vous l’entendez ; je vous
souhaite bien la bonne année.
C’est mon reFrain quand on me pousse à bout
par des raisons qui ne méritent aucune réponse. Depuis ce moment nos rapports
ont été peu agréables ; cependant je suis allé le revoir plusieurs fois avant
le retour de sa femme. Quant à la réponse que je fis à ma fille, elle était
telle qu’il convenait à mon âge, à ma qualité de père et d’offensé par des insinuations
plus que déplacées et que je crois inutile de relater ici : ma belle-fille,
en mon absence et contre mes observations, se permit de dire à sa cadette combien
son procédé était inconvenant ; ma fille fut sensible à ces reproches, et pendant
un mois entier qu’elle resta encore absente, nous eûmes l’un et l’autre aucune
lettre d’elle. Nous apprîmes seulement par son mari que la vente du mobilier
avait été avantageuse, que tous les créanciers avaient été intégralement payés1,
et qu’après avoir pris pour la propriété toutes les mesures convenables elle
devait se mettre en route pour Paris dans les 1ers jours de 9bre.
J’ai parlé dans la précédente feuille des nouveaux
acquéreurs de l’usine sans donner de détails de la vente ; mais j’ai une petite
observation à faire avant d’en parler.
1 Annexe 28
25 juin 1842
- Il y a bientôt 6 ans que ces mémoires ont
été interrompues puisque le dernier article est sous la date de 9bre 1836 et
j’ai à rendre compte des motifs qui en sont cause.
Les tracasseries que j’éprouvais de la part
de mes enfants, la crainte de perdre l’emploi qui assurait mon existence, celle
non moins pénible de voir ma chère Laure sans avenir, enfin les événements dont
j’ai à rendre compte pendant ces 6 ans, tout cela réuni occasionna chez moi
un bouleversement moral fortement prononcé : à des soufFrances inouïes succéda
bientôt un engourdissement complet de toutes mes facultés qui dura sans presqu’aucune
interruption pendant 5 ans environ. Je sentais par intervalle combien cet état
de marasme était indigne d’un homme qui a cependant sa tête saine ; je formais
la résolution de reprendre cette énergie, cette activité qui forment un des
types de mon caractère, mais c’était vainement ; je retombais malgré moi dans
une inertie complète et le sentiment même de mon intérêt ne pouvait m’en sortir.
Les sages observations de mes enfants, celles si souvent répétées de ma belle-fille
ne pouvaient vaincre cette malheureuse tendance de mon esprit ; j’étais parvenu
à un tel excès d’indifférence que les affections les plus douces, celles que
mon coeur avait toujours tant aimées et auxquelles il était resté fidèle, n’exerçaient
plus sur moi que de fugitives et courtes impressions : la vie, je l’avoue à
ma honte, était un fardeau difficile à porter et, sans les principes religieux
fortement enracinés chez moi, sans la crainte de laisser ma mémoire entachée
d’un acte de lâcheté (car je considère le suicide comme le fait de la faiblesse
ou de la folie) et sans le chagrin que pourraient en ressentir mes enfants,
ma pauvre Laure surtout, il est bien certain que j’aurai attenté à des jours
dont je traînais le joug avec lassitude et dégoût. Cependant cette catalepsie
si bien prononcée devait avoir son terme et au mois de janvier 1842 je pris
la ferme détermination de tout employer pour la vaincre. Je fis quelques voyages
à Nevers et peu de temps après en entrepris un plus long dont je donnerai bientôt
les détails ; mais n’anticipons pas sur les événements. Revenons à la vente
de la fonderie.
Dans le courant de l’été de 1836 l’usine de
Charenton fut vendue à l’audience du Tribunal civil de la Seine à Paris, à Mr
Hamond1, associé de Mr Varaignes, pour la somme de 235.000
f. A l’issue de l’audience, je revins dans mon domicile fort contrarié d’un
dénouement auquel je devais cependant être préparé, mais je me plaisais à regarder
comme encore bien éloigné, vu le peu de succès des enchères qui s’étaient succédées
depuis près de 2 ans.
Le surlendemain de cette vente, je reçus une
signification de l’acquéreur, Mr Charles Hamond (Mr de Varaignes son associé,
n’étant pas adjudicataire ostensible) portant défense de ne permettre l’entrée
de l’usine qu’aux seules personnes munies de son autorisation ; c’était de sa
part un acte de prise de possession. Mr de Varaignes vint peu de jours après,
m’annonça qu’il était conjointement avec son associé Mr Hamond acquéreur de
l’établissement et qu’il l’attendait au 1er jour pour l’organiser
: je priai ce Monsieur de vouloir bien me colloquer dans le personnel de la
nouvelle administration, ce qu’il eut la bonté de me promettre. Mr Hamond arriva
immédiatement, voulut bien me renouveler l’assurance de me conserver que m’avait
donnée son associé, et partit pour l’Angleterre où il resta 6 semaines au bout
desquelles de retour, il s’occupa avec Mr de Varaignes de mettre l’établissement
en actions. Aussitôt qu’une certaine quantité eut été émise, le banquier de
la nouvelle Société Anonyme nommé, on commença les réparations et on monta quelques
ateliers. Je fus chargé de la garde du magasin général et de la comptabilité
provisoirement.
1 Charles Hamond,
ingénieur civil, directeur des Mines du Vigan, ingénieur en chef du canal du
Rhin au Danube, demeurant au Vigan, Gard. En 1848, la construction du chemin
de fer mit un terme à l’activité de la fonderie des Carrières, de Charenton.
10 août 1842
J’ai oublié de mentionner que fort peu de temps
après l’adjudication de l’usine, Mr et Mde Prignet, amis particuliers de Mr
de Varaignes, vinrent s’établir à la fonderie et prirent l’appartement au-dessous
de celui que j’occupais. J’ai encore omis de dire que ma belle-fille se lia
avec cette dame qui lui confia que d’après le conseil de son médecin elle venait
passer quelque temps à la campagne pour rétablir sa santé fort affectée en ce
moment. Cette femme qui a de la ressource dans l’esprit, qui cause bien et a
des manières agréables n’eut pas de peine à captiver les bonnes grâces de ma
fille qui n’a jamais su résister aux prévenances dont elle est l’objet. Le mari
de cette dame, homme fort ordinaire sous tous les rapports, son très humble
serviteur, jouissait de peu de considération : il avait perdu, je ne sais comment,
un emploi bien inférieur dans la compagnie chargée à Sain de la distribution
des eaux et dans l’espoir d’en obtenir un dans la nouvelle société qui allait
se former, il vint se fixer dans l’établissement. Il eut l’air pendant quelque
temps de ne prendre à tout ce qui se passait qu’un intérêt bien secondaire,
mais on verra plus tard qu’il avait cherché à supplanter quelqu’un.
Cependant le nombre des ouvriers augmentait
et l’usine commençait à s’animer : quelques commandes pour des chemins de fer
et pour la passerelle de l’Ile Saint-Louis à Paris donnèrent de l’occupation,
mais ces travaux ne furent pas de longue durée.
Nous vivions ma belle-fille et moi dans une
espèce de sécurité que tout semblait autoriser ; je paraissais jouir de la confiance
de Mr Hamond et de Mr de Varaignes ; il y eut un dîner d’apparat chez ces M.M.
Nous y fûmes invités ma belle-fille et moi, et nous n’eûmes qu’à nous louer
des attentions des maîtres de la maison. Mr Hamond avait à cette époque Mde
sa sœur et son mari, officier de marine anglaise, 2 types parfaits de leur nationalité.
Mr et Mde Prignet se trouvèrent à cette réunion qui se prolongea fort avant
dans la soirée ; et nos Messieurs accompagnèrent les dames jusqu’à leur logement.
Cependant les dépenses de réparations devinrent
exigibles et les actions, à ce que j’appris, se plaçaient difficilement : la
paye des ouvriers avait lieu chaque quinzaine et comme j’en étais chargé, je
pus m’apercevoir plusieurs fois de l’embarras qu’on éprouvait à se procurer
les fonds nécessaires. De plus un des principaux actionnaires, celui qui se
mêlait de tous les détails administratifs et financiers, qui paraissait régulièrement
tous les jours à l’établissement, tout d’un coup ne s’y présenta plus. On apprit
qu’il avait abandonné l’affaire ; alors Mr de Varaignes qui était dans des rapports
peu agréables avec cet actionnaire et qui depuis sa gestion ostensible, s’était
mis à l’écart, reparût et une organisation nouvelle fut faite ; nous étions
alors au mois de février 1837.
Mr Hamond fut nommé directeur de l’établissement
par les actionnaires : ceux-ci lui adjoignirent un agent général chargé de l’inspection
des travaux et de la comptabilité ; un contre-maître actif et intelligent fut
mis à la tête des ouvriers ; les autres employés de l’usine tels que concierge,
Marquet, et surveillants de nuit furent changés ; Mr Prignet prit ma place de
garde-magasin et je restai chargé de l’appel des ouvriers aux heures de la journée
fixées pour leurs entrées, comme aussi de leur surveillance pendant les travaux,
de la réception des matériaux de construction et des charbons nécessaires à
l’exploitation.
14 août 1842
- Les choses demeurèrent en cet état jusqu’en
avril 1837 ; mais je crus m’apercevoir que quelqu’un m’avait desservi auprès
des chefs ; je ne trouvais plus dans leurs procédés envers moi ces égards dont
j’avais été entouré jusqu’alors. Enfin sur la fin du mois d’avril, un soir que
nous causions tranquillement ma belle-fille et moi avec Mr Marion qui était
venu nous voir, Mr Hamond me fit prévenir de vouloir bien me rendre chez Mr
l’agent général où il se trouvait en ce moment : je me doutais sur le champ
du motif de cette invitation. Mr Hamond, après quelques préliminaires assez
maladroits, me dit que la compagnie avait décidé que à dater du 1er mai prochain
je ne ferais plus partie du personnel de l’établissement, mais que pour m’indemniser
d’une aussi prompte suppression, mon traitement de ce mois de mai me serait
alloué comme si j’étais présent, que d’ailleurs je pouvais conserver mon logement,
jusqu’au moment où j’aurai pu me caser définitivement. je fus d’abord atterré
d’une pareille décision, mais reprenant bientôt courage, je demandai à ces Messieurs
quelle pouvait être la raison de mon renvoi ; après quelques tergiversations
qui se conçoivent parfaitement, Mr l’agent général insinua que j’avais dans
plusieurs circonstances pris un peu chaudement les intérêts de l’ancienne administration
; une fois ce motif mis en évidence, Mr Hamond rompit le silence qu’il avait
gardé quelques instants, et avec cette amère ironie si ordinaire aux Anglais
quand ils peuvent humilier leurs subordonnés, et surtout un Français, il ajouta
:
-Je ne mets pas en doute Monsieur que M.M. les
syndics ne s’empressent de vous confier quelqu’emploi pour vous dédommager de
celui que vous perdez aujourd’hui : ils le doivent en reconnaissance du zèle
que vous avez mis à défendre leurs intérêts.
-Si c’est là, Messieurs, répliquai-je, la raison
de mon renvoi, je la considère comme honorable et désire que M.M. vos employés
tiennent envers vous la même conduite.
Après ce peu de paroles, je me retirai et rentrai
auprès de ma belle-fille à qui, tout ému, je racontai ce qui venait de se passer
; Laure jeta feu et flamme, s’emporta contre ce qu’elle appelait une injustice
des plus criantes, et après s’être un peu calmée me dit :
-Je descends chez nos voisins, Madame a de l’influence
sur Mr de Varaignes, je vais la prier de lui mander ce qui se passe et de l’intéresser
en notre faveur.
En vain je lui représentai que bien sûrement
cette détermination n’avait pas été prise sans le concours de ces Messieurs
; elle ne tint compte de mes observations et se rendit chez Mr et Mde Prignet
qui jouèrent tous les 2 à merveille l’étonnement et promirent tout ce que ma
belle-fille leur demanda. Mais j’attendais peu de ces démarches ; je croyais
avoir in petto la conviction que ces époux s’étaient fait un malin plaisir de
nous tromper sur leurs véritables intentions, que cette santé altérée qui avait
besoin de l’air de la campagne n’était qu’un prétexte pour colorer leur but
de se caser dans la nouvelle administration et que pour y parvenir ils comptaient
beaucoup sur la protection de Mr de Varaignes qui après diverses fluctuations
redevenait aujourd’hui un des principaux chefs de l’entreprise.
Il me restait à faire part à mes enfants de
la signification qui venait de m’être faite et c’est ce qui me contrariait fort
; en voici la raison :
Ma fille, comme je l’ai dit plus haut, revint
à Paris dans la 1ère quinzaine de 9bre et peu de temps après nous rendit une
visite à sa soeur et à moi, accompagnée de son mari. Dans le 1er moment sa conversation
fut languissante, nous étions tous 4 sur les épines, dans la crainte d’un éclat
que chacun présentait. Enfin, on entama la discussion, elle fut des plus vives
et allait dégénérer en dispute quand je crus devoir intervenir et engager ma
fille et ma belle-fille à plus de modération ; après quelques paroles acerbes,
on se sépara et j’accompagnais mes enfants jusqu’à la voiture qu’ils devaient
prendre pour retourner à Paris ; dans le trajet ma fille, échauffée sans doute
par la conversation qu’elle venait d’avoir avec sa soeur, me reprocha dans des
termes fort durs ma prédilection pour Laure, que ce n’était pas en cette circonstance
seule qu’elle s’en était aperçue, etc., etc. ; j’opposai à ces propos plus que
déplacés le seul langage qui convint ; et au moment où les époux montèrent en
voiture, je crus m’apercevoir qu’ils étaient honteux de leurs procédés et surpris
de ma modération ; cet incident n’eut pas d’autre suite et nos relations de
famille n’en furent pas interrompues.
J’eus de la peine en rentrant à calmer ma belle-fille,
car son exaspération redoubla quand je lui racontai la scène que sa soeur s’était
permise avec moi ; nous finîmes par convenir que dans le principe ces dames
auraient dû agir avec moins d’emportement : Laure elle-même n’était pas sous
ce rapport exempte de reproches ; elle avait adressé à son beau-îère des représentations
assez justes, mais sur un ton qu’elle ne sait pas adoucir quand l’irritation
s’empare d’elle ; celui-ci avec son ton doctoral et pincé, avait répliqué aigrement
; et de là les propos désagréables qui s’étaient croisés et renvoyés pendant
quelques instants.
15 août 1842
Nous tachâmes d’oublier les pénibles impressions
de cette visite et, nous repliant sur nous-mêmes, nous resserrâmes plus fortement
encore les liens qui nous unissent ; nous mîmes dans nos relations intimes cette
aménité, cet oubli de soi-même qui peuvent alléger le fardeau des peines de
la vie, et jusqu’au moment de notre séparation elles restèrent toujours aussi
agréables pour l’un et pour l’autre. Ma belle-fille dont la société est pleine
de ressources, qui sait avec un tact parfait prendre et varier tous les tons,
est d’une amabilité rare, et certes, dans son intérieur, je ne pense pas qu’il
soit possible de rencontrer une femme plus aimable. Je n’avais pour répondre
à ses prévenances flatteuses, à ses soins constants et délicats, à lui ofîir
que le dévouement le plus complet, un empressement à l’entourer de toute l’affection
qu’elle mérite, car, je me rends pleine justice, je suis loin d’avoir ce brillant
de la conversation, cette aisance de manières que j’aurais pu peut-être acquérir
dans la haute société que je n’ai jamais îéquentée. Au surplus cette vie intime
avec une femme agréable, que j’avais passionnément aimée, dont peut-être intérieurement
je regrettais la possession, était aussi pure et aussi ascétique qu’il soit
possible : nous goûtions sans arrière-pensée la douceur et les charmes de notre
réunion sans nous permettre la moindre réminiscence de plaisirs plus vifs sans
doute, mais qui souvent sont accompagnés de contrariétés et de regrets bien
cuisants.
Cette position qui, malgré le modeste état de
nos finances, nous paraissait si douce, avait cependant comme toute autre ses
inconvénients ; ma belle-fille sentait parfaitement qu’elle ne pouvait se prolonger
; elle partageait avec cette noble générosité qui lui est si naturelle les Frais
de notre établissement ; mais les fonds sur lesquels cette dépense était assise
allaient être bientôt épuisés, et comment s’en procurer de nouveaux ? En vain
tous les 2 ou 3 jours faisait-elle seule quelques courses à Paris pour voir
ses connaissances, elle rentrait toujours avec de belles promesses sans doute,
mais qui ne se réalisaient jamais. Combien de fois j’ai gémi en voyant cette
pauvre petite, si îêle, si mignonne, rentrer par une nuit sombre, au milieu
des brouillards, de la neige, de la pluie, dans un état à faire pitié ; mais
malgré son tempérament en apparence si délicat, elle supportait parfaitement
toutes les incommodités ; elle est douée d’une force d’âme qui rompt les obstacles,
d’une gaieté qui dans les moments les plus difficiles vous étonne. Oui, je le
répète, je le dirai à satiété, car c’est mon intime conviction, je ne connais
pas de femme qui réunisse plus de qualités pour fixer un homme sensible et appréciateur
du vrai mérite. Si ma bonne Laure avait été favorisée d’un physique plus avantageux,
quelle destinée pouvait lui être réservée! Mais chut! Peut-être ces dons de
l’esprit et du coeur auraient été gâtés par ceux de la nature! En somme j’aime
en elle tout ce qui dans le monde lui attire des hommages, des prévenances,
et dans le tête-à-tête, jusqu’à cette expression de physionomie mutine et spirituelle,
jusqu’à cette petite taille, ces petits pieds, cette petite main qui la rendent
vraiment, quand elle veut faire valoir ces avantages, on ne peut plus attrayante.
Laure (soit dit entre nous) a eu une jeunesse orageuse, les passions à 18 ans
ont commencé à tourmenter cette existence si agitée pendant de longues années
; elle eut de nombreuses conquêtes ; l’inexpérience d’abord, puis une sensibilité
poussée à l’extrême la précipitèrent dans des erreurs graves qui compromirent
sa réputation ; mais elle les a rachetées par tant de dévouement, par tant de
sacrifices à sa famille, par tant de peines secrètes, qu’on ne peut être sévère
à son égard.
Mais il est temps de revenir à l’époque funeste
où nous devions ma belle-fille et moi nous occuper d’une séparation qui était
indispensable. Après bien des promesses qui n’aboutirent à rien, une dame qui
déjà avait été pour Laure une protectrice dévouée, l’engagea à aller passer
auprès d’elle quelques mois à la campagne, et lui fit espérer que dans l’intervalle
on pourrait lui procurer un emploi convenable.
16 août 1842
Ma belle fille me fit part de cette ofîe généreuse
; je l’engageai à ne pas la refuser ; elle sentait toute l’opportunité dans
la circonstance où nous nous trouvions, et se décida à l’accepter. En conséquence,
elle fit ses dispositions et me quitta la 1ère semaine de mai. Ce départ nous
fut extrêmement pénible à tous 2 : malgré l’espoir de nous revoir, il avait
quelque chose de sinistre, l’un de nous obligé d’accepter l’hospitalité dans
une maison amie à la vérité, et l’autre encore lancé une fois dans le vaste
champ des incertitudes sur son existence et sa position sociale.
J’avais fait part à ma fille et à mon gendre
de la décision de M.M. les chefs de l’usine à mon égard ; ils furent en cette
circonstance parfaits avec moi ; ils s’occupèrent d’abord de me trouver un appartement
assez près du leur pour me donner ces soins journaliers dont ne peut se passer
un homme isolé ; ils le garnirent d’un mobilier convenable ; ma fille vint m’aider
à faire mon déménagement et toutes mes dispositions prises je fis à Mr Hamond
une visite d’adieu et m’acheminai avec une voiture chargée de mes effets vers
la capitale où j’entrai le 15 mai. Aussitôt installé dans mon nouveau domicile,
je cherchai avec mes enfants à utiliser mon loisir et après bien des courses
inîuctueuses je me décidai à un genre de travail qui ne me convenait sous aucun
rapport. Je pris des copies à faire de mémoires de vitrerie, peinture, etc.
qui me furent confiés sous la responsabilité d’un architecte, ami de mon gendre.
je dois à Mr Delaistre, aujourd’hui entrepreneur de maçonnerie très en réputation
et fort occupé, des remerciements pour la constante complaisance avec laquelle
il m’initia dans les secrets de cette opération ; mais j’étais tellement étranger
aux abréviations et aux mots techniques de cette profession que j’avançais peu
dans cet ouvrage et par conséquent mon bénéfice était des plus minimes.
J’ai oublié de mentionner qu’à cette époque
ma belle-fille à la suite de quelques démêlés assez vifs avec mon gendre se
brouilla entièrement avec lui et cessa de voir sa soeur.
Pendant les 3 mois que je restai à Paris, nous
ne passions pas ma belle-fille et moi une semaine sans nous voir au moins 2
fois ; j’allais le plus souvent chez Mde Récamier la trouver dans l’appartement
qu’elle occupait chez cette excellente dame, et à son tour Laure venait à paris
pour me visiter. Nous cherchions à nous consoler mutuellement de tous les inconvénients
de nos positions respectives ; la mienne était la plus pénible et la plus précaire.
Ma belle-fille, traitée avec les plus grands égards par Mde Récamier, vivait
en une certaine intimité avec quelques commensaux de cette dame, personnages
de mérite et remplis pour elle de prévenances. Tous les jours elle prenait le
thé avec Mr de Châteaubriant, ce Nestor de notre littérature, Mr Ballanche,
aujourd’hui académicien, auteur profond, Mr Jules Pasquier, directeur général
des Tabacs, îère de Monsieur le Chancelier, Mr Lenormand, professeur au Collège
de France, et tutti quanti dont les noms m’échappent ; Laure qui est douée d’un
esprit vif et pénétrant acquit dans cette société des connaissances positives,
elle en prit le type et plus tard en recueillit tous les îuits.
Cependant ma position s’améliora au moment ou
j’étais sur le point de perdre toute espérance.
Mr de Chazelles qui visitait quelques fois mes
enfants, leur parla un jour d’un régisseur qui faisait ses affaires à la ferme
qu’il avait aux environs de Paris et qui, décidé à se retirer dans une petite
propriété qu’il avait sur la route d’Orléans, demandait à être remplacé ; Mr
de Chazelles proposa cet emploi pour moi, mes enfants acceptent incontinent
et viennent m’en parler ; certes rien ne pouvait arriver plus à propos ; cependant
j’objectai que n’ayant pas la oindre connaissance en agriculture je craignais
de commettre beaucoup d’erreur. Je vis peu de jours après Mr de Chazelles qui
me demanda ce que j’avais décidé : je lui soumis mes observations et mes craintes,
il me rassura complètement et me fit espérer qu’avant peu, sous sa direction,
j’acquerrais par la pratique ce qu’il me manquait. Il fut donc décidé qu’à son
1er voyage qui devait avoir lieu sous peu de jours, il m’emmènerait avec lui.
Effectivement le 17 août 1837, nous partîmes ensemble pour la ferme dite du
Vert Galant à Vaujours [1, rue Fénelon], Seine et Oise, distante de 5 lieues
et 1/2 de Paris, et le même jour je fus installé dans les fonctions de régisseur
de la terre de Vaujours.
La ferme du Vert Galant est à cheval sur la
route de Paris à Metz ; ses bâtiments construits avec solidité et élégance présentent
un carré long d’une grande étendue ; à droite sont les écuries, des granges
spacieuses, à gauche des étables pour 800 moutons au moins, un logement vaste
pour le fermier, à l’étage supérieur des greniers règnent dans tout le pourtour,
des hangars voûtés sont pratiqués sous les greniers de droite ; un puits d’une
excellente eau est en face de la cuisine ; 2 grandes portes cochères donnent
accès l’une sur la route royale et l’autre sur les champs. La vue de cet immense
édifice, le mouvement des hommes, des chevaux employés à cette exploitation
me donna une grande idée des ressources de cet établissement. En effet, les
terres, prés et bois y sont de bonne nature et d’un grand produit : les denrées
s’y vendent avantageusement et se placent avec une facilité inconcevable.
17 août 1842
Je pris le jour même le service du régisseur
en exercice et fut comme lui chargé de la distribution des fourrages, de la
comptabilité, de la caisse et de l’inspection générale des granges. Ces diverses
fonctions absorbèrent d’abord tous mes moments, attendu que je n’allais qu’en
tâtonnant les 1ers jours et demandant à chaque instant des renseignements soit
à Mr de Chazelles, soit à mon prédécesseur qui venait chaque jour à la ferme
pour me rompre à ce travail. Je pris à coeur ce nouveau genre de vie et voulus
Franchement justifier la confiance de mon patron. Je crus y avoir réussi, car,
sans me donner le moindre éloge, je pus inférer de nos conversations journalières
que mes efforts pour convenablement remplir ma tâche étaient appréciés. Je dois
dire ici quelques mots de Mr de Chazelles.
Il y a bien des années que je connais Mr de
Chazelles ; il était en 1810 camarade de collège de mon fils à la pension dirigée
par Mr l’abbé Clément, établie au village de Saint-Rambert près Lyon. Ce jeune
homme, alors, fit d’assez bonnes études et depuis il a beaucoup étudié, beaucoup
lu et surtout beaucoup retenu. Quelque matière que vous traitiez devant lui,
il n’y est point étranger ; il a une imagination vive, une conception puissante,
un jugement sain, une élocution facile et élégante, un style des plus agréables,
on y désirerait peut-être un peu plus de concision : dans un salon il parait
avec avantage, il est empressé et galant auprès des dames (j’ai ouï dire à plusieurs
qu’elles se méfiaient de son langage doucereux et parfois emphatique) et brille
par ses réparties et les anecdotes qu’il narre avec un charme indéfinissable.
Mr de Chazelles joint à ces dons de la nature perfectionnés par l’éducation
et l’usage du grand monde les talents d’amateur en musique, dessin, peinture
même. Sa figure est bien, son oeil expressif, sa taille un peu guindée et gênée
dans la grande toilette. Il affecte parfois des principes religieux très prononcés
; je ne pourrais dire si ses actes y répondent ; tout ce que je crains pour
lui c’est que le public n’y ait pas une confiance entière. Du reste, il est
homme d’honneur, je l’ai pu juger dans plusieurs circonstances ; si la calomnie
s’est attachée à lui sur sa conduite à Saint-Étienne où il était chef d’une
maison de rubanerie, j’aime à croire qu’il n’y a pas donné prise. Dans ses rapports
avec ses subordonnés il met souvent de l’emportement, mais si quelqu’injustice
a pu lui échapper, il sait noblement la réparer. Affable avec ses égaux, il
ne conserve peut-être pas toujours sa dignité avec ceux qui sont au-dessus de
lui par leur position sociale. Le fonds de son caractère est la bonté : pendant
5 ans de résidence auprès de lui, je ne l’ai pas vu une seule fois refuser des
secours à un malheureux, des conseils à celui qui en réclamait ; et ce qui le
peinait le plus, c’était de ne pouvoir quelques fois accorder ce qu’on lui demandait.
Je le dis dans toute la sincérité de mon âme, cet homme, s’il avait de l’ambition
aujourd’hui que sa fortune est assise sur une base inébranlable, je crois, pourrait
parvenir à tout, mais ce qui, dans les circonstances présentes y mettrait obstacle
c’est son opinion politique. Il est donc bien vrai que les hommes supérieurs
ont des faiblesses et (entre nous) je puis parler de celles que j’ai remarqué
en lui. Je ne sais où il a pu se figurer que Mr Dechazelles, son père (qui se
signe je l’ai ouï dire ainsi que lui-même le faisait encore en 1817, ainsi que
je viens d’écrire son nom), négociant en dorures, établi sur la place des Terreaux
à Lyon avant 1789, est d’extraction noble et même titrée puisque depuis 5 ans
lui s’est adjugé le titre et les armes de Vicomte. J’avoue que lorsqu’en 1839
il m’enjoignit dans sa correspondance de lui donner ce titre que sa famille,
me mandait-il, avait voulu ressusciter en lui d’après de vieux parchemins exhumés
je ne sais d’où, ma surprise fut extrême ; mais je crus en démêler le vrai motif
(outre celui de la vanité qui ici n’est pas absolument étrangère) qui était
celui d’arriver à un grand mariage et dans la noblesse ancienne. Son acquisition
de Vaujours l’a mis en relations avec de grandes maisons à Paris, il a cultivé
ces connaissances, s’est même rendu utile dans quelques circonstances, de là
quelques éclairs de gratitude qui ont resserré les liens, qui ont amené l’intimité
dans quelques familles au point que je l’ai entendu me dire un jour dans une
effusion confidentielle :
-Ces gens-là me regardent et me traitent comme
un des leurs, je suis initié.
Je serais tenté, moi, d’élever à ce sujet quelques
doutes, mais je n’irai pas plus loin. . .
Enfin ces considérations, d’autres qui ne sont
pas à ma connaissance, ont maintenu dans Mr de Chazelles la velléité bien prononcée
de faire partie intégrante de la vieille noblesse, de parler de ses aïeux dont
l’un, assure-t-il, était auprès de Charles X en grande faveur, et de vouloir
persuader ceux qui connaissent lui et sa famille depuis 30 ans qu’ils sont nobles,
très noble. Je sais que ce sont là des puérilités, des taches imperceptibles
dans un individu auxquelles il ne faut pas faire attention ; mais je désirerais
moins de jactance, plus de modestie dans celui que toute une grande ville connaît
ainsi que sa famille et qui, je crois, est dans l’erreur la plus complète en
prétendant appartenir à la caste ci-devant privilégiée. Je suis loin de penser
que les anciens titres accordés aux nobles maisons ne méritent pas la vénération
publique, je crois même que les nouveaux accordés par les divers gouvernements
depuis 50 ans sont honorables quand ils sont ainsi que les 1ers portés par des
personnages respectables qui les ont acquis par des services rendus à l’Etat,
mais je fais et l’on doit faire peu de cas de ceux qui dans les 2 catégories
ne les doivent qu’au mérite de leurs prédécesseurs.
18 août 1842
Mais cette digression est peut-être déjà trop
longue, et je reprends ma narration au moment de mon entrée à la ferme de Vaujours.
Je commençais à me plier aux exigences de ma
position ; elle avait sans doute ses désagréments comme toute autre, je les
supportais avec patience et résignation. Mais voici de nouvelles tribulations
qui m’arrivent de ceux de la part desquels je devais le moins en appréhender.
Mon gendre et ma fille avec le cher Jules firent
un nouveaux voyage à Trévoux, et après bien des tergiversations dont le détail
serait insignifiant ils trouvèrent un acquéreur du domaine vignoble de Chante-Grillet
qui par acte notarié1 en donna 38.000 f. On préleva sur cette somme celle nécessaire
à liquider les créances hypothécaires, et quant à ce qui me regardait personnellement,
l’avoué Laforest de Trévoux qui avait exercé des poursuites plus qu’inconvenantes,
fut satisfait2.
Lorsque mes enfants furent de retour à Paris,
ils m’engagèrent en termes peu obligeants de leur fournir un état de la gestion
de la tutelle de ma fille3 ; j’avoue que j’y mis peu d’empressement ; alors
ils pressèrent de nouveau par l’intermédiaire de Mr de Chazelles à qui je confiai
les pièces qui devaient établir de compte que mes enfants me proposèrent de
faire dresser par leur notaire : j’acceptai et l’homme de loi procéda.
Il y avait dans cette affaire une complication
d’intérêts assez difficile à concilier : ma fille avait sur la propriété vendue
une hypothèque légale pour ses droits, ma belle-fille en avait une également
de peu postérieure pour une somme de 8.000 et quelques 100 f. ; il était à craindre
que les tribunaux ne fussent saisis des questions délicates que pouvaient faire
naître les prétentions des 2 sœurs : dans leur intérêt bien entendu, dans le
mien même nous devions tous pencher pour une transaction ; c’est ce qui eut
lieu et d’après ses stipulations il fut arrêté en définitive que ma belle-fille
faisait donation à son neveu Jules Roulliet d’un capital de 6.000 f. dont l’intérêt
annuel et viager lui serait payé à raison de 6 3/4 % ou environ, ce qui constituait
à son profit une rente de 400 f. Comme j’avais de mon côté des répétitions à
faire, il fut par le même acte convenu que ma belle-fille me faisait cession,
ma vie durant, de cette pension de 400 f. qui après moi lui reviendrait. Ma
belle-fille absente à cette époque, comme je vais le dire bientôt, fut représentée
dans cet acte par Mr de Chazelles, son mandataire spécial4.
Cette transaction qu’on sollicita avec insistance
auprès de moi, ne me satisfaisait pas entièrement ; les comptes de tutelle qui
me furent présentés étaient loin d’avoir l’exactitude requise (je les compulsais
légèrement alors ; mais en 1842 alors que j’ai retrouvé à Paris les papiers
que j’avais laissés chez mes enfants, relatifs à cette affaire et à la succession
de mon père, j’ai acquis la conviction que mes intérêts avaient été lésés, mais
tout était consommé, et se plaindre alors eut été intempestif ; je gardai le
silence) ; j’eus la faiblesse alors de tout signer de guerre las, car une 1ère
fois je refusai net au notaire de ratifier ces actes ; mais enfin pressé de
nouveau par mes enfants et Mr de Chazelles, je signai.
Cet oubli de mes intérêts de la part de Mr et
de Mde Roulliet m’indisposa, je l’avoue, et me jeta dans des réflexions pénibles
sur mon avenir : quel pouvait-il être si je venais à perdre l’emploi que j’occupais
? On avait bien stipulé dans l’un des divers actes que nous signâmes, une clause
qui énonçait qu’en cas de perte de mon emploi mes enfants augmenteraient la
pension ; mais ce chifîe d’augmentation était laissé à leur discrétion ; et
Franchement, je devais en espérer peu d’après un incident qui m’est échappé
et que je dois relater.
Au moment d’apposer nos signatures, mon gendre,
avec ce ton insinuant qu’il sait prendre, me demanda si je ne pouvais pas dans
ma position actuelle, n’ayant d’autre dépense que celle de mon entretien, me
contenter de 300 f. au lieu des 400 que m’allouait la transaction ; je lui répondis
sèchement que sa proposition était plus qu’inconvenante et que je m’y refusais
complètement ; le notaire qui prit connaissance de ce qui venait de se passer
entre nous (je lui rends cette justice), fit sentir qu’elle n’était pas admissible.
Mon gendre en fut pour quelques belles phrases et les choses restèrent comme
on les avait arrêtées.
J’ai laissé ma belle-fille chez la bonne et
aimable Mde Récamier où j’allais la voir îéquemment pendant mon séjour à Paris.
Lorsque je fus installé à Vaujours, nous nous vîmes plus rarement, et alors
la correspondance reprit son cours ordinaire.
Cependant la brouillerie qui existait entre
les 2 sœurs paraissait être loin de toucher à son terme : Aline, je crois, en
était contrariée et désirait in petto renouer avec Laure ; mais le cher Amaranthe
est rancunier et mettait, je l’ai toujours pensé, obstacle à une réunion que
je hâtais de tous mes vœux. Un jour que ma fille, mon gendre, mon petit-fils
étaient venus me voir avec 2 de leurs amies, ma belle-fille arriva à l’improviste
: l’entrevue de mes filles devait être et fut îoid ; l’une voulait conserver
son droit d’aînesse en ne faisant aucune avance, l’autre était combattue entre
son amour propre, les conseils de son seigneur et maître et son amitié pour
sa soeur ; enfin on finit par causer comme si l’intimité n’était pas altérée,
et les étrangers ne purent pas, je présume, s’apercevoir du reîoidissement
qui existait. Comme les amies de ma fille partaient pour se rendre à Paris,
ma fille insista pour les retenir, et ces dames ne pouvant se décider à passer
la nuit auprès de nous, j’espérais que Laure serait engagée par sa soeur à nous
rester ; celle-ci, piquée de ce procédé, partit les larmes aux yeux et la désunion
fut plus sérieuse que jamais.
Ma fille est bien éloignée de cette sensibilité
qui est poussée peut-être à l’extrême chez ma belle-fille : Aline a un caractère
îoid, parfois repoussant au 1er abord quand surtout elle éprouve quelque contrariété
; Laure au contraire est d’une prévenance de tous les instants, accueillante
au dernier point, saisissant toutes les occasions d’être agréable dans la société
qu’elle charme par son esprit, ses saillies, son ton parfait et un tact inouï
des convenances. Mais ce qui surtout m’a toujours charmé en elle, c’est son
bonheur à vous causer d’agréables surprises ; plusieurs fois à Vaujours elle
est venue me voir sans être attendue ; Dieu sait avec quel plaisir je l’y recevais
: je me rappellerai toujours qu’une fois entr’autre elle manqua la voiture de
Paris, elle court pour la rejoindre sur la route, ne peut y parvenir, et sans
se rebuter, ayant l’idée fixe de me voir, elle marche et la pauvre petite arrive
exténuée de fatigue, les pieds contusionnés, trempée de sueur, dans un état
enfin digne de pitié. Bonne Laure, quel coeur peut être comparé au tien ? ?
?
1 Raffin-Trévoux-25
septembre 1837. Acheteur : Auguste Louis Hubert Dupuy.
2 Annexe 32.
3 Dessaignes-Paris-7
février, 10 et 25 avril 1838. Annexe 31.
4 Dessaignes-Paris-28
janvier 1838.
19 août 1842
Cependant le prince Soutzo qui était ambassadeur
auprès de la cour de Russie fut désigné pour représenter son gouvernement auprès
de celle de Saint-James et se mit de suite en route pour se rendre à son nouveau
poste. Les jeunes princesses qui avaient conservé d’intimes relations avec ma
belle-fille pendant leur séjour à Saint-Pétersbourg lui mandèrent qu’elles devaient
sous peu arriver à Paris où elles séjourneraient jusqu’à l’installation définitive
du prince à Londres. Ma belle-fille me fit part de cet événement que je regardais
comme très heureux pour elle, parce que la jeune personne qui l’avait remplacée
s’étant mariée en Russie, elle pouvait croire qu’on lui proposerait de reprendre
son poste si elle ne répugnait pas de les suivre en Angleterre. Ce que nous
avions prévu arriva en effet, et dès le 1er instant de son arrivée
à Paris, la princesse sonda ma belle-fille qui accepta sans hésiter sa réintégration
dans la famille : on lui donna à entrevoir que le prince avait depuis quelque
temps le projet de renoncer à la diplomatie et de se retirer en Grèce pour y
soigner ses intérêts compromis gravement par les sacrifices énormes que nécessitait
sa représentation dans les principales cours d’Europe, et qu’en conséquence
il fallait que ma belle-fille se résignât un peu plus tôt, un peu plus tard
à aller avec la famille en Grèce. Laure me fit part des confidences qu’elle
avait reçues : ce voyage d’outremer en perspective fut loin, comme on le pense,
de me sourire, mais comme il apparaissait dans un avenir éloigné nous n’y attachâmes
pas une grande importance.
Je faisais depuis longtemps des instances auprès
de mes enfants pour une réconciliation entre les 2 sœurs ; je ne puis aujourd’hui
me rappeler si elle est due à mes efforts ou à une circonstance fortuite : tant
il est que nous nous trouvâmes réunis de bonne amitié chez les époux peu après
le retour de la famille Soutzo à Paris ; mais j’y pense à présent, c’est aux
jeunes princesses qu’est due cette cessation de mésintelligence. Amaranthe en
cette circonstance manqua d’égards ou de tact et peut-être de tous 2 ensemble
; voici à quelle occasion. Nous dînions chez lui et au dessert il dit avec un
petit ton léger :
-Il y a bien longtemps Mr Noël que nous n’avons
été tous réunis.
Je regardai Laure et fus sur le point de répondre
quelque malice, mais je me contins et mis la conversation sur un autre sujet
; en reconduisant ma belle-fille nous nous entretînmes de cette observation
de son beau-îère qui était plus qu’inconvenante. Quand on n’a pas reçu une
éducation bien solide, qu’on a îéquenté des sociétés où le bon ton n’est pas
dominant, et surtout qu’on est pétri d’amour-propre, on peut et on doit faire
et dire bien des sottises : les gens graves et qui se respectent ne les relèvent
jamais, mais leur silence expressif doit faire rougir ceux qui se les sont permises.
20 août 1842
Cependant le prince reconnu à Londres en qualité
d’ambassadeur du royaume de Grèce près la reine régnante d’Angleterre, avec
son fils aîné le prince Jean comme secrétaire de légation, et ayant foré sa
maison, manda à la princesse qu’elle vint avec ses enfants le rejoindre : cette
famille était alors composée du prince Jean dont je viens de parler, du prince
Grégoire, du prince. . . et d’un jeune homme portant nom Constantin en pension
au collège de Henri IV à Paris, de la princesse Hélène, des jeunes élèves de
ma belle-fille, dont l’une s’appelait Marie et l’autre Ralou ; je ne me permettrai
pas de tracer les portraits de ces 6 personnages ; je me bornerai à dire que
tous avaient des qualités éminentes, cultivées par une excellente éducation
et que le prince et la princesse doivent aujourd’hui recueillir le îuit de
leurs efforts et de leurs sacrifices par les positions avantageuses de ces chers
enfants. Je me permettrai cependant de dire quelques mots sur les 3 jeunes personnes
dont les 2 cadettes avaient été confiées aux soins de ma belle-fille.
La princesse Hélène est une belle et jolie personne
: elle a de la grâce dans le maintien, une rare affabilité et un son de voix
qui doit, à ses attraits, lui soumettre bien des cœurs au moment ou j’écris,
j’allais oublier de dire qu’elle venait dans un voyage de la famille à Athènes
dont je ne puis préciser la date, d’être mariée à un jeune Grec son cousin germain,
parcourant la carrière de la diplomatie et fixé au siège du gouvernement grec.
Je ne le connais point, mais j’ai entendu dire de lui qu’il est digne de l’épouse
qu’il a obtenue. Certes le prince aurait pu trouver des partis peut-être sous
les rapports sociaux plus avantageux, mais il entre dans ses vues de ne faire
épouser à ses demoiselles que des nationaux.
La jeune Marie que j’avais connue à Paris avant
son départ pour Saint-Pétersbourg et qui était loin d’annoncer ce qu’elle est
devenue quant à l’extérieur, était de retour à Paris dans un éclat de beauté
vraiment séduisant. Elle joint à ses avantages physiques un esprit vif, un peu
caustique peut-être, mais pétillant de tant de grâces et de charmes qu’elle
est l’ornement d’un cercle : c’est l’enfant gâté de la famille, l’oracle du
prince ; les médisants prétendent que tout grand diplomate qu’il est, cette
aimable brune a sur lui un empire auquel il ne cherche pas même à résister.
Cette éducation fait le plus grand honneur à ma belle-fille, mais la nature
a prodigieusement secondé ses efforts.
La jeune Ralou est à ce moment, dit-on, également
bien partagée des dons de la nature : comme elle est loin d’avoir la même prépondérance
auprès de ses parents que ses 2 aînées, elle a contracté de cette position une
timidité qui lui nuit ; son institutrice lui dénie de grands moyens, mais elle
rend justice à son excellent coeur. Cette enfant qui éprouve souvent des tracasseries
peu méritées, par cela même inspire à ma belle-fille un tendre intérêt, et dans
plusieurs circonstances elle l’a défendue d’injustes accusations avec une chaleur
d’âme qui l’honore.
Dans le mois de janvier 1838 la princesse et
sa famille quittèrent Paris pour se rendre à Calais et y passer la Manche. J’étais
à cette époque à Vaujours et sollicitai un petit congé pour aller faire mes
adieux à ma belle-fille. Ce voyage nous causa à tous les 2 une peine qui peut
facilement se comprendre : la distance qui allait nous déparer était peu de
chose, mais enfin nous ne pouvions pas espérer de nous voir et ce trajet de
mer était un pronostic à peu près certain dans un temps donné d’un immense voyage
qui était arrêté déjà dans les volontés du prince. Ma belle-fille et moi pendant
les 2 jours que je passai auprès d’elle, distraite par les préparatifs du voyage,
n’eûmes que peu d’instants la liberté de nous entretenir, mais au moment du
départ nos peines furent poignantes : je vis avec douleur s’éloigner une voiture
qui emportait la moitié de moi-même. Ma fille et son cher Jules étaient avec
moi lorsque ma belle-fille monta dans la diligence qui devait la conduire à
Calais.
La traversée de la Manche fut heureuse ; nous
reçûmes des nouvelles satisfaisantes de Laure et à notre grande satisfaction
elle nous écrivit à sa soeur et à moi îéquemment.
Cependant Mr de Chazelles après quelques réparations
à la ferme de Vaujours, s’occupa de la vendre pour acheter entre Paris et Lyon
une terre dont on lui avait parlé avec avantage ; un agronome de la Lorraine,
élève de Mr de Dombasle, vint voir la propriété, Mr de Chazelles était absent
; je lui fis voir les bâtiments de la ferme et le fis accompagner dans les champs
par le garde-chasse. Ce Monsieur, malgré quelques observations peu adroites,
me parut enthousiasmé de la position et de la bonté des terres, de la solidité
et du grandiose des bâtiments, des avantages pour l’écoulement des denrées que
donnait la proximité de la capitale et celle de la route superbe qui y conduisait
; je fis de mon mieux valoir des circonstances réunies et n’eus pas de peine
à le persuader : mais le prix lui parut excessif au 1er instant ;
cependant il me pria en me quittant de mander à Mr de Chazelles que dans la
quinzaine il reviendrait dans l’espérance qu’il serait plus traitable. Il fut
exact et à son 2d voyage s’aboucha avec Mr de Chazelles par l’entremise
d’un agent d’affaires de Paris qui ne manquait pas de finesse et d’entente de
ces opérations. Enfin, après bien des pourparlers, bien des discussions assez
vives parfois et qui furent sur le point de prendre un caractère de rupture
décidée, la vente fut conclue et signée. D’après certaines clauses, Mr Le Bachellé
devait entrer en jouissance de la ferme et de ses dépendances au 24 juin 1838
: il lui était accordé la faculté de venir avec ses chevaux et une partie de
son domestique se fixer dans un local dépendant de la ferme plusieurs mois avant
sa mise en possession afin de s’occuper de la culture et de l’ensemencement
des terres.
Effectivement dans les derniers jours de janvier
2 charretiers et 6 chevaux de Mr Le Bachellé arrivèrent à la ferme, je leur
assignais les logements convenus et peu de temps après le nouvel acquéreur vint
joindre son monde. J’avais de Mr de Chazelles alors absent, des instructions
sur la manière de recevoir et d’héberger Mr Le Bachellé auxquelles je me conformai
en tout point et je dois croire qu’il ne dut pas être mécontent de mes procédés.
Ce Monsieur a des formes un peu brusques, acerbes, parfois, peu gênantes pour
lui-même ; mais enfin je sais m’accommoder de toutes gens, et malgré son air
de supériorité qui quelques fois me peinait, je ne m’écartai jamais des convenances
sociales et du rôle que j’avais à tenir. Ma belle-fille qui vint un jour quelque
peu avant son départ pour Londres passer 24 h auprès de moi, ne fut pas très
satisfaite du ton et des manières de ce Monsieur, mais aussi elle avait tort
de prétendre à des égards que les campagnards lorrains accordent difficilement
aux dames ; ceci soit dit sans nuire à leur réputation de galanterie.
Cependant Mr de Chazelles revint et m’annonça
qu’il avait terminé avec Mr le marquis de Montgon l’affaire de l’acquisition
de la terre de la Barre1, située dans la commune de Livry, arrondissement
[canton] de Saint-Pierre le Moutier, département de la Nièvre.
J’ai à raconter une aventure plus que désagréable
qui eut lieu à cette époque et dont je me rappelle assez exactement les principaux
détails.
Peu de temps après la vente du château et du
parc de Vaujours à Mrs Jacquet et Bravai, des discussions plus que vives eurent
lieu entr’eux et Mr de Chazelles, et aboutirent à une rupture éclatante. Mr
de Chazelles quitta le château et vint habiter la ferme. Il y eut entre ces
M.M. des propos plus que désobligeants et enfin le papier timbré commença à
circuler.
Mrs Jacquet et Bravai prétendaient que Mr de
Chazelles leur avait livré quelques arpents de moins que ne portait le plan
géométral et qu’ils avaient des répétitions à faire sur cet article. Mr de Chazelles
leur répondait qu’il avait livré ce qui lui avait été cédé par son devancier,
qu’au surplus pour avoir une décision péremptoire il appelait en garantie Mr
de Maistre. Une enquête eut lieu et constata que les choses s’étaient passées
régulièrement.
Mrs les nouveaux acquéreurs étaient en arrière
de leurs payements : Mr de Chazelles mit opposition à la livraison de bois qu’ils
étaient sur le point d’opérer ; cependant plusieurs voitures chargées avaient
été enlevées : un jour on se mit aux aguets et au moment où plusieurs chars
portant des bois de service sortaient de la grille du château en face de la
ferme, le garde particulier de Mr de Chazelles signifie aux charretiers qui
les conduisaient qu’ils eussent à rentrer dans le parc et qu’au nom de la loi
ils étaient soumis de ne pas passer outre. Mr Jacquet se trouve sur les lieux
et accourt avec précipitation ; il entre furieux dans la cuisine de la ferme
où se trouvait Mr de Chazelles avec Daudy alors malade d’une fièvre qui le tenait
fort souvent alité et un journalier batteur de la maison. Ce Monsieur s’avançant
sur Mr de Chazelles, lui adresse les propos les plus insultants et lui porte
à la figure et partout où il peut l’atteindre des coups auxquels Mr de Chazelles
riposte de son mieux en appelant Daudy et le journalier à son secours : ceux-ci
saisissent Mr Jacquet à la gorge et aidés de Mr de chazelles, parviennent à
le pousser près de la porte d’entrée contre un évier sur lequel était établie
une fontaine en plomb pour se laver les mains ; là ils serrent vivement Mr Jacquet,
lui assènent tous 3 de violents coups de poing ; Jeannette, une des domestiques
de la ferme, arrive à cet instant, se joint aux assaillants et tiraille en tous
sens Mr Jacquet pour lui faire lâcher prise ; enfin celui-ci fait un dernier
effort, échappe aux étreintes de ces 4 personnes et fuit en laissant entre leurs
mains sa cravate et sa casquette. Je travaillais dans mon bureau qui était établi
dans une pièce contiguë à la cuisine et, entendant les vociférations épouvantables
de Jeannette, j’accours au moment où la lutte finissait ; je vis Mr Jacquet
penché sur l’évier, recevant les gourmandes de ses 3 antagonistes, je vis Jeannette
se joignant à eux pour défendre son maître, et enfin Mr Jacquet leur échapper,
se sauver précipitamment jusque chez lui et fermer la grille de son parc : il
était dans un désordre extraordinaire, l’oeil enflammé, portant avec rage et
à chaque instant son mouchoir à sa figure pour étancher le sang qui coulait
par ses narines. Mr de Chazelles se plaignit à mes enfants de ce que je ne m’étais
pas mêlé de cette dispute et prétendit que j’aurais dû le défendre d’un furieux
qui venait l’attaquer dans son domicile ; mais ma réponse à ces reproches était
toute simple : il y aurait eu de ma part lâcheté à accabler un homme aux prises
avec 3 autres, acculé sur une pierre et dont la tête était heurtée violemment
contre cette dalle ; d’ailleurs la lutte cessa à l’instant même où je pus en
être témoin, et je me souciais peu d’aider à assommer un homme mis en péril
imminent de sa vie ; je l’aurais plutôt défendu en facilitant sa fuite
.
Mr de Chazelles porta de suite sa plainte de
violation de domicile et d’agression contre Mr Jacquet qui de son côté fit appeler
Mr le maire pour dresser procès-verbal certifié par son médecin des blessures
qu’il avait reçues dans sa lutte et l’affaire fut portée à l’audience du juge
de paix du canton qui renvoya les parties Frais compensés. Cette aventure fit,
comme on pense bien, grand bruit dans le pays ; chacune des parties avait ses
partisans ; mais la très majeure partie sut bien apprécier quelle était celle
à laquelle il fallait attribuer la cause 1ère de ce déplorable événement.
Cependant la Saint-Jean qui était l’époque fixée
pour le départ de la ferme de Vaujours de la colonie qui allait s’établir dans
le Nivernais, approchait et l’on s’occupa activement des préparatifs. Mr de
Chazelles y mit son activité ordinaire : il aime ces mouvements, ces changements,
ces grandes opérations. Nous vendîmes toutes les récoltes existantes dans la
ferme, le mobilier, le matériel, à part quelques objets essentiels d’un facile
transport et le troupeau de moutons conduit au nombre de. . . environ ouvrit
la marche et partit plusieurs jours avant nous. Je réglai tous les comptes et
conformément à mes instructions, remis au garde particulier de Mr le Bachellé
qui avait été précédent celui de Mr de Chazelles, un état des créances à faire
rentrer.
Le nouvel acquéreur était si pressé de nous
voir partir que le jour même de la Saint-Jean à midi précis les ouvriers travaillaient
dans la cuisine et la pièce que j’occupais, aux démolitions et aux nouveaux
arrangements projetés : il eut cependant l’honnêteté d’engager Mr de Chazelles
et moi-même à dîner et à accepter un lit dans le local qu’il occupait. Mr de
Chazelles se mit en route le même jour après avoir expédié sur 2 voitures à
chevaux les femmes qu’il transplantait à la Barre avec Daudy et quelques autres
serviteurs, ainsi que divers effets et quelques instruments aratoires ; le tout
formait un imbroglio vraiment curieux et dont le souvenir me fait rire encore
aujourd’hui. Le patron et les vassaux partis le jour même de la Saint-Jean 1838,
je mis à la voile le lendemain pour Paris où je passai auprès de mes enfants
quelques jours. J’y vis Mr de Chazelles qui, j’oubliais de le mentionner, bien
avant le moment de la transmigration me demanda s’il me serait agréable de le
suivre dans sa nouvelle acquisition ; j’acceptai avec reconnaissance quoique
ce genre d’existence me sourit beaucoup moins qu’à mon début dans la carrière
: mais je n’avais pas de choix à Paris, et puis au fond, Mr de Chazelles est
l’homme du monde avec lequel il est le plus agréable de vivre ; son humeur égale,
son ton parfait, son tact et son amabilité ne peuvent qu’être appréciés. Cependant
je conviens que ce changement de résidence me peina considérablement, que je
j’y décidai par nécessité et que si j’avais pu espérer un emploi plus analogue
à mes antécédents et à mes goûts, je n’aurai pas accepté la proposition très
aimable de Mr de Chazelles.
Depuis ce moment, le marasme le plus complet
s’empara de moi ; je n’avais de goût pour rien, tout me devint indifférent et
je donnai pendant le voyage un libre cours à mes douloureuses réflexions : la
séparation d’avec mes enfants me contrista beaucoup, je ne voyais pas quand
et comment je pourrais les revoir, et je m’éloignais encore davantage de cette
bonne Laure que je perdais l’espoir pour longtemps d’embrasser.
La vue de Saint-Pierre le Moutier, petite ville
près de laquelle se trouve la terre de la Barre, était loin d’ofîir quelques
distractions à mes sombres idées : je ne connais pas de cloaque aussi impur,
de bourgade (car je ne sais comment on a pu la titrer de ville) aussi désagréable,
ofFrant aussi peu de ressources sous tous les rapports. pendant les quelques
jours que je demeurai dans cet endroit, attendant l’arrivée de la colonie de
la Barre, je n’avais d’autre récréation que celle du café où j’allais prendre
des verres d’eau sucrée en lisant les journaux. Il y a 2 promenoirs, mais si
peu îéquentés qu’ils sont d’un triste à vous désorienter.
1 La vente eut
lieu : Renault-Saint-Pierre le Moutier-23 décembre 1839 ; mais l’installation
se fit fin juin 1838.
21 août 1842
Et si je vous disais que cette époque était
celle de la fête patronale, que les gens de la campagne y affluent, que des
danses ont lieu sur la place, et même qu’on fit partir un ballon rempli non
pas de gaz (ce qui eut été aristocratique), mais d’air inflammable produit par
la fumée, comme cela se pratiquait en 1788 selon le système de Montgolfier.
Enfin, le 3me jour de mon arrivée
dans cette délicieuse cité, les vassaux futurs de la Barre parurent et je les
suivis à notre destination : il avait plu, les chemins n’étaient pas beaux,
tant s’en faut, le temps était brumeux quoique nous ne fussions encore que dans
la 1ère semaine de juillet ; la végétation ne nous parut pas forte
; cependant nous cheminions et nous ne tardâmes pas à découvrir le château de
la Barre situé sur une éminence, couvert en ardoise, Fraîchement recrépi, entouré
de fossés pleins d’eau. Nous fûmes reçus par le régisseur de Mr de Montgon et
sa femme qui, avec le jardinier, composaient tout le personnel du château. Nous
parcourûmes les appartements pour nous caser provisoirement en attendant l’arrivée
de Mr de Chazelles que j’avais laissé à Paris et qui m’avait fait espérer qu’il
nous rejoindrait sous fort peu de jours. Il m’avait donné quelques indications,
voire même des instructions que je suivis exactement, et une lettre pour Mr
Dury, régisseur, qui, je crois, ne fut pas très flatté d’en connaître le porteur,
pouvant peut-être présumer qu’il deviendrait son remplaçant. Tant il est, cependant,
qu’il eut égard à la missive que je lui remis et nous hébergea les gens de Mr
de Chazelles et moi sans trop faire la grimace : sa femme y mit même, il faut
en convenir, de la bonne grâce.
Après avoir laissé reposer pendant 36 h les
gens et les chevaux fatigués d’une route non interrompue de 12 jours, nous commençâmes
les ouvrages indiqués par Mr de Chazelles qui enfin nous revint à ma grande
satisfaction.
Je ne me permettrai aucune critique sur la gestion
du régisseur de Mr de Montgon, sur la manière dont cette terre était cultivée
; je me contenterai de dire que le revenu ne pouvait suffire à la dépense et
que dans les mains de son propriétaire avant 20 ans la Barre eut été absorbé.
Mr de Chazelles, après avoir pris une connaissance
approfondie des diverses qualités du terrain, après avoir consulté les gens
du pays et Olivier, son 1er charretier, qui est intelligent et excellent
laboureur, arrêta un système de culture qu’il a continué à suivre malgré les
observations qu’on lui faisait de toutes parts et dont l’année prochaine (1843)
je ne doute pas qu’il doit recueillir les îuits. Des céréales en assez grande
quantité pour fournir aux besoins de sa maison et en livrer au commerce quelques
milliers de mesures, mais surtout et principalement des prairies artificielles
pour pouvoir élever du bétail ; voilà quel fut le plan auquel il se fixa et
qu’il a, comme je viens de le dire plus haut, constamment suivi. Mais pour arriver
à ce résultat, il a fallu de grandes dépenses, défoncer les terres, employer
la chaux pour les diviser, faire plusieurs labours à fond, herser, rouler, dépierrer
et d’autres opérations qu’il serait trop long d’énumérer.
22 août 1842
Cependant Mr de Chazelles qui, à son départ
de Vaujours, avait acheté une certaine quantité de moutons pour compléter son
troupeau, vit arriver ceux qui devaient lui être amenés des environs de Paris
et livrés à la Barre : tous, béliers, brebis et moutons étaient de belle espèce,
d’une taille de beaucoup supérieure à celle du pays et en bon état ; mais 6
mois plus tard ils commencèrent à dépérir et la mortalité se mit parmi eux.
Nous avions continué notre assurance à la compagnie de la Tricéphale à Paris,
les sinistres se succédaient avec une rapidité efFrayante ; dans un seul jour
entr’autres j’en envoyai un de 27 têtes : on reconnut dans l’autopsie les symptômes
bien caractérisés de la maladie connue sous le nom. . . Nous en perdîmes près
de 300 dans l’espace de 6 mois, et enfin Mr de Chazelles se décida à vendre
à vil prix ceux qui lui restaient. On attribua cette maladie à la différence
de climat, de régime hygiénique et de pâturages.
La catalepsie (comme ma bonne Laure appelait
la maladie dont j’étais atteint) continuait à se faire sentir chez moi et paraissait
même augmenter d’intensité : en vain quelques fois essayais-je de vouloir lutter,
la persévérance qu’il aurait fallu employer pour la vaincre me manquait ; j’étais
comme une machine à mouvement sans aucune énergie, vivant comme une vraie brute,
ne désirant rien, ne formant aucun projet et n’éprouvant aucun mouvement de
l’âme : les tendres sentiments qui toujours avaient charmés mon coeur et mon
imagination, je n’en ressentais aucun, mon âme était desséchée. Ah! quelle existence
pour moi ? pour moi qui ne vivait que d’amour, du moins de ses douces réminiscences.
Mes enfants, ma chère Laure surtout se plaignaient
de mon silence ; ils avaient grandement raison : pendant 1 an de séjour en Angleterre
ma belle-fille ne reçut pas 3 lettres de moi ; ma chère Aline peut me faire
le même reproche.
Dans ces entrefaites le mariage de la reine
Victoria vint un peu rompre la monotonie du séjour à Londres dont me parlait
ma belle-fille ; comme elle regrettait le beau pays de France, ses aimables
Parisiens et ses bons parents ? Avec quelle impatience elle se berçait de l’espoir
que le prince viendrait reprendre à Paris ses fonctions diplomatiques ; mais
il en fut tout autrement, et au moment où on y pensait le moins il annonça à
sa famille que sur ses instances réitérées le gouvernement grec lui envoyait
un successeur, et qu’après un court séjour à Paris, il s’embarquerait pour retourner
à Athènes avec sa famille et y fixer sa résidence. J’appris de Laure ces détails,
ils m’attristèrent beaucoup et me sortirent pour un moment de cette léthargie
dans laquelle j’étais plongé depuis trop longtemps.
Quelques jours après avoir reçu ces nouvelles,
ma belle-fille m’écrivit de Paris que le départ pour la Grèce était fixé, que
sa place était arrêtée dans la diligence de Lyon par la route du Bourbonnais,
qu’elle avait pu obtenir la faveur de partir de Paris 24 h avant la voiture
qui transportait 3 autres personnes de la suite du prince, et qu’elle les viendrait
passer à la Barre auprès de moi. J’allais donc revoir cette bonne Laure dont
j’étais séparé depuis si longtemps. Que de choses à nous dire! ! !
Effectivement le 10 février 1840 Laure arriva
à la Barre sur les 8 h du matin ; je guettais la voiture que j’avais envoyée
pour la chercher et je fus bien contrarié que mes occupations ne me permissent
pas d’aller au-devant d’elle jusqu’à Saint-Pierre : nous nous rencontrâmes dans
l’escalier du château, notre entrevue fut douce et en même temps déchirante
; je n’essayerai pas de rendre tous les sentiments que nous éprouvâmes. Bonheur
ineffable de notre réunion, peine afîeuse de penser qu’une nouvelle absence
allait nous atteindre, craintes pour moi des dangers d’une traversée longue
et dans une saison rigoureuse, celle encore d’une transplantation sous un ciel
brûlant d’une petite créature si délicate, difficultés et longueurs d’une correspondance
établie à 800 lieues de distance. Oh! que toutes ces prévisions étaient poignantes!
! ! ! ! ! !
Mr de Chazelles reçut ma belle-fille avec cette
grâce, cette amabilité parfaite qui le distinguent si éminemment ; mais me sera-t-il
permis de le dire qu’il me contraria avec ses détails sur ses projets d’établissements,
d’améliorations ? Hélas! je n’avais que peu d’heures à passer avec ma chère
enfant et il m’en déroba plusieurs ; mon impatience fut parfois si vive que
je craignis qu’elle ne lui échappât pas ; j’en aurais été mortifié.
Après une causerie intime, de doux moments passés
dans des confidences mutuelles, dans ces épanchements du coeur qui font tant
de bien, il fallut s’occuper de cette maudite diligence qui devait dans la nuit
passer à Saint-Pierre et emmener loin, bien loin de moi ma bonne et chère fille.
Nous nous mîmes en route avant la fin du jour et arrivés à l’hôtel où nous devions
attendre la diligence, Laure nous fit du thé que nous prîmes auprès d’un bon
feu : confier au papier tout ce qui fut dit dans ce triste et déchirant entretien,
en vérité je ne l’essayerai pas ; il m’en reste un précieux souvenir et je ne
veux pas l’affaiblir en le racontant même à celle qui en fut confidente.
23 août 1842
A 3 h du matin la diligence arriva : nous n’eûmes
que le temps de prendre à la hâte le peu de bagage que ma belle-fille avait
apporté à la Barre ; et j’aidais ma bonne Laure à monter en voiture : nous eûmes
quelques minutes de répit par un retard des postillons ; nous en profitâmes
pour nous serrer la main et nous dire un dernier adieu! ! ! Hélas! il y a 2
ans et quand nous reverrons-nous ? ?
J’avais prié Laure de m’écrire aussitôt son
arrivée à Marseille et de me donner des nouvelles de son passage à Lyon où elle
avait conservé quelques relations ; elle fut exacte et me prouva que comme moi
elle voulait par une correspondance active affaiblir les peines de l’absence.
Une lettre de Malte adressée à sa soeur et que
celle-ci me fit passer (nous étant commune) nous donnait des détails sur la
traversée jusqu’à ce point intermédiaire : la santé de notre chère voyageuse
était bonne, le mal de mer ne l’avait point incommodée ; enfin environ un mois
après le départ nous eûmes mes enfants et moi des lettres d’Athènes où la petite
colonie partie de France était installée chez Mde la princesse Hélène, mariée
comme je l’ai dit plus haut à l’un de ses cousins germains, attaché à la diplomatie.
Le départ de ma belle-fille me rejeta dans ce
marasme qui paralysait toutes mes facultés ; je pris de la vie un tel dégoût
que si les principes religieux fortement enracinés chez moi ne m’avaient pas
arrêté, j’aurais eu recours au suicide ; je rougis de faire un tel aveu, mais
en prenant la plume je me suis promis d’être en tout vrai et sincère. Que dire
de cette époque de ma vie si peu honorable ? Je continuais à remplir les fonctions
de mon poste avec assiduité, mais ce zèle, cet intérêt qui avaient dû me guider
n’existaient plus ; c’était une machine ambulante que ma déplorable personne.
Tirons un voile sur ces 3 années qui seront toujours un sujet de vifs regrets.
Ma belle-fille, ma chère Aline renouvelèrent leurs plaintes, firent tous leurs
efforts pour m’arracher à cette apathie ; ce fut en vain. Je crois vraiment
que cette disposition tient à une maladie sérieuse, que la médecine est impuissante
à guérir ; car elle est le produit des affections de l’âme. Si quelque personne
possédant ma confiance eut été près de moi, il est possible qu’à force de raisonnement
et d’instances elle fut parvenue à me ramener à une existence moins inerte,
mais ce n’est pas au milieu de campagnards exclusivement occupés de leurs travaux
que je devais espérer de rencontrer cet ami compatissant. Mr de Chazelles jugea
bien, je crois, mon état, mais il a trop de tact des convenances pour forcer
la confiance qu’on ne cherche pas à faire naître, et puis tant et tant de tracasseries
le tourmentaient qu’il avait peu d’instants à consacrer à ses alentours.
Des voisins jaloux et intéressés lui suscitèrent
nombre de difficultés pour quelques légers dégâts causés par ses bœufs de labour
; l’usage étant de les faire parquer dans la belle saison, il arrivait quelques
fois que les domestiques préposés à leur garde s’endormaient ; alors ces animaux
prenaient leurs ébats, entraient dans les champs voisins et de là des demandes
de dédommagements toujours exagérées : je pourrais citer entr’autres 2 habitants
qui dans ces circonstances se conduisirent avec peu de délicatesses ; mais j’aime
mieux oublier jusqu’à leurs noms.
Les améliorations commencées, Mr de Chazelles
voulut comme tous les propriétaires s’arrondir, et il avait raison, car certaines
parties de terre étaient tellement enclavées dans les siennes qu’il n’y avait
pas d’autre moyen pour pouvoir circuler avec aisance et lever les récoltes,
que de les acheter.
Mais une acquisition beaucoup plus importante
se présenta, la laisser échapper eut été une maladresse et Mr de Chazelles en
était incapable ; c’était un domaine peu éloigné des siens dans la même commune,
d’une bonne nature de fonds : la vente fut bientôt consommée1 ; aujourd’hui
s’il était à aliéner on trouverait un bénéfice d’un grand tiers.
Je ne dirai rien sur la tenue intérieure de
la basse-cour et du château ; je serais entraîné dans des détails qui ofîiraient
peu d’intérêt ; parlons un peu de la température, des ressources de cette contrée
et des mœurs de ses habitants.
La commune de Livry sur laquelle se trouve en
très grande partie la terre de la Barre fait partie du canton de Saint-Pierre,
département de la Nièvre. Le château placé sur un point culminant jouit d’une
étendue : l’Allier coule à une petite lieue et forme sur la droite un lac dont
la perspective est agréable ; le pays est considérablement boisé et à part les
alentours de la rivière peu découvert, c’est à mon avis un défaut. Le climat
est assez sain sur les hauteurs, mais dans les bas-fonds il règne beaucoup de
fièvres pendant une partie de l’année, et comme la médecine dans ces contrées
emploie aujourd’hui des curatifs peu convenables, ces maladies deviennent souvent
dangereuses. Les productions sont des céréales en assez grande quantité, peu
de fourrages, beaucoup de vignes. Mr de Chazelles a propagé la création des
prairies artificielles ; aujourd’hui les plus encroûtés dans l’ancien système
de culture ont adopté le nouveau qui est d’un produit plus important.
Les habitants de la campagne ont des moeurs
assez douces, mais sont fort enclin à la paresse : habitués à conduire des bœufs,
ils prennent leur allure et rarement montrent de la vivacité ; ils pourraient
faire le pendant de nos lourds Bressans.
1 Domaine de Limoges,
Cne de Livry, Nièvre. Renault-Saint-Pierre le Moutier-2 mars et 3 mai 1842.
24 août 1842
Mr de Chazelles, la 2de année de
sa résidence à la Barre, voyant que les améliorations qu’il avait faites augmentaient
ses récoltes d’une manière sensible, reconnut la nécessité de faire construire
un vaste bâtiment pour les emmagasiner. Son plan fut arrêté ; il fit un marché
avec un maître maçon du pays et les ouvriers travaillèrent aussitôt aux fondations
de cette nouvelle grange qui fut établie parallèlement à l’ancienne, mais avec
cette différence que dans toute sa longueur elle était sans aucune. . . Cet
ouvrage fut exécuté avec assez de rapidité, mais les murs quelque temps après
se sont un peu écartés et on perdu leur alignement régulier : les connaisseurs
en attribuent la cause à la légèreté des poutres qui ne sont pas, vu leur longue
portée, assez fortes. La toiture n’a pas été faite avec les soins requis et
l’on a été obligé d’y retoucher l’année suivante. En somme, c’est une belle
grange, d’une vaste contenance et indispensable dans cette réserve ; plus tard,
quand le système de culture sera organisé dans tous ses développement, elle
sera employée à un autre usage que celui de renfermer des céréales et des fourrages
; mais n’anticipons pas.
Les lettres de ma belle-fille étaient remplies
de doléances sur le climat ardent de la Grèce, sur la stérilité de son sol,
le manque d’ombre et de végétation, sur le peu de ressources pour la société
qu’ofFrait cette antique Athènes, jadis l’un des ornements du Péloponnèse, devenue
de nos jours une cité de peu d’importance, mal bâtie, mal habitée. Enfin, ma
pauvre Laure se plaignait amèrement d’avoir quitté cette belle et noble France
pour venir se reléguer au milieu d’un peuple peu civilisé et dont la guerre
civile et toutes ses horreurs venaient d’ensanglanter les pages de son histoire.
Mais ces plaintes ne pouvaient rien changer à sa position et peu de temps après
elle s’améliora lorsqu’elle eut fait quelques connaissances et qu’elle se fut
répandue dans le monde. Cette ville prit aussi un autre aspect lorsque le Roi
Othon de Bavière vint s’y fixer avec sa jeune épouse et sa cour. La Reine joint
à un physique des plus agréable, dit-on, beaucoup d’amabilité et de bonté. Le
Roi a eu bien des préjugés à vaincre, bien des haines à assoupir, bien des mécontentements
à calmer ; mais enfin avec sa persévérance et surtout un heureux choix de ministres,
il est parvenu à faire sympathiser les Bavarois avec ses Grecs, et aujourd’hui
toute mésintelligence entr’eux a disparu.
Ce fut à cette époque que ma belle-fille eut
l’occasion de voir et de connaître Mde la duchesse de Plaisance. Cette dame
est belle-fille de Mr Lebrun, ancien collègue de Napoléon dans le Consulat,
puis sous l’Empire promu à de hautes fonctions : elle est, autant que ma mémoire
me le rappelle, séparée de son mari et, devenue libre de ses actions, a fixé
sa résidence à Athènes. Là elle s’occupe activement de la civilisation du pays
; sa grande fortune dont elle fait un digne emploi, lui donne une prépondérance
justement acquise. Ma Laure lui plut, elle l’admit dans son intimité, elle en
fit sa lectrice et en cette qualité lui accorda des honoraires. Ma belle-fille,
avec cette chaleur d’âme qui est en elle, chercha à captiver sa bienveillance,
elle y parvint ; dans sa correspondance il était souvent question de ses relations
avec la duchesse, des pèlerinages dans un couvent situé à peu de distances d’Athènes
où on allait pour trouver dans l’été de l’ombre et de la Fraîcheur si rares
en Attique. Mais, à mon grand étonnement au bout d’un certain laps de temps
Laure ne dit plus un mot de relatif à la duchesse et j’appris par la suite qu’elle
avait eu la maladresse de se brouiller avec elle. Je dois présumer que les torts
sont du côté de ma belle-fille puisque je n’ai reçu d’elle aucuns détails à
ce sujet : cette pauvre Laure a le meilleur coeur du monde, mais puis-je en
dire autant de sa tête ? ? ?
25 août 1842
Nous voilà arrivés à une époque qui devait apporter
dans ma position un changement notoire ; nous étions au commencement de 1841:
Mr de Chazelles venait de terminer ses arrangements concernant la vente effectuée,
avant l’achat de la terre de Vaujours, de celle qu’il possédait dans le Morvan,
Thil, Cne de Poil, Nièvre, et le nouvel acquéreur y étant installé, la personne
qui gérait cette propriété revint à la Barre y remplir les fonctions de femme
de charge. Mr de Chazelles écrivit à mes enfants que de nouvelles dispositions
l’ayant décidé à mettre en fermes et en métairies ses domaines, même sa réserve
à la Barre et conséquemment à ne plus faire valoir par lui-même, son personnel
devant être diminué, et que d’après cette réduction, mes fonctions allaient
devenir moins importantes. Mes enfants s’expliquèrent de suite cette ouverture
et répondirent à Mr de Chazelles qu’ils m’avisaient par le même courrier de
venir les rejoindre à Paris où nous nous concerterions sur le parti à prendre
quant à ma future position. Mr de Chazelles leur répondit avec ce tact parfait
des convenances qu’il possède au suprême degré, qu’ils avaient mal interprété
sa lettre, qu’il n’était nullement question de m’éloigner de la Barre pour le
moment, que j’étais parfaitement libre d’y rester tant et aussi longtemps que
je désirerais, qu’il joindrait ses efforts aux leurs pour me chercher dans un
avenir qu’il ne voulait nullement préciser un poste qui m’ofîit plus d’avantages
que celui que j’occupais chez lui, mais que du reste il leur répétait ce qu’il
avait dit précédemment qu’il me verrait toujours à la Barre avec le même plaisir
que par le passé et qu’il n’y avait aucune urgence à ce que je songeasse à le
quitter. Je fus, comme on pense bien, instruit par mes enfants avec exactitude
de tous les détails de cette correspondance, et raisonnant de sang-îoid ma
position, je m’affermis dans la résolution de n’y rien changer jusqu’à nouvel
ordre, puisque je ne heurtais en rien les intentions bien manifestes du propriétaire
de la Barre.
26 août 1842
Depuis longtemps (et j’ai oublié de le mentionner)
ma belle-fille m’avait proposé de venir me fixer en Grèce auprès d’elle : ses
lettres à mes enfants les pressaient de me mettre à même par une augmentation
de ma pension viagère de pouvoir exécuter ce projet ; j’avoue que j’étais assez
porté à y adhérer : j’entrevoyais bien dans l’avenir quelques circonstances
de nature à me créer des embarras et des regrets, mais il y avait là pour moi
tant de convenances personnelles que je passais par dessus tous les inconvénients
que j’avais à redouter. Enfin mes enfants consentirent à porter ma pension à
600 f. et sur cette assurance j’allais m’occuper sérieusement de la traversée
que j’avais à faire. Mais je ne sais par quelle fatalité, nos mesures furent
si mal concertées que le moment favorable pour ce trajet de mer passa et ce
voyage fut ajourné à la saison suivante. Dans cet intervalle il se passa quelques
événements que j’ai rapportés et qui ne nous permirent pas de reprendre l’exécution
de ce plan.
Nous arrivâmes ainsi au 1er janvier
1842 : je ne puis préciser d’une manière bien exacte à quelles causes je dois
attribuer la révolution physique et morale qui s’opéra en moi. Tant il est que
honteux de vivre dans cette apathie, dont je sentais le ridicule et les graves
inconvénients, bourrelé par les justes représentations de mes enfants, tourmenté
par des scrupules de conscience qui parfois me ramenaient sur une conduite peu
conforme aux principes religieux dans lesquels j’avais été élevé et auxquels
ma conviction était restée fidèle, je pris la ferme résolution de m’amender
entièrement. En effet, je repris de l’intérêt à tout ; je m’empressai d’annoncer
cette heureuse nouvelle à mes enfants ; je tins avec eux une correspondance
suivie. Je dois ici rendre hommage au procédé noble et généreux dont ils usèrent
à mon égard. Ils m’écrivirent que, sentant parfaitement que la pension de 600
f. qu’ils étaient convenus de me faire lors de mon projet d’embarquement pour
la Grèce n’était pas suffisante, ils me proposaient de la porter à 800 f. auxquels
en joignant celle qu’avait promise ma belle-fille, ils croyaient pouvoir me
procurer une campagne aux environs de Paris, une position agréable et où je
n’aurais d’autre occupation que celle de soigner mes intérêts matériels. Je
répondis à cette proposition comme mon coeur me l’inspira ; ma reconnaissance
était et devait être sincère et parfaite. Ma belle-fille par plusieurs missives
confirma les espérances d’augmentation de mon revenu qu’elle m’avait indiquées
depuis bien longtemps. Il fut donc décidé en principe que je déclarerais à Mr
de Chazelles mon intention bien arrêtée de me retirer près de mes enfants :
je ne le fis pas sans le remercier de toutes ses bontés pour moi en toutes les
circonstances depuis près de 5 ans que j’étais avec lui.
27 août 1842
Cependant le besoin de faire une course dans
mon pays natal me dominait au point que je ne pus y résister plus longtemps
: je voulais, avant de fixer irrévocablement ma résidence aux environs de Paris
revoir un oncle et une tante, Valentin des Mures, mes seuls parents maternels,
mes amis de Trévoux et de Lyon, et cette dernière ville qui rappelait à ma mémoire
tant de chers et précieux souvenirs. La crainte de voir ce projet entravé par
mes enfants (je ne puis en déduire les motifs) me décida à ne leur faire part
de ce projet de voyage qu’au dernier moment. Eh bien! malgré cette précaution,
si j’eusse écouté les observations peu séantes de ma fille et celles qu’elle
suggéra à Mr de Chazelles qui ne put, après mes explications, se défendre de
reconnaître que j’étais non seulement dans mon droit, mais encore dans une position
qui me commandait ce déplacement, j’aurais dû renoncer à cette détermination,
mais je me roidis contre ces obstacles et le 28 février 1842 je me mis en route
pour Lyon. Mr de Chazelles eut la complaisance de me faire accompagner dans
sa voiture jusqu’à Saint-Pierre et me fit promettre de ne rester absent qu’une
quinzaine de jours ; j’en pris l’engagement et l’on verra que je l’exécutai
fidèlement.
Après 4 ans environ de séjour dans un château
isolé, n’ayant jamais dépassé ses cours et celle des granges qui l’avoisinent,
je ne puis rendre les vives émotions que j’éprouvai en me sentant dégagé de
tout lien de sujétion, en respirant l’air libre et en pensant aux douces impressions
que je me promettais en revoyant les lieux où j’avais si longtemps éprouvé tant
de douces jouissances, j’ajouterai tant de peines, tant de cruelles déceptions.
La route se fit gaiement et le soir du 2d jour j’entrai à Lyon :
absent depuis près de 10 ans, j’eus de la peine à me reconnaître d’abord au
milieu des décombres et des ravages qu’avait occasionnés dans le faubourg de
Vaise l’afîeuse inondation de 1840 ; une infinité de boutiques avait été détruite
par les eaux, on avait percé de nouvelles rues, enfin je cherchais ce faubourg
et avait peine à en reconnaître certaines parties ; cependant lorsque nous eûmes
traversé la Saône sur le pont de. . . et atteint le quai de Serin [Joseph Gillet],
je ne pus méconnaître tout ce qui s’ofFrait à mes regards : un éclair de joie
dut se peindre dans mes traits, je sentis une vive émotion ; les larmes me vinrent
aux yeux. Nous débarquâmes au Bureau des Messageries sur la place des Terreaux,
et n’ayant pu me faire conduire à l’hôtel où j’avais l’intention de me rendre,
je logeai à celui du Nord, près du Grand Théâtre1.
Le lendemain je rendis quelques visites. Hélas!
quelques unes furent bien tristes : je me présentai chez 2 dames, Beaujai, dont
j’avais connu le père, mort depuis quelques années : l’aînée de ces 2 sœurs
me reçoit ; après les 1ers compliments d’usage :
-Comment se porte Mademoiselle votre soeur,
lui demandais-je ?
-Depuis 4 mois je l’ai perdue la pauvre Cécile.
Je fus saisi, je sentis mes jambes fléchir ;
nous pleurâmes ensemble une bonne soeur, une amie qui méritait tous nos regrets.
J’avais des devoirs à remplir envers les personnes
de ma famille que j’avais perdues et qui reposaient dans le cimetière dit de
Loyasse ; je m’achemine vers le faubourg Saint-Just, et me rappelant un ancien
îère d’armes, capitaine comme moi dans le régiment du Rhône en 1815, je vais
pour le visiter : il avait perdu sa femme et habitait avec une nièce mariée
à un médecin. il me reçut avec plaisir ; nous parlâmes de nos anciens camarades
; j’appris que beaucoup d’entr’eux n’existaient plus ; plusieurs étaient morts
par accidents et d’autres s’étaient suicidés. Mais éloignant enfin ces sombres
idées nous nous entretînmes de nos positions respectives. Le capitaine Margerier,
ancien et brave militaire, décoré par l’Empereur peu avant sa 1ère
abdication et n’ayant pu obtenir la confirmation de cette promotion, avait été
assez heureux pour être enfin porté sur les contrôles de la Légion d’Honneur
par S.M. Louis-Philippe ; c’était justice et j’en félicitai sincèrement mon
ancien camarade. Je le quittai après un échange mutuel d’assurances d’amitié
bien sincère de part et d’autre (car les vieux troupiers ne savent rien feindre)
et je montais à Loyasse ; je pénètre dans le cimetière : depuis ma dernière
visite, que de changement ? Je m’oriente ; je reconnais l’emplacement, mais
c’est en vain que je cherche ceux qui m’étaient chers : étonné d’abord, je me
rappelai ensuite que j’avais été prévenu dans le temps que faute par moi d’acheter
à perpétuité la concession du terrain où avaient été déposés ma femme, sa mère
et mon fils, ils seraient transférés ; j’étais éloigné de Lyon quand cet avis
me parvint, d’ailleurs mes moyens étaient loin de pouvoir me permettre de remplir
les conditions de ce marché ; je dus donc laisser faire, pensant que plus tard
j’aviserais au moyen de remplir mes obligations envers de si chères personnes.
Assailli de bien douloureuses pensées, je cours m’adresser au concierge de ce
lieu funèbre ; il m’accompagne sur le terrain et me dit avec le plus grand sang-îoid
du monde :
-Oui, ces dépouilles mortelles que vous réclamez
ont été enlevées pour faire place à d’autres pour lesquelles on a acheté la
concession du terrain à perpétuité ; je ne puis vous dire dans quel endroit
on les a reportées.
Je fus atterré par un semblable discours et
me retirai fort exaspéré. Conçoit-on qu’on puisse ainsi profaner les choses
les plus dignes de vénération ? ? ?
Pour faire diversion à ces lugubres pensées,
, je me rendis chez un ancien ami : il était absent ; je demande à sa domestique
s’il y a longtemps que son maître a vu son beau-îère de VilleFranche :
-Monsieur, me répondit cette fille bien tranquillement,
Mr Humblot est mort depuis bien longtemps.
A ces mots, une espèce de vertige s’empare de
moi, je m’adosse au mur pour éviter une chute et je descends les escaliers d’un
2me étage avec peine ; arrivé dans la rue j’ai peine à trouver mon
chemin ; j’arrive machinalement à la promenade de la place Bellecour : là, je
m’assieds, absorbé par mes souvenirs ; je reviens à cette fatale nouvelle, si
peu prévue ; dans la même journée j’apprends le décès d’une excellente amie,
du plus digne des amis, d’un certain nombre de mes anciens îères d’armes ;
ces pertes répétées dans un intervalle de quelques heures travaillent mon imagination,
le sang monte précipitamment à mon cerveau, je crains une crise ; je prends
le parti d’aller aux bains du Rhône ; je me fais donner un bain îoid, reste
dedans une petite heure et vais incontinent me mettre au lit ; le lendemain
matin toute appréhension d’une rechute cessa, je me levai dans un état assez
satisfaisant. Quelle malheureuse organisation ai-je donc ? A la moindre atteinte
d’une émotion quelconque me voilà en proie à une agitation nerveuse, aux symptômes
d’une congestion sanguine, et si je n’y apporte un prompt remède, en danger
d’un accès d’aliénation mentale très caractérisée. C’est en vérité une existence
bien pénible ; et encore je trouve parmi même les personnes qui connaissent
mes antécédents et qui devraient par humanité (si d’autres sentiments plus doux
leur sont étrangers), m’éviter jusqu’à l’ombre d’une tracasserie sérieuse ;
car je ne pense pas qu’il y ait d’état plus affligeant pour un homme doux et
paisible que de sentir que ses discours et ses actes annoncent une démence bien
prononcée, tandis que dans son for intérieur il peut se rendre compte de ces
impressions au moment même où elles se produisent et qu’il se les rappelle dans
leurs moindres détails : car telle a été ma douloureuse situation dans les 3
cruelles époques de ma vie où j’ai été jugé par la faculté privé de raison.
Je répète ici ce que j’ai avancé déjà que je ne crois pas que jamais la médecine
ait eu pareil phénomène à expliquer, et je reste convaincu que, quelqu’habiles
que soient les docteurs entre les mains desquels j’ai été livré, aucun, aucun
n’a su le traitement qu’il fallait ordonner. Tout remède violent m’est contraire
et c’est toujours à ceux-là qu’on a eu recours, mais je m’arrête ; car je dois
savoir que la médecine fort respectable sans doute quand elle est pratiquée
par des gens qui réunissent aux connaissances acquises une longue expérience,
est cependant de l’aveu de tout le monde une science conjecturale, qui n’a aucune
base réelle, qui dépend du caprice de celui qui l’exerce et qui le plus souvent
veut combattre la nature au lieu de lui aider.
1 Place des Terreaux.
Actuel Opéra.
28 août 1842
Je vis à Lyon le peu d’amis que j’y avais laissés,
tous voulurent bien témoigner de l’intérêt ; je reçus même de quelques uns des
ofîes que je me repens aujourd’hui ne n’avoir pas acceptées, mais avec mon
projet bien arrêté, dont je croyais le succès infaillible, je ne pensais pas
devoir m’arrêter à ces propositions qui tendaient à me faire rentrer dans la
vie active. Eh bien! voyez combien des idées de l’homme sont inconstantes et
difficiles à fixer! je ne cherchais (et je le dis sincèrement), je ne voulais
rien autre chose que trouver une maison ou une pension dans laquelle je pourrais
être reçu moyennant une rétribution en rapport avec mon petit revenu ; cependant
dans un élan d’ambition je proposai à mon ancien associé, comme je vais bientôt
le dire, une entreprise qui réellement était au-dessous de tous nos moyens :
oh! faiblesse, vanité humaine! ! !
Peu de jours après mon arrivée à Lyon j’exécutai
le projet que j’avais formé d’aller présenter mes respects à mon oncle et à
ma tante ; je pris la voiture de terre de Trévoux : j’y rencontrai une ancienne
connaissance qui me fournit plusieurs renseignements sur ma ville natale ; nous
arrivons à Trévoux. Rendre toutes les douces et agréables impressions que me
fit naître l’aspect de ces lieux, c’est ce que je n’entreprendrai pas ; mais
je ne puis passer sous le même silence mes amères réflexions en pensant que
je ne retrouvai plus dans le lieu qui m’avait vu naître le foyer paternel, que
mon père, ma mère y avaient laissé leurs îoides dépouilles, que celles de tous
(à l’exception de 2 seuls) mes parents paternels et maternels gisaient dans
diverses contrées où les avaient transplantés les orages de la Révolution ;
enfin qu’à quelques exceptions près, je ne trouvais aucun visage ami, aucune
personne qui eut avec moi des rapports d’amitié. Cependant ne soyons pas injustes,
des amies de ma fille parurent m’accueillir avec intérêt, et 2 braves gens,
que je porte dans mon coeur, me reçurent à bras ouvert ; je dois par reconnaissance
consigner ici leurs noms : ce sont les époux Sancier, anciens vignerons de mon
père, propriétaires dans les Bruyères entre Trévoux et Sainte-Euphémie ; je
vais dans un instant parler d’eux plus longuement.
Je m’établis en quittant la carriole (c’est
le nom donné aux voitures du pays) à l’hôtel de l’Ecu de France, un des meilleurs
de Trévoux, alors tenu par un ancien avocat au tribunal de cette ville, qui,
sans médisance, a, je crois, sagement fait de préférer à la Toge le titre d’hôtelier.
Ce Monsieur et sa dame me reçurent parfaitement, m’hébergèrent on ne peut mieux
et je fus si agréablement surpris de la modicité de leur demande de salaire
que je rus devoir donner à leur bonne une honnête étrenne.
Je n’eus rien de plus pressé après mon installation
à l’hôtel que d’aller voir quelques anciens amis que je ne trouvai point à leur
domicile ; je me présentai ensuite chez un des notaires du lieu également absent,
mais qu’on me dit devoir rentrer sous peu ; et en attendant j’entrai à l’église
paroissiale où avait lieu en ce moment la prière publique tous les soirs des
jours de carême : en ce moment un des vicaires était en chaire annonçant la
parole divine ; je prêtai d’abord une sérieuse attention à son discours, mais
tant de pensées étrangères vinrent m’assaillir que je fus violemment distrait
; cependant je me recueillis et voulus profiter de cette instruction qui m’était
offerte, mais, l’avouerai-je, son éloquence n’eut pas le mérite de me convaincre
parce qu’elle manquait de ces formes aimables que j’ai toujours eues en prédilection,
à tort sans doute, parce que la parole de Dieu n’a pas besoin du prestige de
la phraséologie.
Mais quelles étaient ces préoccupations auxquelles
je me laissais aller avec tant d’abandon ? Hélas! elles flattaient mon amour-propre
de bien des manières.
-Allons Jean François, pas de réticences, tu
n’écris que pour toi et pour l’amie à laquelle tu destines cet imbroglio ; elle
excusera avec son indulgence ordinaire les écarts de ta plume bavarde et indiscrète.
Oh! non elle ne peut mériter ce dernier reproche,
car les personnes qu’elle pourrait désigner sont ou mortes ou comme moi dans
un état de décrépitude qui ne leur laisse plus que des souvenirs bien légers.
Et d’abord, je rappelais à ma pensée cette heureuse
époque de mon enfance où, entouré d’amour, des soins si tendres de ma respectable
et bonne mère, sous les yeux d’un père honoré et aimé de ses concitoyens, au
milieu des 2 familles qui me recevaient avec plaisir, mais surtout confié le
plus souvent aux soins d’une tante (j’ai dit plus haut que cette femme était
la belle-mère de mon père) qui m’aimait à l’excès, qui n’avait pas d’autre bonheur,
après avoir rempli ses devoirs religieux, que de se rapprocher de moi, prendre
part à mes jeux, partager mes petits chagrins, les prévenir ou excuser mes torts
quand j’en avais ; non, il est impossible de trouver un coeur aussi dévoué que
le sien. Ah! dans les divers événements de ma longue carrière que j’ai soupiré
souvent après un pareil trésor ; combien j’ai désiré rencontrer une âme comme
la sienne, une âme qui répondit à la sienne : une seule m’a été offerte ; j’en
ai joui quelque temps, mais hélas! des vicissitudes bizarres nous ont séparés
; Dieu seul sait quand et comment nous pourrons nous réunir.
A ces précieux souvenirs venait se joindre celui
d’un petit triomphe d’enfant : en 1784, le 25 août, le jour de la fête du Roi,
dans la même semaine de la fête patronale, on bénit le drapeau d’une compagnie
dite des Chevaliers de l’Arquebuse, qui fut organisée à cette époque et qui
se rassemblait pour la 1ère fois. Tout ce que notre petite ville
renfermait de magistrats, d’anciens officiers, d’employés civils, de bourgeois
faisait partie de cette réunion. Mon père qui (je l’ai toujours pensé) avait
déjà l’intention in petto de me faire entrer au service, me fit admettre dans
cette compagnie comme porte-drapeau. Je laisse à penser quel dût être mon bonheur
lorsque le jour de la bénédiction de cet étendard, je pris ma place dans les
rangs, revêtu comme les autres chevaliers d’un brillant habit écarlate, veste,
culotte et bas blancs, le chapeau orné d’un superbe plumet, et armé d’une épée
montée en argent à a petite taille : comme j’étais heureux et fier, comme je
sentis battre mon coeur quand m’approchant de l’autel je remis au prêtre consécrateur
la cravate de notre enseigne ; que j’entendis résonner à mes oreilles les salves
de la petite artillerie de notre ville et les chants graves du clergé de ma
paroisse ; je me suis trouvé dans quelques positions qu’on pourrait croire heureuses,
dans une élévation momentanée qui devait me conduire à une haute fortune si
j’eusse su en profiter ; et bien! cette journée de la Saint-Louis 1784 ne sortira
jamais de ma mémoire et on va voir qu’une circonstance bizarre me la rendit
encore plus facile à en retenir tous les détails.
Dans cette église où je paraissais après 10
ans d’absence de mes foyers paternels, je me voyais enfant suivre ma mère et
ma tante pour assister aux offices, dans une chapelle appartenant à ma famille
maternelle, ayant devant nous le banc où prenaient place les magistrats, l’Intendant
de la province, le subdélégué et les autres grands personnages du lieu. Plus
tard à peine entré dans l’adolescence, je voyais avec un sentiment que je ne
pouvais alors définir, arriver cette parente qui reçut mes 1ères
confidences, une autre demoiselle qui, mais chut elle vit encore, je dois me
taire, et enfin une jeune personne qui est allée dans le midi terminer sa bien
courte existence : toutes ces jeunes demoiselles avaient captivé mon attention
et je dois en convenir elles le méritaient par leurs attraits et leurs grâces.
Quelques années après je fus dans cette même
église témoin d’une scène scandaleuse qui se passa dans les 1ères
années de la Révolution alors qu’on exigea du clergé le serment décrété par
la Convention Nationale. Un des vicaires de la paroisse, mort je crois curé
d’une des paroisses de Mâcon, qui avait été pendant plusieurs années précepteur
de mes cousins, monte en chaire et prête ce serment avec des restrictions :
de sourdes rumeurs se font entendre, il n’en tient compte et poursuit ; plusieurs
des officiers municipaux l’interpellent violemment, la foule fait entendre des
vociférations, on le menace de le précipiter de la chaire ; il se tait et au
milieu des cris et du bruit épouvantable qui règnent dans toutes les parties
de l’église, il descend tranquillement de la chaire, se retire au presbytère
; et cependant cédant aux sages avis qui lui furent donnés, il quitte le même
jour la ville et n’y reparut que de biens longues années ensuite. Tout jeune
que j’étais, et malgré la propension que je me sentais à adopter les principes
d’une sage liberté, je fus révolté d’une scène aussi scandaleuse et si j’avais
osé, j’aurais pris fait et cause pour cet ecclésiastique : je me dis cependant
ensuite qu’il aurait été plus prudent de ne pas se produire en public et d’écrire
simplement, comme l’ont fait plusieurs, à l’autorité que le serment qu’on exigeait
de lui répugnait à sa conscience.
En sortant de cette église, je me présentai
chez le notaire qu’on m’avait annoncé devoir rentrer dans la soirée : effectivement
je le trouvai et lui déclinai le but de ma visite qui était d’avoir une copie
de l’acte de vente de la propriété patrimoniale de Chante-Grillet ; Mr Raffin
voulut m’élever quelques difficultés ; je connaissais mon droit ; j’insistai
:
-Mais alors, Monsieur, m’observa-t-il, vous
acquitterez les Frais de cette copie.
C’est ainsi que je l’entendais ; (quoiqu’étant
partie contractante dans l’acte, il eut dû m’en expédier une grosse) je tombai
d’accord avec lui et le lendemain au matin j’étais en possession de ma copie.
Je ne dirai rien sur le procédé de ce notaire, il est sans doute la suite des
mauvaises dispositions où je l’ai trouvé constamment envers moi : je crois pouvoir
les attribuer à la différence de nos opinions politiques ; il a grand tort assurément,
car si j’étais à même de pouvoir l’obliger, il verrait que je me ferais un plaisir
d’en saisir l’occasion.
Le lendemain de mon arrivée à Trévoux, je me
levai comme à mon ordinaire de grand matin et fus parcourir quelques environs
: je fis une promenade sur le quai qui longe la Saône, je m’arrêtai en face
d’une maison et d’un jardin qui rappelaient à ma pensée de bien agréables souvenirs
; je considérai quelques instants la maison bâtie par mon père, 3, rue du Gouvernement,
où j’avais passé une partie de ma jeunesse et faisant un retour sur ma position
actuelle, sur celle que je pouvais espérer alors et que tout semblait devoir
m’assurer, je me sentis attendri jusqu’aux larmes, mais domptant bientôt ces
impressions mélancoliques je continuai ma course tout au long d’une digue qui
encaisse la rivière sur sa rive gauche : c’est un ouvrage parfaitement établi
; j’appris que le projet était de continuer dans tout le cours du fleuve jusqu’à
Chalon : cette entreprise colossale et dispendieuse fait honneur au gouvernement.
En rentrant en ville je m’acheminai chez un
avoué, Laforest, qui lors de mon procès avec Alphonse avait occupé pour moi,
m’avait suscité de fort mauvaises chicanes, et quoiqu’il fut rentré dans ses
Frais dus et indus, avait toujours négligé et refusé même de me rendre les pièces
de cette procédure : je m’attendais à un accueil des plus îoids, peut-être
à une explication désagréable ; il n’en fut rien, il me promit de m’envoyer
ces pièces à l’adresse que je lui indiquai et je les reçues à Lyon.
Je ne voulais pas quitter Trévoux sans voir
quelques personnes qui m’y intéressaient : je visitai une dame1 alliée
à mon oncle ; Dieu! que je la trouvai changée : cette femme que j’avais laissée
il y a 10 ans encore bien conservée, était méconnaissable et sans le timbre
de sa voix qui m’était familier, je n’aurais pas cru être devant elle. Nous
parlâmes de sa position ; elle me la peignit sous de tristes couleurs et me
témoigna son regret de la mésintelligence qui existait entr’elle et sa soeur,
ma tante. Je l’assurai que dans la visite que j’allais lui faire, je tenterais
tous les efforts imaginables pour rétablir entre ces 2 sœurs la bonne harmonie.
En quittant cette dame je fus voir un ancien
ami que je trouvai dans un triste état : il avait la vue fort affectée et menacé
de la perdre ; je tâchai de remonter son moral qui chez les hommes doués de
peu d’énergie s’affaisse à la moindre secousse ; j’ai appris depuis qu’il avait
été opéré heureusement de la cataracte.
1 Junot, soeur
d’Anne Junot ép. Valentin des Mures.
29 août 1842
Je finis mes visites par celle que je rendis
à 2 amies de ma fille avec lesquelles nous nous entretînmes longuement de tout
ce qui avait rapport à elle ; et en prenant congé de ces dames je montai en
voiture pour me rendre chez mon oncle, 12 mars 1842 ; j’y arrivai au
moment où il allait se mettre à table pour dîner avec ma tante et 3 dames demeurant
à Châtillon lès Dombes [sur Chalaronne], qui venaient quelques fois le visiter.
En entrant dans le salon, après avoir salué ces dames, je vais à mon oncle qui
était engagé dans une vive discussion politique et je lui demandai s’il voulait
me permettre de l’embrasser :
-Très volontiers, me dit-il.
Je l’embrassai vivement ému et bien satisfait
d’une réception à laquelle j’étais loin de m’attendre ; mais ma joie fut de
courte durée, car, m’interpellant au même instant avec ses éclats de voix ordinaires
:
-N’as-tu pas assez d’autorité sur ta fille,
me dit-il, pour l’empêcher de faire vis-à-vis de moi des démarches inconvenantes
: elle m’a adressé dernièrement une lettre pour me faire une demande plus qu’irréfléchie.
Et là dessus il déblatéra une foule de considérations
dont quelques unes étaient plus que mortifiantes : toutes les personnes de la
société étaient dans une stupeur facile à comprendre, j’étais sur la sellette
et le point de mire d’un chacun. Je fus d’abord atterré d’une sortie que je
ne pouvais expliquer, ignorant complètement l’existence de cette lettre d’Aline
qui en était le prétexte ; j’étais au moment de répondre par quelques sottises
; je me contins et dis fort tranquillement à mon oncle que je ne savais point
ce qui pouvait donner lieu aux reproches qu’il m’adressait et que je pensais
nullement les avoir mérités. Alors ces dames pour mettre fin à cette scène pénible
pour tout le monde, cherchèrent à remettre adroitement la conversation sur la
politique, telle qu’elle était engagée avant mon arrivée ; mon oncle heureusement
saisit la balle au bond et poursuivit sa thèse, soutint avec sa véhémence oratoire
ordinaire le système favori qu’il avait adopté depuis qu’il était ce qu’on appelle
aujourd’hui légitimiste rallié :
-Oui, disait-il, en se promenant à grands pas
dans l’appartement, nous devons tous soutenir le gouvernement ; le Roi est un
Bourbon, nous lui devons obéissance : employons tous nos efforts pour empêcher
que la tranquillité publique soit troublée ; respect au trône et à l’autel,
respect à la propriété.
Tout en paraphrasant ce... il s’arrêtait devant
moi et avait l’air de me jeter quelques vives apostrophes ; je l’écoutais respectueusement
en silence : cependant si j’avais voulu partir, quelle position il me faisait
? Dans tous les changements de gouvernement que lui et moi avions vus et subis,
quelle avait dont été ma 1ère pensée, le mobile unique de mes actions
? La liberté et l’ordre public. J’avais, et il le savait bien, sacrifié à ces
2 principes, dans toutes les circonstances de ma vie politique, ma fortune,
mon existence, le bien de ma famille ; et quelle avait été la récompense d’une
si complète abnégation ? Mais ne revenons pas sur le passé ; j’ai fait alors
ce que, dans les mêmes conjonctures, je ferais encore aujourd’hui et je dirai
avec les anciens preux : fais ce que dois, advienne ce que pourra.
Pour faire trêve à une discussion si vivement
engagée et soutenue par les dames Mounier avec un avantage marqué, on annonça
le dîner ; nous nous mîmes à table. Je dois rendre pleine et entière justice
à mon oncle, il fut prévenant envers tous ses convives, aimable même ; il a
de l’esprit, une grande perspicacité, un jugement sain et, ses idées en politique
à part, c’est un homme on ne peut plus estimable : je pourrais lui reprocher
peut-être ses procédés à mon égard, l’opinion entièrement fausse qu’il a de
mes principes ; mais cela m’entraînerait dans des détails qui n’ont d’intérêt
que pour moi et aucuns pour celle qui pourra lire ces pauvres pages échappées
à la plume peu diserte d’un vieillard qui en les écrivant n’a eu d’autre but
que de charmer ses loisirs et de se montrer avec toute la sincérité possible
à sa chère lectrice.
Après le dîner et la conversation qui roula
d’abord sur quelques questions de mon oncle concernant Aline, son intérieur,
la maladie de mon petit-fils aîné, on se rabattit encore sur la politique ;
et après une discussion des plus vives, le moment du départ de ces dames pour
Châtillon étant arrivé, elles nous firent leurs adieux.
Le reste de la soirée fut employé en conversation
avec ma tante qui avait eu la bonté de m’accueillir d’abord on ne peut mieux,
qui avait pris ouvertement mon parti contre son mari et qui me donna sur les
incidents survenus pendant mon absence de ces 10 années des détails que j’ignorais
complètement : j’appris entr’autres choses que Johannès Ehrard Valintin-Smith
et Alphonse s’étaient (il y avait de cela 2 ans 1/2) concertés ensemble dans
une réunion qui avait eu lieu à Saint-Trivier sur Moignans pour circonvenir
mon oncle et le décider à un partage entr’eux de tous ses biens à l’exclusion
de moi, son neveu, de ma fille, sa petite nièce, et qui plus est, de ma tante
elle-même à laquelle il avait promis une hoirie pour lui assurer une existence
honorable en cas de prédécès.
30 août 1842
Je venais à peine de connaître ces détails que
mon oncle rentra, me demanda quels étaient mes projets pour mon avenir : je
lui dis qu’après plusieurs jours passés chez mon patron pour l’apurement de
mes comptes, j’allais me rendre à Paris auprès de mes enfants et arrêter de
concert avec eux le plan de vie que je devais embrasser ; je lui dis quelles
étaient mes ressources pécuniaires, la proposition que m’avait faite ma belle-fille
d’aller la rejoindre à Athènes ; ma tante et lui cherchèrent à me dissuader
d’un semblable parti par toutes les raisons qu’ils jugèrent les plus déterminantes.
Mon oncle ensuite, au moment où ma tante nous quitta, me confia la transaction
passée entre lui, Alphonse son neveu, et Smith qu’il m’a toujours désigné sous
le nom de son jeune homme ; qu’elle était faite dans des termes irrévocables,
etc., etc. J’aurais dû à cette ouverture dire ce que je lui écrivis à mon retour
à Lyon sous la date du 13 mars 1842, mais je ne m’en sentis pas le courage ;
j’avais été si contrarié de sa philippique au moment de mon entrée chez lui
que je me souciais peu de la voir suivie par une plus véhémente peut-être, et
qui pouvait avoir des suites incalculables. Mais bientôt, dans le cours de notre
conversation, il se présenta un incident qui amena une grave accusation ; voici
le fait :
Alphonse (je l’ai dit plus haut) m’avait donné
sa parole d’honneur, avant de conclure la transaction notariée qui arrêta mon
recours en cassation de l’arrêt de la Cour royale de Lyon, que tous les Frais
de 1ère instance, de Cour d’Appel seraient à sa charge à l’exception
de ceux qui faits par mes avoués m’étaient personnels ; et malgré cette promesse
il a refusé d’acquitter ceux en 1ère instance, notamment ceux ayant
trait à l’incident de compétence dénié au tribunal de Trévoux par Vincent Fournier-Verneuil
: en vain j’écrivis à Alphonse et eus même à ce sujet une entrevue chez ma fille
à Paris ; il prétendait que jamais il n’avait été convenu entre nous de semblable
proposition.
-Mais, me dit mon oncle, est-il bien certain
que ton cousin t’ait donné sa parole d’honneur en cette circonstance.
-Je vous le certifie moi-même sur l’honneur.
Il parut réfléchir, et un instant après détourna
la conversation et me quitta lorsque ma tante rentra au salon.
Sur la fin de la soirée (il savait que je partais
dans la nuit pour retourner à Lyon) il se promenait avec moi en causant sur
divers objets lorsqu’il s’approche et me tend une pile d’écus qu’il avait dans
la main, me disant :
-Je voudrais faire mieux, mais j’ai de grandes
charges, etc., etc.
Je le remerciai, comme on pense ; nous nous
embrassâmes et chacun se retira dans son appartement.
Ce que j’avais appris des dispositions testamentaires
de mon oncle, les détails fournis à ce sujet par ma tante, occupèrent mes pensées
pendant toute la nuit ; l’heure du départ arriva sans avoir pu goûter un instant
de sommeil : je montai en voiture et nous arrivâmes à Lyon de fort bonne heure.
Depuis longtemps je nourrissais le projet de
rentrer dans le giron de l’Eglise dont je m’étais écarté à mon grand regret
: quelques obstacles de localité, l’apathie qui m’avait dominé, voilà sans doute
des excuses que je pourrais faire valoir, mais je les juge moi-même si peu concluantes
que je les abandonne. Je me rends chez l’ecclésiastique qui m’avait dirigé en
1829, Deplace, curé de Saint-Louis, de Lyon : trop occupé en ce moment,
il me propose de m’adresser à un prêtre missionnaire dont j’aurais tout lieu
d’être satisfait ; il me donne son adresse ; j’y fus et au 2d entretien
que j’eus avec lui, le résultat que j’osais à peine espérer eut lieu ; je rentrai
pleinement en grâce. Je me rappelle avec la plus vive reconnaissance les sages
avis de cet homme de bien, de ce digne ministre, sa généreuse bonté et le parfait
contentement qui suivit cet acte important et auguste. Depuis j’ai persisté
dans la bonne voie ; à part cependant, je l’avoue, quelques tentations auxquelles
je n’eus pas toujours la force de résister : mais toujours je me repentis, cherchai
à racheter ces erreurs et pris la résolution de n’y plus retomber à l’avenir.
31 août 1842
Je ne sais à quoi attribuer le bienveillant
accueil que je trouvais auprès de toutes les personnes que j’avais connues à
Lyon pendant ma résidence dans cette ville et que je revoyais après un laps
de temps si considérable : ma conscience (soit dit sans orgueil) me rend ce
précieux témoignage que dans toutes les positions qu’a pu me faire le mouvement
politique pendant 20 ans, je n’ai pas fait sciemment mal ou tort à qui que ce
soit, et que c’est cette considération qui m’a concilié l’estime de mes concitoyens
; s’il en est ainsi, j’en rends grâce à Dieu et j’oublie toutes les injustices
et les haines de parti auxquelles j’ai été exposé.
Tant il est que plusieurs des amis que j’avais
conservés dans cette ville me firent des ofîes de services pour m’y fixer,
que je me reproche aujourd’hui de n’avoir pas acceptées, parce que je les crus
sincères ; je me serais de cette manière mis à l’abri de bien des tracasseries
que j’éprouvai dans ma famille.
1er 7bre 1842
Un de mes compatriotes, originaire de ma ville
natale, chez lequel je me présentai, me dit que Mr Péaud, magistrat et propriétaire
dans les environs de Lyon, m’engageait à aller le voir et qu’il me ferait dîner
tel jour en compagnie d’une dame fort aimable : mon projet d’aller visiter ce
Monsieur était bien arrêté, et cette flatteuse invitation m’y détermina ; au
moment où j’allais l’effectuer, j’apprends l’arrivée de ce Monsieur et de sa
dame ; je les rencontre chez cet ami commun et ils m’emmenèrent dans leur habitation
où nous arrivâmes le soir assez tard par un temps des plus détestables. Je fus
reçu et traité avec une noble et généreuse hospitalité. Le lendemain, le magistrat
fut forcé par les devoirs de sa place de s’absenter et me laissa avec Madame
son épouse : cette dame qui joint à une piété douce et sincère les qualités
qui distinguent une femme bien élevée, a une conversation intéressante ; les
moments fuyaient auprès d’elle. Cependant pour la laisser aux soins de son intérieur,
je pris le prétexte de quelques visites : j’en avais effectivement 2 à faire
que je ne voulais pas oublier. La 1ère était à la mère du magistrat
qui m’avait reçu chez lui ; veuve d’un ancien camarade de collège, militaire
estimable sous tous les rapports, j’avais été en contact avec lui dès ma plus
tendre jeunesse et nous nous étions perdus de vue pendant fort peu de temps.
Le hasard (ou la providence plutôt) nous réunit lorsque je fus nommé sous-lieutenant
au régiment de Lyonnais-Infanterie où ce jeune homme avait pris parti et était
alors chasseur dans une de nos compagnies détachées à Mayence dont plus tard
les Prussiens firent le siège et s’emparèrent.
12 8bre 1842
Je reviens à l’autre visite que j’avais à faire
dans le bourg où je venais de voir la veuve de l’ami dont j’ai déjà raconté
l’épisode de la sortie de Mayence. C’était au maire de la commune, ancien officier
supérieur de dragons, brave et loyal militaire avec lequel j’avais eu des relations
assez suivies pendant la vie de l’ami cité plus haut. J’en fus reçu à merveille
ainsi que de Madame et de Madame sa mère ; nous causâmes quelques instants et
de retour à la maison de Mr Péaud je trouvai Madame avec la personne qui m’avait
été annoncée comme devant dîner avec nous.
Cette dame était accompagnée de son fils, enfant
de 7 à 8 ans ; elle était veuve depuis un an d’un médecin d’une petite ville
sur les bords du Rhône à peu de distance de Lyon : elle habitait la campagne
où elle a des propriétés, pendant la belle saison, et passait l’hiver à Lyon
chez un de ses oncles, médecin d’une grande réputation. A un physique des plus
agréables elle joint un ton parfait, des manières distinguées exemptes d’afféterie
et une conversation attachante.
Je dois l’avouer avec sincérité ; tant de qualités
réunies me firent tomber sous le charme : à mon âge j’osais élever ma pensée
vers une femme jeune encore, belle, aimable et je me dis dans mon coeur qu’elle
ferait ma destinée. C’était certes de ma part une inconséquence des mieux caractérisées,
un acte de déraison ; je passe condamnation ; mais celui qui le 1er
me fit de cette personne un éloge si pompeux, ceux qui prirent plaisir à nous
réunir, n’ont-ils pas quelques torts aussi à se reprocher ? S’ils ont eu la
cruelle pensée d’une mystification, elle a parfaitement réussi, mais je la leur
pardonne aujourd’hui ; peut-être dans le 1er moment je n’aurais pas
poussé si loin la générosité. Un vieux troupier amené ainsi par toutes les illusions
à se compromettre vis-à-vis d’une dame respectable, par les procédés de jeunes
gens en vérité, il y aurait eu plus que de la grandeur d’âme à excuser de leur
part pareils torts. [Au reste, pour en finir avec cet épisode de ma vie, je
vais en empiétant sur l’avenir, consigner ici la fin de cette aventure.]
La conversation avant le dîner fut assez animée
; ces 2 dames me poussèrent, on vint à parler des campagnes militaires que j’avais
faites avec le beau-père de l’une d’elles, je m’échauffai, je peignis avec de
vives couleurs ce que j’avais vu, les événements auxquels j’avais pris part
: on parla ensuite de la perte de mon ami ; ce souvenir me fut si pénible que
pour tenir les larmes qu’il me fit verser je fus obligé de sortir ; à ma rentrée
au salon je trouvai le maître de la maison et la conversation prit une autre
direction. Le dîner fut gai, assaisonné par les réflexions spirituelles des
dames, par les saillies quelque peu critiques du patron ; j’éprouvais une vive
contrariété en pensant que je devais quitter une aussi aimable réunion, étant
invité à dîner à Lyon chez un ami d’enfance : enfin prenant mon parti avec une
énergie dont je ne me croyais pas capable, je m’excusai auprès des dames et
de mon hôte et pris congé : je ne sais trop ce que je balbutiai en faisant mes
adieux, mais il est certain que cette dame dut avoir une bien petite opinion
de mes moyens, si elle ne fut pas assez perspicace pour démêler les sentiments
qui s’étaient emparés de moi.
J’arrivai à Lyon à une heure où il ne m’était
plus permis de penser à me présenter au dîner auquel j’étais invité et le lendemain
je partais pour retourner à la Barre : j’écrivis donc à mon ami en le priant
de m’excuser auprès de sa dame d’avoir manqué à mon engagement et lui promit
qu’à mon prochain retour je leur rendrais mes devoirs à tous 2.
15 8bre 1842
Je fis mes adieux aux personnes chez lesquelles
j’avais été reçu pendant mon séjour à Lyon et à toutes je laissai entrevoir
mon projet de venir établir ma résidence dans cette ville ; mais j’ignorais
et ne pouvais prévoir les circonstances qui me forceraient à y renoncer. J’arrivai
à la Barre et fus reçu à merveille par mon patron que je quittai au bout de
quelques jours employés à mettre la régularité convenable dans les livres dont
la tenue était ma principale occupation, celle qui m’était la plus familière
; car j’avoue en toute humilité que mes connaissances en agriculture sont entièrement
négatives : ce n’est pas à mon âge qu’on peut les acquérir quand on y est toujours
à peu près resté étranger ; je sentais parfaitement mon insuffisance sous ce
rapport ; au surplus mes fonctions se bornaient en cette matière à prendre les
instructions de maître et à les transmettre à qui de droit : la surveillance
des principaux travaux n’entrait pas dans mes attributions ; celle seulement
de l’intérieur de la ferme du château et des domestiques était de mon domaine.
Mr de Chazelles me témoigna à mon départ son regret de me voir éloigner, me
combla d’honnêteté et, prévoyant sans doute l’avenir, me fit promettre de venir
à la Barre toutes les fois que je pourrais en avoir le désir. Ses gens me souhaitèrent
toutes sortes de prospérité et me témoignèrent, chacun à leur manière, la peine
qu’ils éprouvaient de mon départ.
Mr le curé de la paroisse, Pierre Jacob,
avec lequel depuis mon retour de Lyon, j’avais eu des relations suivies, qui
m’avait raffermi dans mes résolutions chrétiennes, reçut ma visite d’adieu avec
quelque peine et me fit promettre de revenir dans sa commune ; je m’y engageai
avec plaisir sans prévoir cependant que je devais sous peu de mois effectuer
cette promesse.
Je pris le 21 mars 1842 (jour de ma naissance,
1774 ; j’avais donc 67 ans révolus) la diligence à Saint-Pierre le Moutier pour
me rendre à Paris auprès de mes enfants : une seule place dans le coupé était
vacante, je l’occupai en compagnie de 2 dames dont l’une était religieuse des
Dames de la Miséricorde de Nevers et l’autre une jeune personne de Nîmes placée
sous sa protection. Cette demoiselle tient à une famille honorable ; Mr Béchard,
député du Gard, son oncle, dont elle me parla beaucoup, est un ami intime de
ses parents, ce qui, certes, est pour eux une recommandation puissante. Nous
causâmes beaucoup ces dames et moi : la dame religieuse me parut avoir un amour
sincère de son état, mais elle aurait pu s’épargner les Frais d’éloquence qu’elle
fit pour me persuader de la sainteté de notre religion divine ; je suis certes
bien éloigné de la méconnaître, mais si je devais être rappelé à ses principes
je désirerais l’être avec plus d’onction et moins de prétention à l’esprit,
prétention au surplus bien mal fondée, soit dit sans médisance. La demoiselle
me parut soufîir quelque peu de la conversation de sa compagne et plusieurs
fois voulut la détourner ; elle y parvint enfin, je l’écoutai avec plaisir :
sa vivacité méridionale m’enchantait, elle s’en aperçut ; nous causâmes longtemps
de ses parents, de sa ville natale que je connaissais, y ayant resté en garnison
quelques mois ; elle me laissa avant de la quitter une boîte de chocolat dont
je donnai les pastilles, mais j’ai conservé la boîte comme un souvenir de cette
aimable et intéressante personne. Si j’avais osé depuis me présenter à son couvent,
j’aurais été charmé de lui présenter mes respects. Je laissai ces dames à Nevers
où était leur institution et continuant ma route j’arrivai le lendemain au soir
à Paris ; mon gendre m’attendait à l’hôtel des diligences et nous nous rendîmes
chez lui. J’appris chemin faisant les progrès de la maladie afîeuse dont était
atteint mon petit-fils aîné et la crainte qu’avait son beau-père et son oncle
en même temps, de le perdre. Les médecins les plus accrédités avaient été successivement
appelés pour lui donner des soins ; tous avaient émis l’opinion que cette phtisie
pulmonaire, héritage de son malheureux père, était arrivée à sa dernière période
et que leur art était désormais impuissant. Après avoir embrassé en entrant
chez mon gendre ma chère fille et son enfant, Jean Baptiste Antoine, dit
Antony ou Nini Roulliet, âgé de 2 ans et 1/2, nous entrâmes dans la chambre
du malade que je trouvai au lit, mais point aussi accablé que je le jugeais
d’après les rapports de ses parents. Il parut avoir du plaisir à me revoir,
nous causâmes avec intérêt, et je n’eus pas de peine à démêler les sentiments
de ce cher ami. Il était envers son père d’une tendresse, d’une docilité parfaite,
avait parfois des mouvements de vivacité envers sa mère, et assez souvent se
plaignait de la turbulence de son jeune îère : à part quelques autres inégalités
de caractère, d’ailleurs bien excusables dans sa position, je n’ai rien connu
de plus doux, de plus patient que ce pauvre malade. Quelques jours après mon
arrivée il fut mis en présence d’un nouveau médecin qui tenta sur lui des expériences
un peu hasardées, qui ordonna des remèdes d’une violence atroce (si je puis
m’exprimer ainsi). Eh bien! ce cher enfant les suivit sans faire aucune observation,
sans se permettre la moindre plainte ; j’admirai sa patience ; je doute que
dans pareille situation j’eusse pu en montrer une semblable.
29 8bre 1842
Après 3 semaines passées auprès de mes enfants,
sentant parfaitement que j’épuiserais bientôt mes petites économies en restant
à Paris, et espérant que l’air de la campagne pourrait aider à la guérison de
mon cher Jules, je pris le parti de m’établir à Charenton le Pont où j’avais
résidé 3 ans et où j’avais conservé quelques amis. Je me logeai d’abord dans
le meilleur hôtel de l’endroit, je n’eus qu’à me louer des soins et des attentions
qu’eut pour moi la dame de la maison, femme d’une condition honorable, ayant
reçu une éducation soignée et d’une société agréable. Je fus parfaitement accueilli
de mes anciens amis et j’éprouvai une bien douce satisfaction en m’acquittant
envers l’un d’eux d’une dette que j’avais contractée depuis trop longtemps,
mais à laquelle jusqu’alors je n’avais pu faire honneur ; non, je ne connais
pas en ce monde de jouissance comparable à celle de rendre ce qu’on a emprunté,
et à faire un peu de bien : voilà, à mon avis, ce qui vous donne des instants
de bonheur que le coeur goûte avec délice.
J’ai oublié de mentionner que de Paris j’avais
écrit à Mr Péaud, de Saint-Cyr au Mont d’Or, pour lui dire sans grand préambule
que Mde B... m’avait inspiré des sentiments si vifs que je me hasardais à le
prier de sonder si je pouvais espérer quelque retour de la part de cette trop
aimable dame ; je m’excusais bien de mon mieux sur l’inconséquence de cette
démarche, mais le sort été jeté ; je me conduisis dans cette affaire avec une
légèreté qui ne convenait ni à mon âge, ni à ma position ; j’en fais l’humble
aveu. Je reçus à Charenton la réponse de ce Monsieur. Elle était ce que raisonnablement
je devais craindre, un refus formel, adouci par toutes les expressions que savent
employer les personnes qui ont du tact et la pratique du monde ; et pour fiche
de consolation, il m’assura que Mde B... était très décidée à ne jamais se remarier.
Je répondis de suite à Mr Péaud, que de mêmes réflexions m’avaient depuis ma
démarche auprès de lui fait sentir combien elle était inconvenante, et que j’étais
déjà très résolu à renoncer à mes prétentions, mais que si ce projet n’eut pas
été pris, la nouvelle qu’il me donnait de la haute fortune de Mde B..., m’aurait
dès le principe condamné au silence le plus absolu, qu’il n’avait jamais pu
entrer dans mes idées de faire semblable spéculation, qu’enfin je le priais
au nom de notre amitié d’oublier tout ce qui s’était passé à ce sujet. Le temps
n’a fait que me confirmer dans ces sages résolutions et je m’applaudis beaucoup
aujourd’hui d’avoir su rompre cette inclination qui, je le répète avec un sentiment
bien sincère de componction, était on ne peut plus inconvenante, vu mon âge,
celui de Mde B..., ses agréments extérieurs et sa position sociale.
Ma fille à qui dans mon enthousiasme je confiai
mes espérances, le lendemain de mon arrivée à Paris, me railla avec un ton dont
je fus piqué, je l’avoue ; je lui en témoignai mon mécontentement devant son
mari qui sans doute lui conseilla plus de retenue puisqu’il n’en fut plus jamais
question entre nous ; mais elle en fit part à sa soeur qui voulut prendre envers
moi un ton fort inconvenant et me morigéner : je lui répondis comme je le devais
en la priant de garder ses réprimandes pour les jeunes personnes dont elle dirigeait
l’éducation, mais que vis-à-vis de moi c’était se méconnaître et perdre ses
peines et son temps.
De Charenton où j’avais fixé ma résidence, j’allais
assez îéquemment à Paris voir mes enfants et savoir des nouvelles de notre
cher malade : hélas! sa position empirait à vue d’œil et les espérances dont
nous nous étions bercés un instant s’affaiblissaient chaque jour.
10 9bre 1842
Le 21 au matin, je venais de déjeuner quand
je vois arriver en toute hâte le portier de la maison où demeurait mon gendre
: il m’annonce qu’il vient de part me prier de me rendre de suite à Paris si
je veux voir encore une fois mon pauvre Jules qui était à toute extrémité :
je parts à l’instant et dans la voiture, le concierge, les larmes aux yeux,
m’avoue que ce cher enfant1 n’est plus et me donne quelques
détails sur ses derniers instants ; on conçoit la douleur dont je fus saisi
; ce fut d’abord une stupeur dont j’eus de la peine à revenir ; les larmes enfin
succédèrent à cet état et me soulagèrent un peu. En arrivant au domicile de
mes enfants, la femme du concierge, en me priant de ne pas y monter, me remit
l’adresse de la famille qui avait reçu ma malheureuse fille et me dit que mon
gendre la recommandait à mes soins tandis qu’il s’occuperait avec son îère
alors à Paris, des détails de ce douloureux événement. Je me rendis dans un
état difficile à décrire chez Mde C…, au Marais : je lui demandai si ma malheureuse
fille avait connaissance de la fatale nouvelle ; elle me dit que non et qu’elle
était dans un grand embarras pour la lui annoncer ; je vis que cette cruelle
commission m’était réservée : je me recueillis un instant et j’entrai dans l’appartement
où se trouvait ma fille avec son enfant ; cette mère infortunée se précipite
dans mes bras avec sanglots qui me fendaient le cœur et m’interroge sur le sort
de son aîné.
- Ma pauvre amie, lui dis-je, suffoqué par
les larmes, notre Pauvre Jules a cessé de soufîir.
A ces mots qui ne lui laissaient plus d’espérance,
Aline, ma chère Aline eut une crise de nerfs afîeuse : Mde C… et moi nous lui
prodiguâmes les soins qu’exigeait sa position ; enfin les larmes succédèrent
à ces convulsions, nous y mêlâmes les nôtres. Dans un malheur aussi grand, le
mieux est d’exciter la sensibilité, de donner même des détails, on en est avide
; une mère surtout ; la douleur est poignante, elle déchire, mais il n’est que
ce seul moyen de la rendre supportable. Aussitôt que ces spasmes violents furent
un peu calmés, Aline me demanda des nouvelles de son mari, s’il ne viendrait
pas bientôt auprès d’elle ; je l’engageais à prendre un peu de patience en prétextant
qu’Amaranthe avait été chez une personne qui l’avait fait demander et qu’aussitôt
cette course faite, il s’empresserait d’accourir près d’elle afin de mêler ses
larmes aux siennes. Cette assurance la calma pendant quelques instants, mais
comme son mari tardait à rentrer, les plaintes et les gémissements recommencèrent
avec une nouvelle force et ne cessèrent un peu qu’à l’arrivée de l’époux si
impatiemment attendu. Ce retour fut l’occasion d’une nouvelle scène non moins
déchirante que les 1res : quand elle fut un peu calmée, je quittai
Mde C…, mes enfants et promis à mon gendre que le lendemain j’arriverai à l’heure
indiquée pour rendre les derniers devoirs à notre bon Jules.
Que dirai-je du petit Nini ? (C’est ainsi que
nous l’appelons, du diminutif d’Antony). Hélas ! ce cher enfant n’était pas
en âge de comprendre la douleur que nous éprouvions tous ; d’ailleurs les petits-enfants
de Mde C… cherchèrent à l’amuser et l’entraînèrent dans l’appartement qu’ils
occupaient. L’âge de Nini (il avait 2 ans et quelques mois) me rappela une circonstance
bien douloureuse : son père lui fut enlevé par la cruelle maladie dont lui-même
venait de périr. Quel afîeux rapprochement !!!
1 21 avril 1842,
Paris. Enterré au cimetière du Nord-Montmartre. Annexe 27.
12 9bre 1842
Moi-même j’avais perdu mon fils unique au même
âge à peu près que je venais de voir succomber mon petit-fils : toutes ces coïncidences
me Frappèrent d’une espèce de vertige en retournant à mon logement à Charenton
: on doit croire que la nuit ne m’apporta ni le sommeil ni le moindre soulagement
à mes chagrins ; et pour les combler, il fallait partir, aller assister à la
cérémonie la plus douloureuse quand surtout elle concerne un être qui nous est
cher.
Enfin je me mis en route dans ces tristes dispositions
d’esprit : je m’arrêtai chez la dame qui avait eu la bonté de recueillir ma
pauvre fille ; je m’informai d’elle, comment cette malheureuse mère avait passé
la nuit. Hélas ! comme j’avais tout lieu de le craindre : dans des crises à
chaque instant répétées et dans des agitations que ne parvenaient pas toujours
à calmer les soins empressés, affectueux de son mari et des dames de la maison
; je priai tout le monde de ne pas entretenir ma fille de ma visite et de lui
dire, si elle me demandait, que je la verrais aussitôt qu’il me serait possible
; je désirais qu’elle put ignorer le moment de la douloureuse cérémonie et ne
paraître devant elle que lorsque tout serait terminé ; mais hélas ! tromper
ou affaiblir les sentiments d’une mère, n’est-ce pas tenter l’impossible ?
Je me rendis à la maison mortuaire : quel affligeant
spectacle s’ofîit à moi en passant sous le seuil ! Hélas !ce pauvre enfant
couché dans son cercueil, entouré de tous les insignes religieux de la mort
; voilà ce qui restait d’un être chéri et dans quelques heures tout serait livré
à la terre ! Oh ! Dieu puissant ! Quel abîme de réflexions !
Je trouvai au logement de mon gendre quelques
personnes invitées à la cérémonie et qui s’entretenaient les larmes aux yeux
des espérances que donnait ce cher enfant de ses aimables qualités : on admirait
avec attendrissement les ouvrages qu’il avait composés dans un âge où à peine
a-t-on les 1res notions d’un art dans lequel il y a lieu de penser
qu’il eut été supérieur : plusieurs dessins, un portrait à l’huile d’une ressemblance,
d’une exécution parfaites attiraient les regards, les connaisseurs y trouvaient
les germes bien développés d’un talent qui promettait un brillant avenir ; ceux
qui avaient particulièrement connu ce cher enfant rendaient pleine justice à
ses aimables qualités ; j’aurais pu joindre mes éloges aux leurs, mais mon cœur
oppressé ne savait que trouver des larmes et payer à sa mémoire dans mon for
intérieur le tribut e mes trop légitimes regrets. Ah ! Si j’avais pu parler
; combien je les aurais tous attendris en leur racontant les traits les plus
saillants de notre dernier entretien l’avant-veille de sa mort : il paraissait
éprouver un mieux sensible (comme il arrive toujours dans cette cruelle affection)
; je restai seul avec lui pendant plus d’une heure ; la conversation s’engagea
sur divers sujets : l’histoire, la littérature, la morale nous occupèrent alternativement
; il raisonnait sur toutes ces matières avec un aplomb, des expressions choisies
qui m’étonnèrent ; je me convainquis qu’il avait lu beaucoup, avec îuit, nos
meilleurs auteurs, qu’il en raisonnait non en enfant, mais en homme formé et
à qui rien n’échappe ; que sa mémoire fût parfaite, il n’y avait rient d’étonnant,
mais qu’il put saisir les beautés des ouvrages qu’il avait parcourus, qu’il
les commentât avec un discernement dont je ne l’aurais pas cru capable, voilà
ce qui me causa une surprise et une admiration bien sincère. Ah ! comme ce pauvre
enfant aimait ses parents ; avec quelle énergie il me dépeignait le bonheur
qu’il éprouverait de pouvoir augmenter leur aisance, les récompenser des soins
et des sacrifices de son éducation ; combien sa brillante et vive imagination
s’échauffait à la pensée qu’un jour il pourrait se faire un nom et acquérir
de la renommée. Mais hélas ! désirs superflus, vaines espérances ! La mort,
l’impitoyable mort a tranché une vie déjà pleine, une vie qui promettait tant.
Ah ! mon cher Jules, toi qui pour moi devais remplacer dans mes affections ce
fils qui me fut enlevé à ton âge [Hubert Cécile Noël], je te pais dans ces îoides
pages le tribut de mes trop légitimes regrets ; mon cœur te conserve une place
que personne ne pourra jamais te disputer.
Lorsque le moment fut arrivé, nous partîmes
pour nous rendre à la paroisse du défunt : mon gendre et moi nous marchions
en tête du lugubre cortège avec le îère d’Amaranthe, Jean Prosper Roulliet
; j’étais dans une situation d’esprit qu’aucune expression ne pourrait rendre
; arrivé à l’église, la cérémonie fut retardée par un conflit entre les autorités
civile et ecclésiastique ; je ne me permettrai pas de décider de quel côté se
trouvait le droit, mais je ne tairai point quel fut notre mécontentement à tous
de voir semblable discussion s’élever dans une circonstance si inopportune :
enfin le service commença ; à l’absoute, quand je me retournai pour aller donner
l’eau bénite, j’éprouvai une hallucination violente, ma tête était en feu :
mon gendre s’en aperçut, m’engagea à me retirer ; ainsi fis-je ; je quittai
le cortège au moment où il s’acheminait vers Montmartre : je cherchai à mettre
du calme dans mes idées ; le grand air me ranima un peu ; je marchais lentement,
enfin les larmes qui me suffoquaient coulèrent en abondance ; je fus soulagé
et j’arrivai auprès de la malheureuse mère assez bien remis de cette cruelle
émotion. Je la trouvai bien agitée, bien soufFrante ; je fis mes efforts pour
ranimer un peu son courage. Hélas !j’en avais grand besoin moi-même pour remplir
un si rigoureux devoir : je l’assurai que tout s’était passé on ne peut plus
convenablement. Je ne la quittai que lorsque son mari et son beau-îère purent
venir me remplacer : nous convînmes avant son départ que le lendemain mes enfants
viendraient passer une quinzaine auprès de moi à Charenton, que je ferai dans
l’hôtel où j’étais établi les dispositions convenables et que je viendrais pour
les accompagner dans ce domicile provisoire.
Le lendemain donc, après avoir fait à la dame
qui nous avait tous tant obligés pendant ces 2 jours les remerciements que nous
lui devions, nous nous dirigeâmes sur Charenton et j’installai mes enfants dans
une chambre contiguë à la mienne. La vue en était étendue, variée et pittoresque
: elle donnait sur la Marne qui coulait au bas des croisées, sur des campagnes
déjà reverdissantes ; enfin sur un pont où la circulation des voitures et des
voyageurs était continuelle. Dans tout autre moment, ma pauvre fille eut apprécié
une si charmante situation, mais son cœur îoissé, déchiré se portait constamment
au malheur qui venait de la Frapper. Ces angoisses douloureuses furent encore
augmentées par l’indisposition qu’éprouva le petit Nini : cet enfant (il y avait
alors 4 mois environ) avait été, comme je crois l’avoir dit plus haut, atteint
d’une fièvre typhoïde qui avait mis ses jours en danger et dont il n’était pas
encore parfaitement rétabli. Une oppression considérable, une irritation d’entrailles
se déclarèrent ; il fallut avoir recours à la médecine : le docteur ne connut
pas, je croix, parfaitement la nature de son mal, ordonna des remèdes qui ne
firent aucun effet ; au bout de 10 jours mes enfants n’apercevant point de changement
favorable dans la situation de ce cher petit, se décidèrent à retourner à Paris.
14 9bre 1842
Quelques temps avant leur départ, j’avais cru
entrevoir la possibilité de trouver un emploi. J’appris que le poste de secrétaire1
de la mairie de Charenton était au moment de changer de titulaire : celui-ci,
homme éminemment capable, d’un âge avancé, avait l’intention de se retirer ;
il s’était fait autoriser par le maire à lui présenter un remplaçant avec lequel
il devait prendre des arrangements pécuniaires ; je fus instruit que la personne
avec laquelle il devait contracter ne paraissait pas propre à remplir cet emploi
: le maire2 alors était gravement indisposé, je ne pouvais
prendre de lui aucun renseignement ; le 1er adjoint Rivet venait
de donner sa démission ; je m’adressai au 2d adjoint3, docteur
en médecine, avec lequel j’avais eu des relations : il m’annonça qu’il croyait
cette affaire à peu près conclue, que cependant il s’en informerait et que dans
la journée il me rendrait réponse. A l’heure indiquée, je me présentai chez
lui, il me confirma la nomination de la personne avec laquelle avait contracté
le titulaire actuel, mais cependant m’engagea à l’aller trouver parce que, ainsi
que je l’avais appris, il pensait que le sujet proposé était dans l’impossibilité
de remplir les fonctions de la secrétairerie. Je me présentai chez Mr Sarton
qui m’accueillit parfaitement, me témoigna ses regrets de n’avoir pas connu
plutôt mes intentions, mais me représenta cette place sous certains aspects
qui me donnèrent à penser que je n’aurai pu moi-même que bien difficilement
satisfaire aux exigences de la place. On m’indiqua une mairie voisine qui se
trouvait avoir besoin d’un secrétaire ; je rendis visite à Mr le maire qui me
dit alors avoir arrêté depuis quelques jours un jeune homme pour remplir ce
poste qui, d’ailleurs, vu le peu d’importance de sa commune, était fort médiocrement
rétribué.
Dans les 1ers jours de mon arrivée
à Paris sur la fin de mars 1842, j’avais fait des démarches pour demander la
décoration de la Légion d’Honneur. 2 de mes collègues de 1815 dans la garde
nationale de Lyon l’avaient obtenue depuis longtemps : l’un d’eux, Margerier,
l’avait sans doute méritée par de longs services ; mais l’autre, je le crois
sans amour-propre, y avait moins de droit que moi. Sans vouloir me targuer de
12 campagnes actives, de mon empressement à solliciter de l’emploi à l’époque
des 2 invasions, je pouvais sans injustice me prévaloir des services de mon
père pendant 55 ans dans l’exercice de la magistrature où il avait laissé des
souvenirs honorables.
Mr Teste, alors ministre des Travaux Publics,
avec lequel j’avais eu des relations en 1815 à Lyon où il était commissaire
général de police et chef de bataillon honoraire de la garde nationale, me parut
être celui qui pouvait, par sa position actuelle, faciliter le succès de ma
demande. Je lui demandai une audience qu’il m’accorda ; je lui fis part de mes
intentions ; il me dit de faire ma requête à Mr le Maréchal Soult, alors ministre
de la Guerre, qu’il la lui remettrait lui-même en l’appuyant de sa recommandation
; je suivis ponctuellement ses prescriptions et dans une nouvelle audience lui
remis ma pétition en lui demandant s’il était nécessaire d’un joindre mes états
de service.
- C’est inutile, me répondit-il ; personne
mieux que moi ne connaît vos droits et je vous promets de les faire valoir auprès
de Mr le Maréchal ; mais je ne pense pas que vous puissiez rien espérer pour
la prochaine fête du Roi (le 1er mai), attendu qu’il est décidé qu’il
n’y aura pas de promotions à cette époque, l’armée d’Aîique nous dévorant de
toutes manières.
J’attendis le temps convenable pour la présentation
de ma requête et la décision de Mr le Maréchal : cependant à mon départ de la
capitale je voulus savoir ce que je pouvais espérer ; j’écrivis donc à Mr Teste
qui me répondit fort laconiquement que dans ce moment il était impossible d’espérer
la réussite de ma demande : il est vrai que je n’étais pas électeur, pas le
moins du monde influent, sans cela j’aurais certainement comme 2 Lyonnais sans
autres titres que leur position et leur fortune, obtenu la croix qui venait
de leur être donnée dans l’espoir des services électoraux qu’on attendait d’eux
dans les prochaines élections. Je répondis à Mr le Ministre que si ma longue
expérience ne m’avait appris qu’il fallait peu compter sur la reconnaissance
de services rendus, j’en acquérais aujourd’hui la certitude.
Pour dire toute ma pensée à ce sujet, je crois
devoir ne pas taire la démarche que je fis auprès d’un des députés de mon département,
îédéric Perrier, que je fus consulter sur ma requête à présenter à Mr
le Maréchal Soult ; avec le îoid glacial qui le caractérise, il me demanda
si ma pétition était purement présentée comme récompense honorifique ou entraînant
la pension qui est allouée aux militaires ; je lui répondis sans hésiter que
je n’avais pas mis dans mes prévisions ce qui pourrait advenir de matériel dans
ma requête et que ce point me touchait peu. Je présume qu’étant comme tous ses
collègues, très soigneux des économies du budget, il a pensé qu’une chétive
allocation de 250 f. accordée à un vieil officier qui dans plusieurs circonstances
a sacrifié à son pays sa fortune et sa vie, pouvait le grever d’une manière
alarmante. Pauvre homme d’État ! Comme vous savez bien discerner les circonstances
où il faut dans l’intérêt même de l’État faire des générosités à ceux qui l’ont
servi avec zèle, dévouement et une entière abnégation de leurs plus chers intérêts.
J’ai conservé l’intime conviction que Mr le Député m’a desservi auprès de Mr
le Maréchal Soult et que c’est à ses insinuations en grande partie que je dois
le refus que j’ai éprouvé.
Quoiqu’il en soit, je ne perdis pas courage,
malgré le peu de succès de mes démarches et j’en tentais de nouvelles auprès
de quelques personnes assez haut placées : une seule m’a répondu en me donnant
peu d’espérance, mais en me promettant cependant son concours pour la réussite
de mon projet. Je suis encore à recevoir les réponses des autres ; j’ai d’autant
plus lieu de m’en étonner que j’avais droit d’attendre un peu plus d’égard d’eux.
Mais aussi quelle idée, à mon âge, retiré du monde, à 60 lieues de la capitale4,
dans une position si infime, de demander au pouvoir une récompense peut-être
méritée par mes services, plus encore par ceux de mon père !!! Dans ce siècle
de servilisme, d’égoïsme les plus entiers, qui atteint toutes les classes depuis
la plus modeste jusqu’à la plus élevée ; dans la position que nous ont faite
nos troubles civils, nos sanglantes révolutions ; comment un simple et obscur
particulier peut-il espérer de faire admettre la moindre réclamation, la plus
légitime demande ? Hélas ! je regarde la chose, non peut-être comme impossible,
mais au moins comme bien difficile. Je l’avouerai cependant dans toute la sincérité
de mon âme, de tout temps ce signe d’honneur a été ma plus grande, ma seule
ambition peut-être, le véhicule le plus actif de mes sacrifices envers mon pays
: Français, je paie ainsi mon tribut à ce sentiment personnel que je viens quelques
lignes plus haut de stigmatiser ; mais tout en désirant obtenir la récompense
des braves, même pour parler sans feinte la pension qui comme militaire y est
attachée, peut-on légitimement me faire un reproche de mes tentatives pour obtenir
cet honneur insigne et augmenter mes trop faibles moyens d’existence ? Je ne
le pense pas et ma conscience que j consulte toujours avant de prendre aucune
détermination, me dit que je n’ai en ceci rien à me reprocher.
1 Sarton jusqu’au
30 juin 1842 ; puis Clément Fournier en juillet 1842.
2 Louis Thomas
Santellier-Tellu, négociant à Charenton-le-Pont. Né en 1785, décédé maire en
1842.
3 Il s’agit en
fait d’un des conseillers municipaux.
4 Berthun, Cne
de Patinges, Cher, qui prit le nom de Torteron par décret du 3 mars 1876.
15 9bre 1842
Cependant les dépenses de mon établissement
à Charenton n’étaient point au niveau de mon petit revenu, il fallut prendre
une résolution pour y apporter un changement. Après avoir vu échouer divers
projets d’augmenter mes rentes par mon travail, je confiai à mes enfants mon
dessin de chercher auprès d’eux quelqu’emploi qui me facilitât les moyens d’y
parvenir. Mon gendre se rappela qu’un chef d’établissement lithographique lui
avait promis dans un temps de m’employer ; nous allâmes le trouver. Il nous
accueillit assez bien, me fit quelques questions et finit par me dire qu’il
pouvait disposer en ma faveur d’un petit emploi peu rétribué à la vérité, mais
qui ne serait pas surchargé de travail. Il s’agissait de tenir la comptabilité
d’un magasin de vente de pierres lithographiques, commerce qu’il faisait avec
un associé incapable de s’occuper de ce détail. Je crus pouvoir lui promettre
que je remplirais ses vues, et nous convînmes que le lundi suivant 6 juin [juillet
1842] j’entrerai en fonctions.
De retour à mon logement, je fis quelques visites
d’adieux aux amis et connaissances dont j’ai cultivé la société pendant mon
séjour à Charenton ; tous me félicitèrent de ma nouvelle position et me souhaitèrent
bonne chance. J’éprouvait, je dois l’avouer, des regrets à me voir forcé de
renoncer à cette vie paisible, douce, dont j’avais joui pendant 2 mois ; mais
je sentais mieux encore l’impossibilité de la continuer et le besoin d’aider
par mon travail aux nécessités de la vie. Je fis mes dispositions de départ
et le samedi 4 juin je rentrai dans la capitale. Je me logeai tout près de mes
enfants, quoique bien éloigné du bureau où j’allais être employé ; mais nous
étions dans la belle saison et ces courses ne m’efFrayaient point.
Avant de quitter Charenton, je dois dire quelques
mots sur les travaux de fortification qui ont été entrepris sur ce point important
à défendre ; je les ai souvent visités seul ou en compagnie de mon ami Mr Marion,
homme intelligent, d’un coup d’œil sûr et joignant à une rigide probité les
qualités du cœur. Si (comme il a la modestie d’en convenir) il eut reçu une
éducation convenable, je ne mets pas en doute qu’il eût été un sujet distingué,
mais dans notre temps cette éducation complète n’était accordée qu’aux fils
de famille un peu aisés et dont les parents savaient en apprécier le mérite
pour l’avenir de leurs enfants.
Je n’ai pas la prétention de vouloir juger les
ouvrages de fortifications établis autour de Paris : les connaissances à ce
nécessaires ne m’ont jamais été familières ; un officier d’infanterie est peu
apte à distinguer et apprécier les divers systèmes ; il doit les défendre, voilà
son devoir ; le surplus est sans les attributions des armes du génie et de l’artillerie.
A l’époque de la discussion dans les Chambres
du projet de loi sur les fortifications de Paris1, l’opposition
légitimiste s’y montra hostile, fit naître des objections qui se répandirent
dans les salons et gagnèrent même les boutiques où la manie est aujourd’hui
de vouloir parler de tout, de politique, de guerre, etc., sans être à même d’éclairer
ces questions par la moindre connaissance de la matière, comme encore de les
trancher avec un aplomb qui impose aux esprits superficiels. Les adversaires
des fortifications s’appuyèrent sur divers raisonnements pour prouver qu’elles
sont inutiles et faites dans le seul intérêt du gouvernement. Je suis loin de
partager cette opinion, et voici sur quoi je me fonde.
Les plus grands tacticiens, les ingénieurs les
plus instruits sont tous d’accord que Paris peut et doit être fortifié parce
que cette grande capitale si rapprochée aujourd’hui de nos îontières, doit
nécessairement, étant ouverte, après la perte d’un ou 2 batailles, être envahie
; de plus dans le système actuel de la guerre, ce résultat est encore plus à
craindre qu’il y a 50 ans ; je n’en déduirai pas les raisons, elles sont à portée
de toutes les intelligences. Mais il y a loin de faire de Paris une espèce de
camp retranché dans lequel une armée battue et désorganisée peut au besoin se
reformer, renouveler ses provisions de guerre et de bouche, à la prétention
d’établir une forteresse pouvant soutenir un siège long et régulier. Ce dernier
système n’est entrée dans l’idée, je présume, ni du gouvernement ni des Chambres
; d’ailleurs 1000 raisons inutiles à déduire s’y opposent. Le but a dû être
et est sans doute de forcer une armée ennemie à s’arrêter pendant 40 ou 60 jours
selon les circonstances devant la capitale, de donner ainsi le loisir à l’armée
Française de se reformer : dans un autre cas donné, ces fortifications permettraient
à un général Français avec une armée inférieure en nombre d’inquiéter les ailes
et les derrières de l’armée envahissante, de couper, enlever ses convois et
de la mettre ainsi dans l’impossibilité de tenir la campagne.
On objecte qu’une population d’un million ne
permettrait pas d’établir dans l’intérieur de l place des magasins suffisants
pour la consommation pendant même 1 mois : ceci est nié par les orateurs des
Chambres, défenseurs du projet ; je croix moi, la chose très possible, et en
cela je partage l’opinion des chefs des administrations civiles et militaires.
Mais disent encore les contradicteurs du projet
de loi et ceux qui partagent leur opinion, vous ne voyez donc pas que ce système
de fortification a pour unique but non de défendre la capitale contre l’ennemi,
mais de se réserver contr’elle des moyens coercitifs suffisants en cas d’émeute
sérieuse et pouvant présenter des chances favorables ; mais je nie son efficacité
dans la dernière hypothèse : nous avons contre cette probabilité les événements
de la prise de la Bastille, ceux de juillet 1830 ; il est vrai qu’une enceinte
avec des forts qui la flanquent présente une résistance plus difficile à surmonter
qu’une vieille forteresse dominée et qui n’a pas été (disons la vérité) défendue
militairement ; mais n’importe, considérons la position des troupes en butte
à un soulèvement général de la population, obligées de tirer leurs moyens de
défense du centre de la ville, et aux prises journalières avec la corruption
et tous les autres moyens de défection qu’une faction révolutionnaire n’hésiterait
pas à employer contr’elle.
Au résumé, sans vouloir m’engager dans une discussion
plus longue, je me contenterai de dire que le fort de Charenton, Cne de Maisons-Alfort,
destiné avec celui d’Ivry, établi de l’autre côté de la Seine à défendre le
cours de la Marne à son embouchure dans cette 1re rivière, est admirablement
placé ; que les travaux en sont exécutés avec solidité et une entente parfaites
; et que je n’hésite pas à penser qu’il remplirait parfaitement son but en cas
d’événement : son éloignement de la ville détruit l’objection qu’on pourrait
faire valoir sur les intentions du gouvernement de faire servir cet ouvrage
à le garantir des mouvements populaires.
1 1840. Ordonnance
Royale des 10 septembre et 14 octobre 1840.
16 9bre 1842
Le surlendemain de mon retour à Paris (6 juillet
1842), je me rendis au bureau où j’allais remplir mes nouvelles fonctions :
là, je rencontrai l’associé dont m’avait parlé Mr B… ; une 1re conversation
me confirma l’exactitude des rapports qui m’avaient été faits ; j’acquis la
certitude que la comptabilité entre ses mains était fort mal placée, qu’il était
dans l’impossibilité de tenir une correspondance, et que dans ses relations
commerciales il devait donner une bien médiocre opinion de sa capacité. Mr B…
arriva sur ces entrefaites, me présenta à son associé et me dicta plusieurs
lettres, et en partant me recommanda de me mettre au courant des affaires de
la maison parce qu’il avait sur moi des vues dont il m’entretiendrait plus tard.
J’ai oublié de dire que dans notre 1er entretien, il avait été convenu
avec Mr B…, devant mon gendre, que je serais à l’essai pendant le 1er
mois et qu’au bout de ce temps mes émoluments seraient fixés définitivement,
mais d’abord ne dépasseraient pas 5 à 600 f.
Je dois à la vérité de dire qu’il y avait peu
d’ordre et de régularité dans la tenue de cette maison en général. Mr B…, associé
dirigeant, est dans sa partie (la lithographie) un homme capable, ayant la connaissance
des affaires, mais il n’est pas versé dans la tenue des livres et regarde comme
inutile celle en partie double, la seule cependant jusqu’ici généralement adoptée
par tous les négociants ; il rejette également certaines opérations que les
calculateurs admettent, veut faire primer sa manière d’orthographier qui n’est
pas toujours celle de l’Académie ; enfin il a un ton et des locutions qui sont
bien éloignées d’être admis dans la bonne société. Mr…, teneur de livre de la
maison, est un comptable dont je me plais à reconnaître les lumières et l’expérience
; mais il est surchargé d’opérations et ne donnant à celles de ma nouvelle maison
que très peu d’instants à la dérobée, n’ayant pas souvent pour les régulariser
les pièces nécessaires qui restent entre les mains de Mr B…, il ne peut éviter
certaines erreurs qu’il faut lui faire toucher au doigt et à l’œil pour les
lui rendre palpables.
Quant à Mr H…, le 2d associé en nom,
je n’ai rien à ajouter à ce que j’en ai dit, sinon que sentant son infériorité
morale, il est le très humble serviteur de son associé, obtempérant avec le
plus grand empressement à toutes ses observations, se dédommageant quelques
fois de cette condescendance par des récriminations de mauvais goût, au total
honnête homme et loyal en affaire.
Plusieurs abus usités dans cette maison m’ont
choqué ; celui entr’autres de ne pas avoir une manière uniforme de vendre et
de faire les recouvrements : aux uns on accorde des remises plus fortes, aux
autres des facilités qui sont refusées à plusieurs. En affaires commerciales,
dans une maison qui se respecte, les opérations doivent être établies sur une
base dont on ne s’écarte jamais ; c’est le vrai moyen de capter la confiance
des commettants.
J’ai trouvé encore que la correspondance de
Mr H… n’est pas toujours lucide, s’expliquant en peu de lignes et surtout n’étant
pas marquée au coin de la stricte politesse ; il n’est donné qu’à ceux qui ont
reçu une bonne éducation de connaître et d’employer les locutions convenables
envers un chacun ; c’est un tact difficile quelquefois à saisir.
Au bout du 1er mois, un matin, Mr
B…, me trouvant seul au bureau, me dit qu’il craignait que nous ne puissions
pas nous entendre, que ma mission était de surveiller les opérations de son
associé, de me mettre au courant de celles de sa maison afin de pouvoir remplacer
son teneur de livres ; je lui répondis bien tranquillement qu’un pareil emploi
vis-à-vis de son associé me mettait dans une fausse position, et que pour ses
livres je pensais pouvoir me charger de les tenir dorénavant, qu’au surplus
j’étais jaloux de faire tout ce qui pouvait lui être agréable. J’avais à lutter
contre le teneur de livres qui, dès le moment où il s’aperçut que je devais
le remplacer, me vit de mauvais œil, parut cependant conserver en apparence
les formes de la politesse, mais chercha à faire ressortir quelques irrégularités
qui m’échappèrent dans la manière d’établir les comptes qui n’est plus aujourd’hui
celle que le commerce de Lyon employait il y a 30 ans ; car dans notre bonne
France nous ne tenons pas absolument à la fixité. Je crus m’apercevoir
aussi que ce cher conîère en tenue de livres cherchait à me desservir auprès
de nos 2 chefs ; je dissimulai politiquement, mais par un petit mouvement de
vengeance, peut-être bien légitime, je ne craignis pas de faire remarquer
à nos patrons plusieurs erreurs matérielles commises par mon collègue : Inde
ira. Il mit dès lors tout en œuvre pour m’éloigner à quelque prix que ce
fût et il y parvint.
Mr B…, dans sa visite du matin, me dit un jour
assez brusquement que je n’étais pas plus avancé d’être au fait de ses affaires
que dans le 1er moment, que je ne me pénétrais pas bien de ce qu’il
désirait de moi, qu’il attendait une surveillance de tous les instants sur les
opérations de son associé, que je devais redresser toutes les erreurs qu’il
commettait, enfin le remplacer entièrement dans le bureau où ses autres affaires
ne lui permettaient pas de se tenir. Je lui observai que la tâche qu’il me donnait
me paraissait bien lourde, mais que je ferais mon possible pour la remplir.
Je ne me rappelle plus à quel propos, dans la même circonstance, il me lança
une épigramme plus qu’inconvenante ; je gardai le silence en le regardant fixement,
et pour peu qu’il ait eu de perspicacité, il dut s’apercevoir de l’émotion et
du déplaisir que je ressentis d’un pareil traitement. Peu après le teneur de
livres et l’associé entrèrent et je ne leur cachai pas l’impression que m’avait
faite une scène à laquelle certes je n’avais de ma vie été exposé. Le même jour,
j’en fis part à mes enfants et leur dit que je voyais très bien que je ne pourrais
pas rester avec des personnes qui me traitaient avec si peu d’égards.
J’avais encore contre cette maison un grief
peu important si on le juge d’après sa valeur intrinsèque, mais pour un homme
de mon âge il en était autrement. Le bureau sur lequel je travaillais était
sous le vent d’une porte donnant dans les magasins de vente, qui s’ouvrait à
chaque instant : l’air conséquemment me sifflait dans les oreilles toutes les
fois que cette malheureuse porte s’entr’ouvrait, malgré la précaution que j’avais
de la refermer lorsqu’on oubliait de le faire. J’avais prié Mr H… de vouloir
bien la faire arranger pour qu’elle ouvrit dans le sens contraire, il n’eut
pas d’égard à ma demande ; j’y gagnai un rhume des mieux conditionnés qui, malgré
touts les palliatifs que j’ai pu y apporter, n’est point encore aujourd’hui
dissipé après 5 mois de durée. Dans les journées pluvieuses je trouvais encore
le chemin à parcourir pour l’aller et le retour un peu long ; autre cause de
plainte ; mais j’aurai certainement passé par dessus ces désagrément sans le
ton constamment grossier et mal séant de Mr B…
Il y avait près de 2 mois que j’étais attaché
à cette maison, lorsque Mr B… me dit en entrant au bureau où je me trouvais
seul, que décidément il voyait que je ne pouvais remplir les vues qu’il s’était
proposées en m’employant, qu’il rendait pleine justice à ma parfaite conduite
et qu’il désirait m’en donner un preuve en cherchant pour moi une occupation
moins pénible ; enfin il me remit 100 f. pour mes appointements des 2 mois à
peu près échus et me quitta. Je n’attendis pas le retour de Mr H…, et sans le
moindre regret j’abandonnai un poste qui depuis quelque temps ne me convenait
guère.
Cependant nous nous concertâmes mes enfants
et moi, et ils pensèrent que mon projet d’aller passer quelque temps à la campagne
près de Nevers chez mon ancien patron, était ce qui convenait le mieux dans
la circonstance. D’après ce, j’écrivis à Mr de Chazelles pour lui demander s’il
voudrait bien me recevoir comme il me l’avait offert lorsque je le quittai,
et ma fille lui manda également mes intentions, en le priant (ce dont nous n’étions
pas d’accord) de vouloir bien me chercher une occupation dans le genre de celle
que j’avais chez lui ; la réponse de ce Monsieur ne se fit pas attendre ; il
annonça à ma fille qu’un de ses amis, Henri François Marie, comte de Pons,
lui ayant témoigné l’intention d’avoir un régisseur, il s’était entendu avec
lui pour me faire obtenir cet emploi, que c’était une affaire convenue, que
je passerais à la Barre le temps qui me serait agréable et qu’ensuite je me
rendrai à mon nouveau poste ; cette nouvelle nous charma tous, moi le 1er,
et malgré ma résolution à peu près arrêtée avant cet événement de me retirer
à Trévoux, Lyon ou les environs, je ne pensais plus qu’à aller occuper la place
que je trouvais pour ainsi dire sous la main. Je fis en conséquence toutes mes
dispositions de départ, non sans avoir rendu à Dieu les actions de grâces les
plus sincères pour une preuve si grande de sa bonté envers moi.
23 9bre 1842
J’ai ici une tâche pénible pour mon coeur à
remplir ; mais je ne veux pas cacher les impressions de quelque nature qu’elles
soient qui m’ont vivement saisi dans les diverses conjonctures de ma vie.
Mes relations avec mes enfants depuis que j’avais
quitté Mr de Chazelles, n’avaient pas toujours été amicales ; on jugera par
les détails que je vais en donner de quel côté ont été les torts.
Pour n’avoir plus à revenir sur les discussions
quelques fois violentes que j’ai eues avec mon gendre et ma fille, je dois remonter
un peu haut ; cela est nécessaire pour préciser mes griefs.
Et d’abord, je me porterai à l’époque du décès
de mon 1er gendre ; j’étais à ce moment résidant à Lyon et cohabitant
avec ma fille et son beau-îère ; je ne me permettrai aucune réflexion sur la
continuation du domicile commun entre ma fille et son beau-îère après qu’elle
eut perdu son 1er mari ; j’en sentais toute l’inconvenance, je n’étais
pas le seul ; il y eut des propos, il devait en être ainsi ; mais ni l’un ni
l’autre n’y portèrent attention, et je n’étais pas en situation de les rappeler
aux convenances sociales et de moralité. Il fallait donc soufîir ce que je
ne pouvais empêcher. Dans cet état de choses, ces jeunes gens acceptèrent chez
le père1 de l’un d’eux une invitation d’aller passer quelque temps
auprès de lui ; ils partirent avec le petit Jules par un îoid extrêmement rigoureux.
Ils me laissèrent bien sciemment dans le logement sans aucune ressource pécuniaire
et n’eurent pas même la précaution de dire au boulanger de me fournir du pain
pendant leur absence. Quelques jours après leur départ, j’étais à la lettre
aux expédients pour vivre ; enfin pressé par la faim je me décidai à vendre
une garniture de lunettes en argent dont je reçus 6 f. ; il n’y avait certes
pas de quoi aller bien loin, mais comme les événements bons ou mauvais ne se
présentent guère seuls, le lendemain j’eus la visite d’un ami, Michel Beaujai,
qui m’annonça avoir reçu une lettre de
ma belle-fille, accompagnée d’une petite somme qu’elle m’envoyait ; cet
ami, peiné de me voir occupé à faire moi-même mon petit ménage, m’engagea à
venir dîner chez lui : j’y fus ; j’oubliai au sein de son aimable famille le
malheur qui pesait sur moi, et enchanté de mon petit trésor je rentrais dans
mon domicile en partie consolé. Le lendemain, ayant changé chez un fournisseur
la pièce que ma chère Laure m’avait envoyée, la dame du comptoir qui avait été
pensionnaire avec elle, m’en demanda des nouvelles, m’en fit l’éloge en termes
et avec une véhémence qui me parurent sincères ; Dieu sait si je partageais
son opinion ; et combien d’actions de grâces je rendis à cette chère petite
dans mon âme.
Enfin ma fille, son fils et son beau-îère revinrent,
et peu de jours après Aline me fit entendre que ses moyens ne lui permettaient
pas de me garder auprès d’elle et que je n’avais d’autre parti à prendre que
de me rendre chez mon père : elle insista avec tant d’opiniâtreté que je me
décidai à ce voyage et je m’acheminai sur Trévoux ; j’arrivai chez mon père
par un îoid extrêmement rigoureux, après avoir été sur le point de rester les
jambes prises dans la neige glacée et de passer la nuit dans un champ éloigné
de toute habitation. Mon père me reçut bien ; on me donna des cordiaux, et quelques
jours après je ne conservais de cette mésaventure d’autre mal qu’une douleur
très vive dans les jambes qui avaient été saisies par le îoid : je m’en ressentis
longtemps et j’attribue à cet accident le rhumatisme que je ressens dans ces
parties du corps toutes les fois que la température éprouve de graves variations.
J’étais vraiment fort mécontent du procédé de
ma fille, je lui tins rigueur en ne répondant pas à plusieurs lettres qu’elle
m’écrivit : elle voulut bien concevoir quelques inquiétudes de ce silence et
envoya son beau-îère pour avoir de mes nouvelles. Je ne cherchai pas à lui
cacher mon mécontentement , mais il ne put résister aux assurances qu’il me
donna que sa belle-sœur était dans une position infiniment pénible, la grand-mère
de son mari ayant formé opposition à tout versement de fonds qui pourrait lui
être fait jusqu’à ce qu’elle-même eut assuré ses droits dans la succession de
son petit-fils. Car il est bon d’observer, ainsi que j’ai dû le mentionner antérieurement,
que cette grand-mère avait fait tous les fonds portés aux comptes de son petit-fils
dans la maison de commerce dont il était un des chefs. A son décès, il était
important pour ses intérêts et ceux de sa famille qu’elle se mit en règle vis-à-vis
l’associé de son petit-fils et ses créanciers. Au reste, cette démarche de sa
part qui souleva l’indignation de ma fille et qui me parut à moi-même un peu
sévère, fut le résultat des conseils d’un avoué2 qui était chargé
de la direction de ses affaires et qui possédait sa confiance entière : je veux
et dois croire qu’il la méritait, ainsi je m’abstiendrais de qualifier quelques
unes de ses opérations dans la liquidation de la succession de cette dame qui
eut lieu quelques années après, 1831.
Nos relations avec ma fille redevinrent plus
amicales jusqu’en août 1830 que je me décidai à partir pour Paris à l’effet
de solliciter du nouveau gouvernement une place dans quelqu’administration.
Aline à cette époque me prêta assez obligeamment une somme de 300 f. qui m’était
nécessaire pour ce déplacement.
1 Nicolas Amaranthe
Roulliet, à Malpas, Cne de Chavanay, Loire. Cf. 9 mars 1835.
2 Jean Mital.
En 1831, habitait 5, place de la Baleine, Lyon.
26 9bre 1842
Dans ce voyage entrepris pour me créer une position,
je songeai d’abord à employer les recommandations que je pouvais faire valoir
avec quelqu’apparence de succès : un de mes anciens chefs militaires alors député
du Rhône, influent par ses relations avec les meneurs de l’époque, à qui j’écrivis
avant mon départ pour Paris, me répondit de manière à ne pas pouvoir compter
sur ses bons offices :
-Vous avez oublié, me disait-il, que je suis
membre de l’opposition, qu’en cette qualité je ne puis et ne veux rien demander.
Lui, Mr de Couderc, faisant partie en août 1830
de l’opposition au gouvernement dont il avait été un des promoteurs, dont il
appuyait toutes les mesures, dont il avait sollicité dans la garde nationale
parisienne un commandement qu’il s’étonnait qu’on eut tardé à lui ofîir ; en
vérité voilà une anomalie que ma faible raison ne peut expliquer et que je n’aurais
pas jugé accessible à un homme que j’avais toujours reconnu ferme dans ses principes,
opiniâtre dans ses résolutions.
Tant il est qu’après bien des démarches inîuctueuses
il se présenta enfin un moyen d’arriver à mon but ; voici comment :
Ma belle-fille depuis quelques mois était, d’après
ce qu’elle m’avait écrit, en pourparler avec une de ses amies, Virginie Oursel,
qui devait lui céder un fonds d’hôtel garni, parce qu’en ayant acquis un plus
considérable, elle désirait vendre le 1er pour payer avec les fonds
qu’elle en retirerait celui qu’elle venait d’acquérir. Mr Mousque avait, dans
l’intérêt de ma belle-fille, négocié cette affaire, promis les capitaux ; ce
projet était sur le point de se réaliser, mais un obstacle s’étant élevé sur
la location de la part du propriétaire qui voulait en consentant un nouveau
bail une augmentation assez forte, tout fut rompu. Mr Mousque partit dans ces
entrefaites pour les bains de mer de Dieppe et ma belle-fille tenta de nouvelles
démarches pour arriver à se caser convenablement dans un établissement analogue.
A mon arrivée à Paris nous fîmes des recherches, nous prîmes des renseignements
et nous crûmes avoir enfin trouvé notre fait. L’acquisition d’un hôtel fut convenue
moyennant un essai de quelque temps jusqu’à l’arrivée de ma fille qui devait
entrer comme partie contractante dans cet acte. J’ai dit dans son temps le résultat
de cette opération, la part que j’y pris, celle de ma fille ; comment je crus
en cette circonstance prendre le parti de cette dernière ; mais ce que je n’ai
pu dire alors parce que ce n’est que depuis peu que j’en ai acquis la connaissance,
c’est qu’Aline n’est jamais entrée Franchement dans cette affaire, que son but
en venant à Paris avec son beau-îère était seulement d’éviter les propos que
cette cohabitation faisait tenir contr’eux à Lyon, et de venir dans la capitale
se créer une existence qu’elle pensait se procurer plus facilement qu’à Lyon
avec les talents du jeune homme et les petits capitaux qu’elle avait réalisés.
Je dois convenir que dans le 1er
moment de la rupture de l’affaire de l’hôtel, ma fille eut la délicatesse de
m’ofîir sa bourse et de venir loger avec elle1, ce que ma position
ne me permettait pas de refuser. Mais quand elle s’aperçut que les démarches
que je faisais pour trouver un emploi n’étaient suivies d’aucun résultat, elle
se coalisa avec sa soeur pour m’engager à retourner chez mon père : je sentais
bien que c’était le seul parti à prendre ; mais l’une et l’autre ne mirent pas
à me le faire accepter cette délicatesse dans les procédés que je devais attendre
de toutes 2.
En 1833, comme je l’ai dit, je revins à Paris
pour occuper la place que Mr Boucher m’avait obtenue à Charenton : la conduite
de mes enfants dans cette circonstance fut parfaite envers moi ; c’est une justice
à leur rendre, et mon coeur en conserve un précieux souvenir.
En 1836, peu après le décès de mon père, mes
relations avec ma fille et mon gendre prirent une toute autre allure. Et d’abord,
peu avant le nouvel accès de mon afîeuse maladie, alors que ma fille était
encore à Trévoux, Amaranthe me proposa et Aline m’écrivit que le moment était
arrivé de régler les comptes de tutelle, que Mr Raffin s’en chargerait et que
je devais lui envoyer mes pleins pouvoirs. Je répondis que ce n’était pas à
120 lieues, sans les documents nécessaires que je possédais seul qu’un pareil
débat pouvait avoir lieu et que je pensais qu’il devait être envoyé au moment
de notre réunion. Cette réponse les indisposa, mon gendre m’écrivit une lettre
fort impertinente qui, coïncidant avec la nouvelle de la mort de mon père dont
je fus vivement affecté, et la tendance qui se manifestait chez moi d’une irritation
intestinale menaçant de réagir sur le cerveau, hâta la crise que j’avais à redouter.
La lettre que m’écrivit mon gendre me menaçant de mesures violentes, fut encore
corroborée par celle de ma fille ; ma pauvre tête succomba et je redevins. .
.
1 Vers le 15 novembre
1830.
1er Xbre 1842
Peu après le retour de Trévoux de mes enfants
(car mon gendre était allé rejoindre sa femme) et la cessation de la cruelle
maladie que je venais d’essuyer, nous eûmes ma belle-fille et moi la visite
de Mr et de Mde Roulliet. Laure avait écrit à sa soeur pendant son voyage qu’elle
ne pouvait lui cacher que ses procédés et ceux de son mari avaient en grande
partie déterminé l’accès qui m’avait Frappé, et depuis lors toute correspondance
entr’elles avait cessé. Cependant dans cette entrevue, tout se passa sans éclats,
j’en craignais un cependant ; mais il m’était réservé : dans le trajet que nous
fîmes ensemble lorsque les 2 visiteurs furent reprendre la voiture qui devait
les ramener à Paris, ma fille me reprocha en termes fort durs, fort inconvenants
ma prétendue prédilection pour sa soeur, l’obstination que j’apportais au règlement
de nos comptes ; je fus d’abord atterré d’une semblable levée de boucliers,
mais enfin surmontant ma stupéfaction, je lui fit observer combien semblables
reproches étaient peu mérités. Je rentrais auprès de ma belle-fille dans une
agitation qui lui fit craindre et à moi-même une nouvelle crise. Devais-je donc
attendre de mes enfants qui connaissent mon caractère violent, qui savent combien
la moindre contrariété m’est nuisible parce que de suite elle fait refluer le
sang au cerveau, devais-je attendre de ma fille le procédé qu’elle se permit
alors envers moi ? Aline a de précieuses qualités, personne plus que moi ne
sait les apprécier et lui rendre la justice qu’elle mérite ; elle est toute
entière à son intérieur, aux soins de son époux, de son enfant, mais elle a
une raideur de caractère, un ton leste, tranchant qui dans le monde ne lui feront
jamais d’amis ; joignez à cela une îoideur glaciale, une sécheresse de coeur
qui désenchantent ceux qui ont des rapports avec elle ; et pour couronner tout
cela un amour désordonné de l’argent, une envie de thésauriser qu’elle porte
à l’excès. Au surplus, je la plains plus que je ne la blâme ; elle est ma fille,
n’aime-t-on pas ses enfants tout en reconnaissant leurs erreurs et même leurs
torts ?
Cette scène amena entre les 2 sœurs un reîoidissement
des plus prononcés : mon gendre l’augmenta en m’écrivant qu’il me priait de
dire à sa belle-soeur que, pour éviter de nouvelles discussions, il avait décidé
sa femme à ne plus recevoir sa soeur ; Laure, indignée d’un pareil procédé,
se tint pour dit un refus si péremptoire de toute relation ; son noble coeur
en gémit, mais elle sut lui commander. Cette brouillerie dura plus d’une année
qui me parut fort longue et pendant laquelle j’eus bien des épines à dévorer.
Mr Roulliet dans cette circonstance se comporta
fort mal à mon avis. Ma belle-fille, je l’avoue, avait par quelques observations
justes au fond irrité l’amour-propre de ce jeune homme assez infatué de son
mérite : il prouva qu’il avait peu d’usage du monde, pas le moindre égard pour
les dames et que le reconnaissance était pour lui un fardeau ; je ne pousserai
pas plus loin mes réflexions.
Enfin pressé par mes enfants, par ma belle-fille
qui avait renoué avec les époux, qui, malgré leurs mauvais procédés, se conduisit
dans cette affaire avec sa délicatesse et son désintéressement ordinaires, nous
nous rendîmes chez un notaire pour signer un arrangement convenu d’avance. Ma
belle-fille, partie pour Londres où elle accompagna le prince Soutzo et sa famille,
avait avant de quitter Paris donné ses pleins pouvoirs à Mr de Chazelles pour
la représenter. Au moment de conclure cette transaction, mon gendre avec son
ton patelin me demanda si je ne pouvais pas me contenter d’une rente de 300
f., au lieu de celle de 400 f. stipulée dans l’acte ; je fus indigné d’une semblable
proposition et répondis que non, et que s’il tenait à cette condition je ne
signerais rien. Amaranthe renonça à sa mesquine demande ; nous signâmes. Dans
le nombre des actes il en fut signé un qui stipulait que dans le cas où je perdrais
l’emploi que j’avais alors et que je ne pusse m’en procurer un autre, ma rente
de 400 f. serait convenablement augmentée. Eh! bien, cet acte par nous tous
signé, je n’en ai jamais eu copie ; celle des autres ne m’a été octroyée que
longtemps après, sur mes instances réitérées, tandis que les convenances et
l’usage voulaient que le notaire, comme partie contractante, m’en délivrât une
grosse.
J’étais, à cette époque, dans un état d’apathie
que je ne pouvais maîtriser : elle était poussée au point que mes intérêts les
plus chers je les négligeais ; on sut tirer parti de cette inertie ; j’en fais
ici le douloureux aveu : le notaire lui-même s’en prévalut dans les comptes
établis, dans les dispositions arrêtées ; je n’en acquis la certitude que quelques
années après lorsque cette cruelle crise eut cessé ; il n’était plus temps ;
ainsi je gardai un complet silence. En feuilletant les comptes qui m’avaient
été remis et que j’eus l’insouciance de ne pas consulter avant de signer les
actes en question, je reconnus plusieurs erreurs à mon préjudice ; mais n’en
parlons pas, tout est consommé.
Plus tard j’ai mentionné combien je fus piqué
des observations de ma fille sur mon projet de voyage à Trévoux et Lyon : depuis
j’y ai réfléchi et je ne puis abandonner l’opinion que je me suis formée que
dans la vente de la propriété de Chante-Grillet il y avait eu, comme cela se
pratique toujours pour diminuer les droits du fisc, une contre-lettre indiquant
une valeur quelconque, car je n’admettrai jamais qu’un immeuble dont il y avait
6 ans mon père avait devant moi refusé 54.000 f. de Mr Revol, ne valut et ne
fut vendu que 38.000 : cela n’est pas, cela ne peut pas être. On craignait donc
qu’étant sur les lieux je me procurasse des renseignements positifs sur la vente
et voilà le sujet du désappointement qu’on éprouva à l’annonce de ce voyage.
Au reste, on ne m’en saura pas gré, je le sais, mais je n’en consigne pas moins
ici le fait que je poussai la délicatesse jusqu’à ne pas m’informer d’une chose
que tout autre que moi aurait cherché à approfondir, et certes rien de plus
facile. Cependant je dois, dans ma sincérité, déclarer ici que je me suis repenti
plusieurs fois de n’avoir pas tiré l’affaire au clair.
Mais ces reproches sur les procédés de mes enfants,
quelque pénible qu’en soit le souvenir, ne sont pas encore à comparer à ceux
que je suis en droit de leur adresser pour la conduite qu’ils ont tenue pendant
mon dernier séjour à Paris : j’anticipe sur les événements, pour en finir en
une seule et même fois.
2 Xbre 1842
Mon gendre qui avait reçu de Mr de Chazelles
mes petites économies de 5 ans et qui à cette époque m’était redevable de quelques
trimestres de la pension qu’il me sert d’après nos arrangements, me proposa
de lui laisser le tout moyennant l’intérêt annuel de 5 % ; mon 1er
mouvement fut, comme cela m’arrive toujours avec mes enfants, de souscrire à
sa demande ; et nos comtes établis et réglés, Mr Roulliet me signa son billet
de 900 f. remboursables à ma réquisition (après toutes fois l’en avoir prévenu
2 mois à l’avance). Je ne fus pas longtemps à me repentir de ce placement qui
me parut sollicité avec une ténacité qui pouvait me paraître au moins extraordinaire
: enfin je veux et dois croire que l’intention était bonne et dans mon intérêt.
Tant il est que bientôt mes ressources pécuniaires
épuisées dans une ville où les dépenses sont efFrayantes, je me vis forcé de
recourir à l’emprunt ; je devais naturellement m’adresser à ceux qui étaient
mes débiteurs. Ma fille m’avança avec sa parcimonie ordinaire quelques misérables
écus ; j’étais tous les 10, ensuite tous les 5 jours obligé de récidiver pour
obtenir 4 ou 2 malheureux écus ; on m’alléguait la pénurie où l’on se trouvait
; je mordais mon îein et enrageais intérieurement. A la veille de mon départ
de Paris pour me rendre auprès de Mr de Chazelles, je demandai à mes enfants
50 f. pour faire mon voyage : ma fille s’emporta en me disant que je dépensais
mon argent avec irréflexion, que je venais de me faire confectionner un pantalon
de nankin, que j’aurais pu m’en passer, et 1.000 autres propos dont heureusement
j’ai oublié les inconvenances ; je ne répondis qu’un seul mot, c’est que s’ils
ne pouvaient m’avancer cette faible somme de 50 f., j’espérais trouver un ami
qui me la remettrais. J’eus (et je le raconte avec un certain orgueil) le courage
après être resté un quart d’heure entier plongé dans les plus douloureuses réflexions,
faisant des efforts inouïs pour comprimer les larmes qui s’échappaient malgré
moi, de dire à mon gendre et à ma fille :
-Me voilà d’après l’arrangement fait par Mr
de Chazelles replacé dans une position plus avantageuse encore que celle que
j’avais chez lui ; alors nous reviendrons au chifîe de la pension annuelle
de 400 f. à dater de ce moment.
Ils acceptèrent sans me jeter un seul mot de
remerciement ; mais je les quittai moi pleinement satisfait ; je m’étais noblement
vengé de leurs injustices et de leur ingratitude.
Enfin, ma pénible tâche est remplie ; mon coeur
est soulagé des peines dont il était oppressé : j’avais gardé depuis trop longtemps
cet énorme poids ; il était trop juste de le répandre dans le sein de celle
qui ne m’a jamais donné et ne me donnera pas, j’aime à le penser, de pareils
douleurs à dévorer. J’aurais cependant bien aussi quelques reproches à lui adresser
à ma chère belle-fille sur l’article de ses inconvenantes observations relatives
à mon voyage à Lyon et à certain épisode de mon séjour dans cette ville ; mais
j’ai promis de tout ensevelir dans l’oubli ; fidèle à ma parole, je reprends
mon récit au point où je l’ai laissé.
A part mes enfants, quelques personnes qu’ils
recevaient et que j’avais été à même d’apprécier, j’éprouvais peu de regrets
à quitter Paris où l’égoïsme et l’avidité de l’or ont remplacé tous les autres
sentiments qui faisaient autrefois le charme de la société dans cette capitale.
Au reste pourrait-on s’en étonner quand cet afîeux et ignoble système descend
des plus hautes régions sur les plus infimes ? Oui, je soutiens, et les preuves
au besoin ne me manqueraient point, depuis le souverain jusqu’au garde-champêtre
de la plus petite commune, tous les fonctionnaires, à quelques rares exceptions
près, ne rêvent que lucre, ne s’occupent que des moyens de faire des économies,
d’entasser écus sur écus, millions sur millions ; et cette passion îénétique
s’étend et se propage de la capitale dans les provinces. Mais ce n’est pas à
moi à régenter, à critiquer les mœurs du temps, je laisse ce soin aux moralistes
et je reviens à mes moutons.
12 Xbre 1842
Je ne veux rien dissimuler de mes sentiments
et j’avouerai avec Franchise qu’une femme aimable, vive, enjouée, ayant de l’esprit
m’a toujours paru le type du beau, le chef-d’œuvre de la création. Ce n’est
que dans la société de ces intéressantes créatures que l’homme sensible et délicat
peut et doit trouver les jouissances du coeur, les seuls qui aient quelque prix
à mes yeux. Que la passion, dans le jeune âge, nous fasse rechercher celles
qui charment nos regards, rien n’est plus dans la nature, et peu d’hommes échappent
à cet empire ; mais si nous ne rencontrons dans celles que les avantages physiques
nous font préférer aucune de ces qualités que donne une éducation parfaite,
celles du coeur, ah! alors nous sommes bien vite désenchantés : oui, je le pense
dans toute la sincérité de mon âme, les femmes pour mériter nos hommages et
surtout les conserver, doivent unir à quelques agréments extérieurs les dons
du coeur et les grâces de l’esprit. A quoi doit me mener ce long préambule,
me dira-t-on ? Le voici.
Une femme que j’eus le bonheur de connaître,
d’apprécier même, malgré certains antécédents que la malignité publique s’était
acharnée à dénigrer, s’empara de mes affections, les captiva même pendant le
temps que je passai à Paris et dans ses environs ; j’allais la voir assez îéquemment
et toujours avec un nouveau plaisir : elle me recevait sans embarras, sans arrière-pensée
; nous nous tînmes toujours dans les bornes de la modestie la plus entière,
et si quelques désirs vinrent parfois se faire jour dans mon imagination charmée,
ce furent des éclairs passagers qui n’eurent aucune suite. J’étais heureux de
causer avec elle, de lui parler de mes chagrins, des contrariétés que j’éprouvais,
car dans ces quelques mois de résidence à Paris et à Charenton j’en fus abreuvé.
Elle aussi n’avait pas été toujours heureuse, elle l’était même fort peu en
ce moment ; nous confondîmes nos peines, nos inquiétudes, et je ne la quittais
jamais sans me sentir consolé en partie. J’avoue qu’après la séparation de mes
enfants, ce fut elle seule qui me fit regretter mon départ de Paris. Ma visite
d’adieux me fut pénible, j’en eus le cœur serré longtemps.
31 Xbre 1842
Je partis de Paris le 31 juillet 1842 pour me
rendre auprès de Mr de Chazelles chez lequel j’arrivai le surlendemain : il
m’accueillit avec un empressement dont mon coeur garde le souvenir ; il a le
secret de rendre agréable le séjour de son château, on y vit dans une aisance,
dans une liberté si précieuses à la campagne ; et si les domestiques qui l’entourent
avaient les soins et les attentions qu’ils doivent aux commensaux de leur maître,
to
ut serait au mieux. J’aurais encore sur ce sujet
des valets bien des choses à confier au papier ; mais comme ces particularités
ne me concernent nullement, je dois me taire. Chacun et chacune me firent leurs
racontances selon leur expression ; mais je fis la sourde oreille et me contentai
de leur répondre très laconiquement.
Mr de Chazelles me confirma ce qu’il nous avait
annoncé à mes enfants et à moi, que Mr Henri François Marie de Pons,
chez lequel je devais entrer, était convenu avec lui de tout arrangement, qu’il
fallait attendre sa réponse à 2 lettres qu’il lui avait adressées pour le prévenir
de mon arrivée. Ce Monsieur se trouvait alors aux eaux de Bourbonne ; il ne
reçut que la dernière de ces 2 missives et répondit à Mr de Chazelles qu’il
serait auprès de lui le 1er 7bre et me prendrait dans sa voiture
pour m’emmener à sa terre.
Pendant mon séjour à la Barre, je fis de nombreuses
et longues excursions, tous les villages environnants, même au-delà de l’Allier
furent explorés et pendant ce mois je fis plus de 10 fois autant de chemin que
je n’en avais fait pendant les 4 ans de ma résidence à la Barre. Je m’étais
formé une idée bien imparfaite de ce pays ; il y a des sites vraiment charmants,
les bords de la rivière en général sont gracieux, la végétation forte, de belles
prairies, des villages dans des expositions pittoresques animent le tableau
et recréent la vue.
Je revis avec un vrai plaisir Mr le curé Pierre
Jacob, de Livry, paroisse dont dépend le château de la Barre ; il m’accueillit
parfaitement ; Mr de Chazelles eut la bonté de l’inviter à dîner et nous passâmes
une agréable journée. Cet ecclésiastique a l’usage du monde, soutient parfaitement
quelque conversation que ce soit, y met du sien, sans morgue, sans prétention,
et a le tact parfait des convenances ; je ne suis pas à le regretter.
Ce mois d’août s’écoula agréablement et le jour
fixé, Mr de Pons arriva chez Mr de Chazelles ; il voulait partir aussitôt après
le déjeuner, mais on le retint jusqu’au lendemain. Le matin avant notre départ,
Mr de Chazelles me dit avec amitié :
-Vous avez plus infiniment à Mr de Pons et je
ne doute pas que vous vous trouverez bien avec lui ; s’il en était autrement,
instruisez-m’en, je tâcherai d’y remédier ; dans tous les cas, revenez à la
Barre, vous y serez toujours accueilli comme un ami.
Il ajouta à ces ofîes si obligeantes le prêt
que je lui avais demandé d’une petite somme ainsi qu’un certificat conçu dans
les termes les plus honorables pour moi. Je fus confus de tant de bontés, je
lui en témoignai ma vive, sincère reconnaissance ; je la lui conserverai éternellement.
Arrivés à Nevers de bonne heure, Mr de Pons
fut au champ de foire et de mon côté je parcourus les promenades de la ville
et ses environs.
1er janvier 1843
Nevers est bâti en amphithéâtre sur une colline
dominant la Loire qu’on traverse sur un beau pont : de loin son aspect est imposant
; les environs sont pittoresques, agréables ; l’intérieur est loin de répondre
à ce qu’elle promet : ses rues sont étroites, mal percées, tortueuses, les maisons
mal bâties en général, peu commodes ; une rue seulement aboutissant au quartier
de cavalerie est élégamment construite, assez large ; les promenades, celle
du Parc principalement, sont jolies ; les principaux édifices sont la cathédrale
: établie sur le point culminant de la cité, ce monument du Moyen-Age s’annonce
au loin par une flèche dentelée du plus bel effet ; elle vient d’être restaurée
; l’église a 3 nefs, le chœur est grand, orné de tableaux dont quelques uns
sont précieux ; le service divin s’y fait avec pompe et grandeur.
L’ancien palais des ducs du Nivernais est à
visiter ; ce bâtiment gothique sert aujourd’hui au tribunal civil et à la mairie
: une promenade y est attenante.
L’évêché joignant la cathédrale est un bâtiment
peu considérable, situé dans une rue étroite , la façade peu élevée se trouve
écrasée par les maisons qui l’entourent.
La préfecture placée au-delà de la porte de
Paris, monument du siècle du Grand Roi, est un bâtiment long, entouré d’une
grille, à un seul étage, peu imposant malgré son étendue.
Le quartier de cavalerie qui se trouve en face,
a devant lui une place assez grande pour les exercices d’équitation.
Nevers est essentiellement commerçant, renfermant
dans ses faubourgs diverses usines, entr’autres une fonderie de canon au compte
du gouvernement. Les magasins sont bien assortis, quelques cafés sont bien tenus
et il y a des hôtels où on est parfaitement. La route de Paris à Lyon, celle
de Bourges, de Clermont-Ferrand rendent cette ville très vivante ; sa population
est de 16.600 h. environ. On dit que la société est peu nombreuse, les négociants
restant à leurs comptoirs ou ne les quittant que pour aller dans les cafés passer
leurs soirées ; c’est au reste l’usage établi aujourd’hui dans toutes les places
de commerce. Les propriétaires des environs restent pour la plupart dans leurs
campagnes toute l’année et ne viennent en ville que rarement bien qu’ils y aient
presque tous des habitations. Quant aux moeurs du pays, comme j’y ai peu séjourné,
je ne me permettrai pas d’en rien dire ; ce dont je me suis seulement aperçu
c’est que la mendicité y est tolérée, qu’elle se pratique avec une ténacité
parfois fatigante, et que dans la classe des détaillants il y a une âpreté de
gain un peu forte, surtout lorsqu’ils ont affaire aux étrangers. Je dois dire
aussi à l’éloge des citadins que j’ai remarqué dans les églises une grande affluence,
que j’ai été édifié de la manière dont ils s’y présentent et de leur respect
pour les choses saintes.
7 janvier 1843
Mr de Pons au moment de partir m’annonça qu’il
ne me conduisait pas chez lui, mais bien chez une de ses tantes, venant d’apprendre
la grave maladie d’une de ses cousines germaines.
Nous nous dirigeâmes en conséquence sur le château
qu’habitaient ces dames, et après quelques incidents dont le détail est inutile,
nous y arrivâmes entre 10 et 11 h du soir. Mde la marquise de La Maisonfort,
née Gascoin de Berthun, veuve d’un lieutenant-général, ambassadeur de la cour
de France près le grand duc de Toscane, réside au château de Beffes1
dans la paroisse de ce nom depuis 1830. Avant cette époque et depuis la
Restauration elle habitait à Paris un très bel hôtel qui lui avait été concédé
avec tout son mobilier par S.M. Louis XVIII qui voulut récompenser les bons
loyaux services de feu son mari et de sa famille ; mais à l’avènement de Louis-Philippe
,on lui signifia assez brusquement qu’elle eût à quitter ce domicile. Depuis
lors elle s’est fixée à la campagne et allait seulement passer quelques mois
de l’hiver dans la capitale avec Mde sa fille . Cette dame, Mde de Prou2,
était au moment où nous arrivâmes tellement en danger que 2 jours après elle
succomba dans de vives soufFrances occasionnées par un flux de sang qui se compliquait
avec une autre maladie grave dont les 1ères atteintes remontaient
à plusieurs années. Je ne l’ai vue qu’au moment où elle rendit le dernier soupir
avec un calme et une résignation vraiment édifiants : c’était une aimable et
bonne personne d’après les unanimes relations de ceux qui l’ont connue, et qui
avait eu une existence bien malheureuse par les chagrins domestiques qu’elle
a éprouvés. Mr son mari3 atteint d’aliénation mentale est à Charenton.
Mr son fils4 est dans le fond de l’Inde, au service d’un des souverains
de ce pays, ayant quitté sa femme qui vit dans sa famille aux environs de Moulins.
De cette union il existait un jeune enfant5 de 8 ans que j’ai vu
périr de la même maladie que Mde sa grand-mère 3 jours après elle ; un autre
plus âgé était mort quelques années avant.
Mde de La Maisonfort fut dans le 1er
moment atterrée de cette double perte ; elle vivait avec cette fille si chérie
dans la plus douce intimité , et de ce jeune sur qui reposaient toutes leurs
espérances d’avenir, qui cimentait leurs liens mutuels ; mais les soins empressés
de son neveu , Mr de Pons , de son fils , Mr le marquis de La Maisonfort6,
qui quitta à la 1ère nouvelle de la maladie de Mde sa sœur sa résidence
de Chartres où il commande en sa qualité de Maréchal de camp le département
d’Eure-et-Loir , et ceux de Mr le docteur Mathieu parvinrent à remettre un peu
de calme dans cette âme cruellement îoissée. J’ai reconnu dans cette noble
dame une résignation , une force de caractère admirable, une mémoire prodigieuse
et une conservation des plus intéressantes : je n’ai eu qu’à me louer de ses
procédés, de ses attentions pendant les 10 jours que j’ai passé dans son château.
Au milieu des lugubres cérémonies qui se succédèrent, qu’il me soit permis de
consigner ici quelques unes de mes remarques sur cette résidence. Le château
de Beffes appartenant à la famille de La Maisonfort depuis un temps immémorial,
fut érigé en marquisat en faveur d’un baron de cette maison qui fut à la Terre
Sainte sous Saint Louis: la terre était beaucoup plus considérable qu’elle n’est
aujourd’hui, le possesseur actuel ayant été obligé d’en aliéner une grande partie
pour faire face aux dépenses de l’émigration et de l’ambassade du dernier marquis.
Ce château est sur une élévation, ayant sa façade principale sur des prairies
aboutissantes au canal du Berry, projetant sa vue sur la Loire qui en est éloignée
d’une lieue seulement : la position est pittoresque, l’avenue plantée de fort
beaux noyers, les jardins bien tenus, des bosquets, des kiosques, une petite
île adroitement ménagée, des bois avec promenades doivent rendre cette habitation
fort agréable dans la belle saison ; je n’oublierai pas de mentionner des vignes
attenantes au château qui m’ont prouvé le plaisir de manger tous les matins
les plus beaux et les meilleurs raisins que j’ai vus ; je ne me serais pas figuré
qu’on put dans un pays qui ne tient pas aux vignobles en rencontrer d’aussi
parfaits ; les îuits et les melons y sont également bons.
1 Château de Beffes,
Cher. Presqu’entièrement rebâti en 1856 pour Paul Servois.
2 Louise, dite
Sarah Dubois des Cours de La Maisonfort, décédée le 4 septembre 1842, à Beffes.
3 Adrien de Prou.
4 Adrien Rossignol
de Prou. Officier de cavalerie. Déclaré habitant Hagueneau, B.-R., en 1842.
Epousa Marie Amélie Guntz.
5 Adrien de Prou.
Décédé le 7 septembre 1842 à Beffes, Cher.
6 Antoine François
Philippe Dubois des Cours, marquis de La Maisonfort.
11 janvier 1843
Lorsque Mr le marquis de La Maisonfort eut remplacé
Mr de Pons dans les soins qu’exigeaient la position et la santé de Madame sa
mère, ce dernier pressé de retourner chez lui me prévint que nous allions partir,
et nous arrivâmes peu d’instants après à Berthun, nom de la terre où je devais
dorénavant remplir mes fonctions. Je fus, je l’avouerai, peu émerveillé de l’aspect
du pays ; j’aperçus des villages clair-semés dont les maisons couvertes en chaume
n’annonçaient pas une grande aisance parmi les habitants, des chaumières isolées
placées au milieu et sur les lisières des bois, quelques étangs, enfin une population
peu avenante au 1er abord. J’ai reconnu après quelques mois de séjour
dans cette contrée que mes 1ères impressions étaient exactes.
Berthun fait partie de la commune de Patinges1,
arrondissement de la Guerche, département du Cher : le chemin vicinal aboutissant
à la grande route de Nevers à Bourges passe devant les murs de la propriété
; la distance à la 1ère de ces villes est de 4 lieues et de 13 à
la dernière. Ce pays se compose de bois en très grande partie, de prairies et
de quelques terres seiglières. Mr de Pons devenu depuis le décès de Monsieur
son père arrivé il y a environ 8 mois, propriétaire par un arrangement de famille
de cette terre de Berthun dont il était fermier depuis 10 ans, en a entièrement
dénaturé les produits : il a converti en prairies naturelles et artificielles
la presque totalité des champs et en a réservé une très minime partie pour la
culture du seigle et de l’avoine. Tous ses fourrages se consomment chez lui
pour l’alimentation de 60 individus de la race chevaline, et autant de la bovine
dont il vend chaque année les élèves. Il a dans les 2 espèces des animaux de
haut prix, entr’autres 2 taureaux anglais pur sang, quelques jeunes de cette
même race très beaux. Il a encore un troupeau de 500 moutons dont il a l’envie
de se défaire, ne trouvant aucun avantage dans cette spéculation.
Cette terre possède quelques mines de fer :
Mr de Pons les fait exploiter et en livre les produits à l’établissement du
Creusot qui les reçoit au bord de la Loire près de Fourchambault.
Les bois seraient d’un grand produit, mais ils
sont à bas prix ; la corde s’y vend 18 f.
Il y avait jadis dans cette propriété plusieurs
étangs, on en a comblés quelques uns, mais il en reste encore beaucoup, ce qui,
avec les canaux et le voisinage de la Loire, rend le climat humide, j’oserai
dire malsain. Les personnes sujettes aux douleurs rhumatismales ne doivent que
difficilement se faire à cette température ; j’en parle par expérience ; car
depuis que j’habite cette contrée, non seulement mes douleurs que je n’avais
pas ressenties il y a longtemps ont reparu, mais qui pis est, j’ai eu des attaques
de goutte au gros orteil du pied droit. Pour me consoler on me dit que c’est
un brevet de longévité ; est-ce un avantage ? Enfin soumis et résigné aux volontés
de la providence, je ne me permettrai pas le moindre murmure ; mais il me sera
bien, je pense, loisible de chercher un climat moins contraire à ma santé. Ah!
mon cher pays ; rives délicieuses de la Saône où êtes-vous ? J’ai voyagé beaucoup
en France, quelque peu en Allemagne et en Suisse, mais (à part toute préférence
pour le sol natal) je ne connais rien de plus varié, de plus pittoresque, de
plus enchanteur que la route sur cette belle rivière de Lyon à Chalon sur Saône.
Pour peu qu’il plaise à Dieu de m’accorder encore quelques mois d’existence,
j’espère bien aller me fixer sinon dans le lieu de ma naissance, au moins dans
une petite ville ou un village aux environs. Là, avec mon très modeste revenu,
je passerai mes derniers jours avec tranquillité, jouissant enfin après une
vie orageuse, de cette indépendance qui fut toujours le plus ardent de mes souhaits.
La lecture, quelques correspondances avec mes enfants et des amis, des promenades
variées autant que possible, c’est ainsi que je compte employer mes journées.
Mais une partie sera consacrée à remplir mes devoirs de chrétien ; si jusqu’ici
je m’en suis écarté, j’y reviens Franchement et je dois avouer que dès le moment
où j’ai commencé à m’en occuper sérieusement, j’en ai reçu une grande consolation.
Je n’ai jamais été, j’ose l’affirmer, hypocrite en religion ni en politique
; si je n’ai pas dans l’une comme dans l’autre, suivi avec zèle les principes
sur lesquels elles sont fondées, on ne m’accusera pas de duplicité ; aujourd’hui
je ne démentirai pas mon passé. Franchement chrétien, je crois tout ce qu’on
m’a appris dans ma jeunesse ; je professe pour ma religion, celle de mes pères
le plus profond respect ; je me conformerai de mon mieux à ses préceptes et
j’espère que Dieu dans sa miséricorde daignera me recevoir en grâce à ma dernière
heure.
Quant à la politique, je n’y ai jamais joué
qu’un rôle subalterne, mais aujourd’hui, vieillard septuagénaire à peu près,
je n’ai plus à m’en occuper que pour suivre avec un vif intérêt les événements
dont le monde est gros, je le pense. Mes idées en fait de gouvernement ont pu
et dû se modifier, mais mon opinion personnelle est que celui qu’on appelle
monarchique constitutionnel est le seul qui convienne aujourd’hui à la France.
On peut désirer plus de sincérité, moins d’égoïsme, surtout moins de passion
pour les places et pour l’or, et une attitude convenable envers les puissances
qui voudraient dominer la France ou la faire descendre du haut rang qui lui
est assigné en Europe. Je suis Français de cœur et d’âme, mon sang bouillonne
à la seule idée d’une invasion comme celles de 1814 et 1815, et tout vieux que
je suis, si pareille appréhension renaissait, qu’on me donne une épée, je la
ferai encore servir à défendre ma patrie contre tous ceux qui prétendraient
l’envahir ou la démembrer. J’abandonne à l’intrigue et à l’esprit de parti toutes
les dissidences d’opinion sur le souverain auquel ils peuvent donner la préférence
; à mon âge et surtout quand on a vu la Révolution Française depuis son début,
qu’on en a subi les conséquences, on ne désire rien autre que le statu quo,
malgré toutes ses imperfections. Il faut, je crois, être dépourvu de sens pour
appeler de ses vœux un changement de gouvernement quelconque et vouloir encore
se lancer dans les révolutions. Qu’y gagne une nation ? Des perturbations afîeuses,
de sanglantes proscriptions pour revenir enfin au point dont on est parti :
jouissons du bienfait que nous assurent nos institutions et attendons du temps
leur consolidation et leur amélioration.
Toujours des digressions me dira mon lecteur
ou ma lectrice ; eh! que voulez-vous ? Les vieillards aiment quelques fois à
parler d’eux, et dans un livre de souvenirs n’est-on pas excusable de se personnifier
et de mettre à nu ses impressions ? Mais je reprends ma narration jusqu’à ce
que la matière me fournisse encore quelqu’occasion de hasarder de nouvelles
excursions hors de mon sujet.
On s’attend peut-être à trouver ici quelques
détails sur les occupations qui me sont dévolues ; eh bien! il n’en sera rien
; que pourraient-elles ofîir d’intéressant ? Disons quelques mots des moeurs
des habitants de ce pays.
1 Prit le nom
de Torteron par décret du 3 mars 1876.
14 janvier 1843
Je m’étais figuré qu’une contrée éloignée du
contact des grandes villes, devait être habitée par des gens laborieux, simples
et bons ; il n’en est rien ; je dois convenir que je n’ai encore nulle part
trouvé autant de défauts contraires. La classe des propriétaires est peu éclairée
en général, n’admettant qu’avec peine les améliorations qu’a consacrées le temps
et l’expérience : il y a chez eux non de la Franchise, mais de la rudesse ;
celle des cultivateurs est sous tous les rapports on ne peut plus arriérée :
leur caractère est violent, impertinent avec réflexion, cherchant à secouer
le joug de la domesticité, mais avec de l’énergie on dompte facilement ces âmes
faibles et craintives, j’en ai fait l’expérience. Il y a parmi les femmes quelques
vestiges de religion et d’exactitude à remplir les devoirs qu’elle impose ;
mais les hommes presqu’en totalité se font gloire de s’en affranchir. L’ivrognerie,
le penchant au larcin sont les vices dominants ; voilà pour le moral. Quant
au physique, il est loin de compenser et de racheter les ombres du tableau :
les femmes en général sont laides, sans grâces, sans le moindre soin d’elles-mêmes
; je puis sans les dénigrer en dire autant des hommes. Avide comme partout aujourd’hui,
le paysan ne rêve qu’à ce qui pourra lui procurer un lucre quelconque ; encore
si c’était pour assurer son avenir ou celui de sa famille, l’intention serait
peut-être louable, mais il n’en est rien ; dès le 1er jour de la
semaine jusqu’au dernier il ne songe qu’à celui du dimanche qu’il passera tout
entier à boire et à se divertir ; et il ne s’occupe nullement du bien-être de
son intérieur. Dans les hautes classes, il y a des moeurs plus régulières sans
contredit, l’éducation les a corrigées, mais on trouve généralement cette marque,
cette hauteur, cette manie de vouloir imposer ses opinions et de ne soufîir
aucune contradiction qu’on a de tout temps reprochées à la noblesse. Je ne dirai
rien de ses prétentions politiques, chacun a les siennes dans cette France qu’on
dit si éclairée, mais qui vue de près est encore dans les ténèbres sur cette
question. Je ne m’étendrai pas davantage sur cette matière qui prête cependant
considérablement. Je n’ai certes pas la prétention de vouloir régenter mon siècle,
mais si je voulais m’en mêler, que d’absurdités, que de pensées méchantes et
erronées je dévoilerais! ! !
Dans le département du Cher il y a comme dans
tous les autres des familles qui ont acquis par leur position financière ou
par leurs talents une influence irrésistible ; ils disposent en véritables souverains
des votes, des places, des dignités ; nul n’a le droit d’y prétendre s’il n’est
de leurs proches ou de leur coterie politique ; ils ont envahi toutes les avenues
du pouvoir, et depuis le conseiller départemental jusqu’au garde-champêtre ils
font et déplacent tout. Dans l’arrondissement de La Guerche dont dépend la commune
de Patinges, cette combinaison est poussée à l’extrême : j’en ai vu un exemple
récent dans les dernières nominations des conseillers de département et d’arrondissement
; un homme très capable a été évincé parce qu’il n’avait pas la sanction de
la famille qui dirige tout et qui accapare les postes même les plus infimes
: je ne la désignerai pas, elle est connue.
1er mai 1843
J’ai peu parlé dans le cours de ma narration
des événements politiques par plusieurs raisons ; la plus prépondérante c’est
que la très faible part que j’y ai prise dans mon humble sphère ne m’a que rarement
mis en rapport avec les hauts fonctionnaires ; que l’âge a singulièrement modifié
mes opinions ; que ces principes de liberté dont on avait dans les collèges
nourri ma jeune et impressionnable imagination, que la révolution de 89 avait
fortifiée, me paraissent aujourd’hui peu propres à rendre la France heureuse.
Les Français ont un caractère mobile : lancez-les dans les hyperboles, vous
ne pourrez plus les arrêter ; je suis donc sincèrement convaincu qu’il nous
faut un gouvernement monarchique fortement constitué, un souverain qui joigne
aux qualités qu’on a droit d’attendre de lui, une fermeté inébranlable, qui
maintienne l’obéissance aux lois, qui réprime les factieux et punisse les dilapideurs
de la fortune publique dans quelque rang de la société qu’ils se trouvent. Le
malheur de notre siècle c’est l’égoïsme et cette îénétique passion de l’argent
: faut-il le dire Franchement ? Depuis le prolétaire le plus insignifiant jusqu’au
chef de l’Etat, tous sont possédés de l’ignoble amour de l’or, auri sacra fames
; chacun vise à obtenir des places lucratives sans le moindre talent pour les
remplir, et lorsqu’ils sont parvenus à leur but, leur plus noble ambition est
de se conserver dans ces emplois.
Si je voulais faire ici l’énumération de tous
ceux qui ont brigué et obtenu les hauts postes administratifs ou judiciaires,
que de nullités, que d’intrigues à stigmatiser! Mais je me contenterai de dire
que dans le nombre immense de ministres qui se sont succédés depuis 50 ans on
aurait de la peine à en citer 2 capables et désintéressés, uniquement occupés
du bonheur et de la gloire de leur patrie : les Sully et les Colbert sont si
rares! Je sais que l’esprit de parti prône ses coryphées, que sous l’Empire
tels et tels ont joui de quelque célébrité, que sous la Restauration on a porté
aux nues Mr de Villèle qui n’eut d’autre mérite que de grever le trésor public
du milliard accordé à l’émigration ; en vain objectera-t-on que cette grande
mesure avait un but éminemment politique, celui de consacrer le droit de propriété,
de le mettre à l’abri des révolutions ; en cela il y avait un fonds d’équité
incontestable, mais n’y avait-il donc pas d’autres injustices à réparer ; et
ceux qui n’avaient jamais porté les armes contre leur patrie n’avaient-ils pas
droit à quelqu’indemnité ? Aujourd’hui que les passions sont un peu amorties,
que la postérité est là pour juger quelques uns de ceux qui ont pris part au
gouvernement, lequel de ces grands hommes d’Etat a laissé un nom honorable,
de glorieux souvenirs ? Hélas! Hélas!
Quelle a été la vraie et la 1ère
cause de la sortie de France en 1814 de Louis XVIII, de l’exil de Charles X
en 1830 ? Le mauvais choix de leurs ministres ; qu’était-ce que Mr de Blacas,
de Montesquiou, de Decaze, etc., etc. Sous le 1er, le prince de Polignac
et ses collègues, surtout ce Mr de Bourmont ? Ce dernier qui, en 1815, à la
veille de Waterloo investi, sous la responsabilité d’un digne général, d’un
commandement que le grand Empereur hésitait à lui confier, passa à l’ennemi,
vendit le sang Français qu’il devait défendre, et vous, souverain, vous n’eûtes
pas honte de mettre à la tête de l’armée celui qui l’avait trahi ? Ah! je déplore
votre malheur, mais ne l’aviez-vous pas mérité par ce choix et par votre consentement
à la violation du pacte en vertu duquel vous régniez ? Mais laissons là ces
souverains ; ils sont trop pénibles ! ! !
2 mai 1843
Aujourd’hui la France respire de toutes ces
agitations sous le gouvernement d’un prince dont les ennemis eux-mêmes ne peuvent
contester les lumières et la haute capacité, mais disons-le Franchement, tient-il
les promesses qu’il a faites à son avènement ? Se rappelle-t-il l’origine de
son pouvoir ? Je ne discuterai pas ici ses droits à la couronne, je me contente
de dire que, placé sur le trône par la force des circonstances, en vertu d’un
pacte qui le lie, sa tendance continuelle est de chercher à s’affranchir des
liens unis à son autorité : il a accepté le pouvoir constitutionnel, il doit
régner en vertu de la Charte et sans être grand prophète, j’ose prédire que
dès le moment qu’il aura convaincu la nation qu’il suit les errements qui ont
précipité la branche aînée, il mettra sa dynastie dans les mêmes embarras. Je
conviens que la couronne dans les états représentatifs ofîe des chances périlleuses
quand celui qui la porte cède aux suggestions des courtisans, aux vains prestiges
d’une autorité sans contrôle, mais c’est à ces conditions qu’il faut se résigner
à régner, ou abdiquer, ou courir les chances d’une nouvelle révolution ; ce
sont là des vérités palpables, incontestables dans l’état actuel de la société.
J’ai dans le cours de ma vie eu comme militaire
de difficiles moments, j’aurais pu faire le mal ; je rends grâce à Dieu de n’en
avoir pas même eu la pensée ; ma conscience ne me reproche aucune injustice
vis-à-vis de qui que ce soit ; j’en atteste l’honneur qui fut et sera toujours
mon guide, qu’à mon âge on ne peut méconnaître. De violentes passions agitèrent
mon imagination ardente, j’y cédai avec un entraînement irréfléchi, mais dans
les mouvements impétueux de mon âme et d’un tempérament de feu, je ne sache
pas avoir commis aucun procédé bien blâmable. Dans le cours de quelques intrigues
galantes, une seule femme, je l’ai dit, eut à se plaindre de moi, mais hors
cela, celles que j’ai eu le bonheur de connaître n’ont, je le dit hautement,
aucun droit de m’accuser de manque d’égards et de loyauté. Ma digne femme n’a
pas été aussi heureuse qu’elle le méritait, la fougue de la jeunesse me rendit
quelques fois coupable envers elle, mais je lui ai toujours voué la tendresse
que ses vertus et son amour pour nos enfants devaient m’inspirer ; Hélas! si
je l’eusse conservée, que de maux j’aurais évités ; les adversités de 30 ans
peuvent expier mes torts, j’ose l’espérer.
4 mai 1843
Dévoilerai-je les autres vices de notre société
? Ah! je ne m’en sens guère le courage ; l’égoïsme et la soif des richesses
sont graves, mais celui qui, à mon sens, les surpasse c’est l’incrédulité en
matière de religion. Sans être grand moraliste, je crois connaître assez le
coeur humain pour affirmer sans crainte d’être démenti par les personnes sages
et expérimentées, que chez un peuple où la religion loin d’être en honneur est
l’objet des critiques et des railleries de ceux qui ne la connaissent point,
le pouvoir est sans force, sans avenir. Au moindre mécontentement des partis,
à la moindre occasion qui se présente de secouer le joug si nécessaire des lois,
vous devez vous attendre à quelque perturbation. Les intriguants de toutes les
coteries sont à l’affût des événements qui peuvent faire triompher leur opinion,
leurs espérances, ils y poussent par tous les moyens leurs adhérents et ce qu’il
y a de plus vil dans la société. Etonnez-vous à présent des craintes continuelles
des gouvernants, de leur tendance à des mesures acerbes, injustes ? Hélas! le
soin de leur conservation est leur excuse. Quand dans l’ancien ordre des choses,
sous nos rois, il arrivait dans quelques provinces des émeutes, des coalitions,
elles étaient promptement étouffées et ne dégénéraient jamais en bouleversement
général, en changement de gouvernement ou même de dynastie ; la magistrature
était respectée, les ordres de l’Etat estimés jouissaient auprès du peuple de
la juste influence des vertus qui étaient leur apanage, la force publique était
essentiellement obéissante ; aujourd’hui convenons-en, il en est tout autrement.
Et puis quel était outre les lois et leur juste et sévère application, le grand
îein qui agissait sur la populace, la crainte salutaire des peines de l’autre
vie ; la religion n’aurait-elle que ce mérite (ce que certes je rougirais de
soutenir), c’était un motif pour les innombrables gouvernements que nous avons
vus de succéder en France pour en conserver les principes, pour en honorer et
faire respecter les dogmes. Mais une fois cette crainte salutaire anéantie,
quel moyen vous reste-t-il de comprimer les révolutions, les crimes ? La police
correctionnelle, les cours d’assise et les échafauds direz-vous ? Je le nie
et j’ai pour moi l’expérience ; que d’infâmes scélérats n’avons-nous pas vus
se jouer de tous ces moyens de répression, narguer l’autorité lorsqu’ils ont
la certitude de leur condamnation, et au moment même de leur exécution ? Que
de douloureuses réflexions à faire sur cet état de la société ; et à qui la
faute ? Rois, Directeurs, Consuls, Empereur, je vous en accuse tous, tous vous
êtes coupables! ! !
6 mai 1843
Mais où m’emporte mon zèle pour le bonheur de
mon pays! A quoi bon cette diatribe contre les gouvernants et les gouvernés!
Aurais-je donc le mérite de vouloir les régenter, les faire changer de système
? Hélas! ma faible voix est impuissante, je ne le sens que trop! Beaucoup me
regarderont comme un vieillard morose, dénigrant son siècle, ayant la prétention
de vouloir lui faire partager ce qu’ils appellent ses utopies et me regardant
comme un échappé de Charenton, se riront de mes plaintes et de mes observations
; abandonnons donc cette matière, elle est trop ardue.
12 mai 1843
Je dois, malgré la répugnance à relater ce qui
m’est personnel, mentionner ici les démarches que j’ai faites pour obtenir la
décoration de l’ordre royal de la Légion d’Honneur.
J’avouerai Franchement qu’un des regrets que
j’ai éprouvés quelques années après ma démission donnée, fut en voyant les armes
d’honneur d’abord accordées, puis ensuite la création de la Légion d’Honneur
par l’Empereur1, que si je n’avais pas renoncé à la carrière militaire
que j’avais embrassée bien jeune, je pouvais espérer la faveur de cette insigne
récompense. Dans les différentes époques où la présence de l’ennemi sur le territoire
Français me remit les armes à la main, je dirai tout aussi sincèrement que ma
haine pour l’étranger armé venant imposer des lois à la France, me fit sans
autre arrière-pensée voler à la défense de mon pays ; mais depuis 30 ans que
j’ai vu prodiguer la décoration, que j’ai appris que tous mes îères d’armes
dans la ligne, que plusieurs de mes compatriotes de la garde nationale qui,
j’ose le dire sans orgueil, n’ont pas fait plus que moi, avaient été décorés,
alors aussi l’ambition de posséder ce ruban précieux s’est emparée de moi. Je
sais bien que tous les gouvernements du monde sont ingrats, qu’ils ne récompensent
que les services qu’ils espèrent et non ceux rendus, mais n’importe, ma simplicité
me portait à penser que puisque Messieurs tels et tels que je pourrais nommer,
étaient décorés, je pouvais l’être aussi bien qu’eux ; je fis donc ma demande,
et par l’entremise de Mr Teste, ministre des Travaux Publics, je l’adressai
à Mr le maréchal Soult, ministre de la Guerre, en avril 1842. Mr Teste que j’avais
connu en 1815 à Lyon lorsqu’il était préfet de Police et chef de bataillon de
la garde nationale, dans une audience qu’il m’accorda, voulut bien me dire que
personne mieux que lui n’appréciait mes justes prétentions, qu’il se ferait
un plaisir de les faire valoir à Mr le duc de Dalmatie ; mais celui-ci lui répondit
que les demandes, surtout pour l’armée d’Algérie, étaient si considérables que
le moment n’était pas opportun :
-Cette armée, me dit en me reconduisant Mr Teste,
nous dévore.
Je ne me rebutai pas de ce refus, je m’adressai
à plusieurs personnes haut placées pour leur demander leur intervention auprès
de S.M. ; enfin, voyant que mes démarches n’avaient aucun résultat, je pris
le parti d’écrire au Roi le 23 avril 1843 dernier : il daigna me faire
répondre par Mr le chef de son secrétariat que ma requête avait été renvoyée
à Mr le Grand Chancelier de la Légion d’honneur. Quelques jours après Mr le
Maréchal comte Gérard m’écrivit qu’il avait reçu ma répétition à S.M., 3
avril 1843, mais que pour statuer il fallait connaître les pièces sur lesquelles
elle était fondée ; je lui transmis immédiatement, 6 avril 1843, sous
le couvert de Mr le ministre de la Guerre, mes états de service.
J’avais osé espérer que la vérification de ces
titres déciderait ma promotion et j’attendais avec impatience celle qui a lieu
ordinairement au 1er mai pour la fête du Roi. Il y a eu, les journaux
en ont fait mention, une prodigieuse émission de brevets, mais pour Jean François
Noël néant : il est vrai que je ne suis qu’un pauvre et vieux militaire, sans
influence dans la société, que les services qu’on peut encore attendre de moi
sont bien peu de chose ; mais encore est-ce que 12 campagnes de guerre, mon
empressement à demander des services lors des 2 invasions, les sacrifices pécuniaires
qu’elles m’ont imposées, les tribulations qu’elles m’on suscitées sont au-dessus
de la noble récompense que je demande ? Ah! certes si j’étais éligible, ou au
moins électeur, et électeur influent, je n’aurais pas essuyé de refus ; que
j’en connais qui n’ont d’autre mérite que celui d’avoir contribué à la nomination
de députés ministériels! Mais ne nous laissons pas emporter par le ressentiment,
attendons tout du temps et de la justice du Roi ou des dépositaires de son autorité.
En résumé, je viens tout récemment d’adresser
au Roi une 2de lettre, 7 mai 1843, dans laquelle je le prie
de me permettre d’espérer que ma nomination n’est qu’ajournée et de la lui rappeler
dans l’occasion. J’attendrai donc le moment opportun et ne négligerai aucune
démarche qui me paraîtra convenable pour arriver à mon but.
1 Loi du 29 floréal
an 10.
13 mai 1843
Je vais reprendre la suite de mes souvenirs
en prévenant toutes fois mon lecteur que je me permettrai plus d’une fois des
digressions et des détails de mes faits et gestes lorsque l’idée de me lancer
dans les 1res m’arrivera, et si ma mémoire me rappelle quelques incidents
qui m’aient échappé.
Dans les derniers jours d’avril je fis part
à mes enfants de Paris et à ma belle-fille de mon projet de me retirer dans
une petite ville du département de l’Ain, Neuville les Dames, où je trouvais
une pension dont le prix peu élevé me permettait de penser que mon modeste revenu
couvrirait toutes mes dépenses. Ma fille me répondit que dans ce moment, gênés
comme ils l’étaient, elle et son mari, ils ne pourraient prendre l’engagement
de remplir les stipulations convenues entre nous ; je leur répondis sans aigreur
que j’étais loin de vouloir être un fardeau pour eux et que je m’arrangerais
toujours de manière à ne pas nuire à leurs intérêts, qu’au surplus, comme ils
me faisaient espérer que je les verrais dans le courant d’août prochain, nous
causerions alors de nouveau de mon projet et des moyens d’exécution.
Ma belle-fille, avec ce petit ton doctoral que
ses fonctions peuvent faire excuser jusqu’à un certain point, me répondit qu’elle
ne partageait nullement mes idées sur le changement de position que je projetais,
etc., etc. Je lui ai observé dans ma dernière lettre que ma résolution était
à peu près fixée et que je persistais à ajourner à l’automne prochain mon départ
pour le département de l’Ain.
Mais de mûres réflexions ont un peu modifié
ma 1re décision, et pour tenir ma promesse à mes enfants de ne leur
occasionner aucun surcroît d’embarras, je me suis arrêté à une nouvelle disposition.
J’ai donc écrit à plusieurs amis pour me procurer à Lyon une place dans quelque
maison de commerce ou dans une entreprise de messageries dont je connais un
des administrateurs, Mr Oudet, soit enfin au Mont-de-Piété où, à diverses
époques j’ai fait des démarches pour être colloqué. J’attends avec quelqu’impatience
le résultat de ces demandes et je suis bien résolu à accepter l’une de ces places
qui pourra m’être proposée. Je crois devoir compter quelque peu sur l’empressement
de l’administrateur des messageries, attendu que je suis son débiteur et que
je le préviens que mon envie bien sincère de me libérer envers lui est un des
motifs qui me met dans le cas de recourir à ses bons offices. Malgré son désintéressement
dont j’ai des preuves par devers moi, je crois que la rentrée dans son capital
le portera à m’obliger dans cette circonstance ; je le désire beaucoup pour
lui et plus encore pour ma satisfaction particulière