LES BOTTIERS ET CORDONNIERS
(D'après un texte paru en 1879)
Les bottiers et les cordonniers appartenaient
à la même corporation. Ils avaient le droit de faire et vendre des
souliers, bottes, bottines, etc. L'histoire de la chaussure est
presque aussi vieille que celle du monde, et pendant le cours des
siècles les formes des souliers et des bottes ont, comme chacun
le sait, varié à l'infini.
Citons les chaussures à la poulaine,
à pointes si longues qu'on les rattachait aux genoux ; les patins,
les souliers à crevés, à bouffettes ornées de perles, de grains
d'or et de touffes de rubans telles qu'on les porta sous Louis XIV
et sous Louis XV ; les souliers à talons rouges réservés à la noblesse
; les souliers à boucles, etc.
Les bottes, dont l'usage se généralisa
lorsque l'armure fut abandonnée, prirent, elles aussi, les formes
et les noms les plus divers : bottes à chaudron, à la houssarde,
à l'anglaise, etc. Par suite de son usage de plus en plus répandu,
la botte devint un des termes de comparaison les plus îéquents
; il suffit de mentionner les locutions : Haut
comme ma botte ; A propos de bottes
; Y laisser ses bottes ;
Mettre du foin dans ses bottes ;
S'en soucier comme de ses vieilles bottes
; etc.
A Venise, au seizième siècle, il y
eut un ordre de la Botte, de même qu'il y a en Angleterre l'ordre
du Bain. Chacun connaît l'usage que Bassompierre fit un jour de
sa botte, en y buvant
Un bottier-cordonnier
du XVIIe siècle.
Dessin de Sellier, d'après Abraham Bosse |
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ce qu'on peut bien nommer cette fois le coup de l'étrier. L'absolutisme
royal parut même un jour s'incarner dans une paire de bottes : ce
fut en bottes de chasse et le fouet à la main que Louis XIV vint
signifier ses volontés au Parlement de Paris. Le soulier eut toujours
quelque chose de plus pacifique et de plus mondain.
C'étaient de véritables chefs-d'oeuvre
que les souliers qui étaient portés à la cour de France sous l'ancienne
monarchie. Aussi vit-on Louis XIV honorer le mérite de la corporation
des cordonniers dans la personne du sieur Lestage, établi à Bordeaux
à l'enseigne du Loup botté, et qui fut à la fois un poète
habile et un cordonnier renommé. Louis XIV le nomma cordonnier royal
et lui donna des armes parlantes : d'azur à la
botte d'or, couronnée de même, avec une fleur de lys de chaque côté.
Ces chaussures si élégantes avaient
pourtant certains défauts, elles étaient souvent peu commodes. Ce
n'était pas sans raison, par exemple, qu'au XVIIIe siècle
les chaussures de femmes inspiraient les réflexions suivantes :
« Les divers mouvements des os du pied, qui donnent
tant de facilité pour la marche et que l'on voit très libres dans
l'état naturel, se perdent d'ordinaire par la mauvaise manière de
chausser les pieds. La chaussure haute des femmes change tout à
fait la conformation naturelle des os, rend leurs pieds cambrés,
voûtés et incapables de s'aplatir : elle leur ôte la facilité de
la marche ; elles ont de la peine à marcher longtemps, même par
un chemin uni, surtout à marcher vite, étant obligées alors de se
balancer à peu près comme les canards, ou de tenir les genoux plus
ou moins pliés ou soulevés, pour ne pas heurter des talons de leur
chaussure contre terre. Les souliers trop étroits ou trop courts,
chaussures si fort à la mode chez les femmes, les blessant souvent,
il arrive que, pour modérer la douleur elles se jettent les unes
en devant, les autres en arrière, les unes sur un côté, les autres
sur l'autre, ce qui non seulement préjudicie à leur taille et à
la grâce de leur démarche, mais leur cause des cors qui ne guérissent
jamais. »
Les cordonniers formèrent de tout temps,
par suite de l'utilité générale de leur profession, une corporation
nombreuse et puissante. Elle comptait à Paris, vers la fin du dix-huitième
siècle, plus de 1800 maîtres. Elle avait à sa tête un syndic, un
doyen, et deux maîtres des maîtres ; elle était encore gouvernée
par deux jurés de cuir tanné, appelés aussi jurés du marteau,
deux jurés de la chambre, quatre jurés de la visitation royale,
et douze petits jurés. Il y avait encore trois lotisseurs, trois
gardes de la halle, et un clerc. Le syndic, qui était le chef suprême
de la communauté, était élu annuellement et n'était qu'une seule
fois rééligible. Les maîtres des maîtres et les jurés restaient
deux ans en charge, mais ils étaient réélus par moitié chaque année.
Ces élections avaient lieu le lendemain de la Saint-Louis dans la
halle aux cuirs, et en présence du procureur du roi ou de son substitut.
Les gardes de la halle, qui étaient qualifiés prud'hommes, étaient
nommés à vie et étaient tenus de fournir un cautionnement.
Les maîtres cordonniers jouissaient
du droit d'étaler leur marchandise, le mercredi et le samedi, aux
premiers des sept piliers des halles de la tonnellerie, à commencer
par le premier qui était adjacent à la rue Saint-Honoré. Les îipiers
leur ayant intenté un procès à ce sujet, le Parlement intervint,
et, par un arrêt du 7 septembre 1671, maintint les cordonniers dans
la possession de leur droit traditionnel, mais en ordonnant, avec
beaucoup d'équité, qu'aucun maître tenant boutique à Paris ne pourrait
vendre à la halle aucun ouvrage de son métier, et que seuls les
pauvres maîtres non tenant boutique auraient le droit d'étalage,
aux conditions néanmoins qu'ils seraient nommés par la communauté,
que leurs noms y seraient enregistrés ; qu'à chaque pilier il y
aurait deux pauvres maîtres ; qu'ils ne pourraient changer de place
qu'une autre ne fût vacante par mort ou reprise de boutique ; qu'ils
seraient sujets à la visite des jurés de leur communauté ainsi qu'aux
amendes et peines communes aux autres maîtres, en cas de contravention
aux statuts et règlements.
Comme tous les statuts et règlements
des diverses corporations, ceux des cordonniers étaient assez compliqués.
Ils remontaient au temps de Charles VIII (1491), mais ils furent
souvent depuis lors l'objet de notables modifications.
Les cordonniers étaient placés
« sous les conFrairies des glorieux saint Crespin
et saint Crespinien. » Pour être reçu à la maîtrise, il fallait
avoir été apprenti chez les maîtres de la ville et avoir fait publiquement
le chef-d'oeuvre, à l'exception des fils de maître qui n'étaient
pas tenus à des obligations aussi strictes. Au sein de la corporation
des cordonniers comme des autres corporations, il se forma peu à
peu, par suite de cette disposition, une sorte d'aristocratie. Il
en était ainsi non seulement à Paris, mais en province.
Voici un extrait des statuts de la
ville du Mans ; cet extrait indiquera suffisamment le privilège
des fils de maîtres cordonniers : « Et au regard
de la création de ceulx qui voudront estre maistres dudit mestier
; et ce fait feront leur rapport à justice de la suffisance ou insuffisance
du dict compagnon qui aura besongné devant eulx ; et s'il est trouvé
suffisant, il sera créé maistre, en paiant premièrement dix livres
tournois et quatre livres de cire pour le droit de conFrairie, et
leur dîner, etc.
« Quant à la création de la maistrise des enfans
des maistres dudict mestiers, les fils d'iceux maistres nez et procédez
en loyal mariage pourront estre passez maistres sans qu'ils soient
tenus tailler leur chef-d'oeuvre devant les maistres jurez,
et pourront iceulx enfans présenter leur chef-d'oeuvre en affirmant
par serment qu'ils l'auront taillé d'eux-mesmes et sans Fraude ;
et ce faisant, sy ledit chef-d'oeuvre est trouvé suffisant par les
maistres jurez, il sera receu ; et seront les dicts enfans de maistres
créés maistres en paiant premièrement à la conFrayrie quatre livres
de cire, et aux maistres jurez chacun cinq sols tournois (au lieu
de dix livres tournois) et leur disner seullement. »
Le compagnon étranger qui épousait
la veuve ou la fille d'un maître gagnait la Franchise par cinq années
de service et pouvait être admis à l'épreuve du chef-d'oeuvre. Chaque
maître ne pouvait avoir plus d'une boutique dans la ville et les
faubourgs, ni plus d'un apprenti à la fois.
Intérieur d'un
atelier
de cordonnier au XVIIIe siècle |
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Cet apprenti devait rester chez son patron au moins quatre ans.
Tous les maîtres, même les privilégiés, qui vendaient leurs ouvrages
aux marchands des halles, étaient tenus de marquer des deux premières
lettres de leur nom les souliers sur leur quartier en dedans, les
bottes en dedans de la genouillère, et les mules sur la première
semelle du talon.
Les compagnons qui avaient contracté
un engagement avec un maître ne pouvaient le quitter trois semaines
avant les fêtes de Noël, Pâques, Pentecôte et la Toussaint, sans
doute parce que ces époques étaient celles où les cordonniers, alors
comme aujourd'hui, avaient le plus d'ouvrage ; pendant le cours
de l'année, les compagnons devaient prévenir leurs maîtres huit
jours à l'avance qu'ils désiraient les quitter. Un garçon qui quittait
son maître pour s'établir ne pouvait prendre une boutique dans le
quartier qu'il avait quitté.
Telles étaient les principales clauses
des statuts applicables à tous les cordonniers de la capitale, sauf
à une compagnie religieuse de îères cordonniers qui était venue
s'établir à Paris vers le milieu du dix-septième siècle, et qui,
placée sous la protection spéciale du clergé, n'était pas astreinte
aux visites des jurés.
Rapportons l'anecdote relative au peintre
grec Apelle qui, ayant profité des critiques d'un cordonnier au
sujet de la manière dont les personnages de ses tableaux étaient
chaussés, fit à ce cordonnier, qui s' enhardissait jusqu'à lui adresser
des observations au sujet de sa peinture elle-même une réponse qui,
traduite en latin, est devenu proverbiale : Ne
saler ultra calceam (Cordonnier, pas au delà de la chaussure).
Les cordonniers ne suivirent pas toujours ce conseil, et l'on n'a
pas à le regretter. Fox, fondateur des quakers, commença par être
cordonnier. Linné, l'illustre botaniste, fut apprenti cordonnier
; afin de pouvoir s'acheter des livres, il raccommodait les souliers
de ses camarades de l'Université d'Upsal. Le célèbre érudit Balduin
avait été cordonnier à Amiens. Jean-Baptiste Rousseau était le fils
d'un cordonnier et fut lui-même apprenti cordonnier ; il eut la
faiblesse de rougir de sa naissance et prit le nom de Verniettes,
où ses adversaires trouvèrent l'anagramme Tu te renies.
La communauté des cordonniers fournit
même un souverain pontife à la catholicité ; ce fut Jean Pantaléon,
qui, en 1261, fut élu pape sous le nom d'Urbain IV. On rapporte
qu'en mémoire de son origine il décida que la chaire de l'église
de Saint-Urbain à Troyes où il était né, fût, aux grande fêtes,
parée d'un tapis représentant la boutique de son père avec tous
ses instruments.
Dans les diverses villes, les communautés
de cordonniers avaient en général des armoiries ; c'étaient souvent
des armes parlantes. A Douai, par exemple, ils portaient
« d'azur à un compas de cordonnier d'or posé en
pal dans un soulier aussi d'or. » Au Mans,
« d'argent à une botte de sable. » A Grasse,
« de gueules à un couteau à pied d'argent emmanché
d'or posé à dextre, et un tranchet aussi d'argent emmanché d'or
à sénestre, l'un et l'autre en pal. » Ailleurs, comme à Laval,
les armoiries représentaient les patrons de la communauté, saint
Crépin et saint Crépinien. Dans d'autres endroits, à Bapaume, par
exemple, où elles étaient « de sinople à un chef
écartelé d'or et de sable », ces armoiries n'avaient rien
de particulier.
Les communautés avaient aussi leurs
sceaux : ils représentaient, en général, une botte, un soulier,
un soulier la poulaine, etc. Le mot cordonnier s'écrivait autrefois
cordouanier, de cordouan, qui signifiait, dans le
vieux Français, cuir de Cordoue, ville célèbre par ses tanneries.
Les cordonniers eurent souvent des démêlés avec les savetiers, qui
prétendaient former avec eux une seule et même corporation ; mais
presque toujours les savetiers se virent déboutés de cette prétention,
et la communauté des maîtres carreleurs-savetiers demeura distincte
de celle des maîtres cordonniers.
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